Troisième et dernière étape de notre série sur les albums classiques enregistrés à Paris quand émergea la « world music » : Le Voyageur de Papa Wemba.
Papa Wemba qui pose nonchalamment sur les marches d’un pittoresque escalier parisien : ce sera la pochette du disque Le Voyageur, sorti le 12 avril 1992 sur Real World, le label de Peter Gabriel. L’album, annonçant l’arrivée de l’artiste sur la scène internationale et mettant fin à la rumeur zaïroise selon laquelle Wemba serait décédé (alors qu’il n’avait fait que déménager pour l’Europe), est une oeuvre phare de l’époque.
Enregistré à Paris dans les murs du Studio Plus XXX, Le Voyageur est un repère discographique essentiel dans la carrière de Wemba qui fixera à jamais sa signature : le cosmopolitisme congolais d’un homme exceptionnel. Afin de mieux saisir cette étape musicale dans le long voyage de Jules Shungu Wembadio Pene Kikumba (plus connu sous le nom Papa Wemba), il faut se rendre dans sa ville de naissance, Lubefu, alors située au Congo belge.
Né en 1949, onze ans avant que le Congo ne regagne son indépendance, Wemba grandit en écoutant les vocalises de sa mère, « pleureuse » de métier. Et c’est précisément ce style vocal mélancolique qui offrira au fils Jules sa première inspiration musicale, qui jamais plus ne le quittera.
La période de la « belle époque » voit le jeune adulte profiter à plein de la renaissance artistique et culturelle qui accompagne l’indépendance, alors qu’il décide de s’installer à Kinshasa dans les années 1960 – l’épisode est relaté dans le film semi-autobiographique La Vie est Belle (une sorte de version congolaise du The Harder They Come). C’est alors que débute sa formation musicale à proprement parler, auprès des anciens Tabu Ley « Seigneur » Rochereau et Jean Bosco Mwenda wa Bayeke.
Après avoir formé son premier groupe, Zaiko Langa Langa en 1969, Wemba fera partie des fondateurs de Isifi Lokole puis de Yoka Lokole, avant de constituer l’ensemble Viva La Musica en 1979 avec les musiciens du fief de Molokai, d’où il gagnera le vénérable surnom de « Papa ».
Alors posté à l’avant-garde de ce qui allait devenir la troisième génération de musiciens de rumba, Wemba s’offre une pause sabbatique de six années pour, en 1979, rejoindre Rochereau et son groupe parisien, Afrisa International. Peu après, il concoctera en France la deuxième mouture de Viva La Musica, entouré d’une ribambelle de musiciens de studio, qui ensemble allaient former l’équipe de l’album Le Voyageur.
Futé et ambitieux, Wemba maintiendra les deux versions du groupe, l’une en Europe et l’autre au Congo, donnant au disque parisien le caractère lisse et raffiné nécessaire au marketing ciblé pour un public européen.
Désormais signé sur Real World Records, le label de l’ex-Genesis Peter Gabriel, Wemba fera équipe avec Shakara Mutela – de son vrai nom Mutela Kalonga – et les producteurs Sekiji Murata et Richard Moakes pour débuter les sessions qui allaient accoucher des neuf chansons de l’album.
S’ouvrant sur les ambiances salsa de « Maria Valencia », le disque donne à entendre un son montuno, joué ostinato au clavier, soit le parfait groove pour accueillir les mélodies vocales plaintives de Wemba auxquelles répond un solo de trompette tout en moiteur. Et si ce premier morceau ne suffisait pas à convaincre d’emblée de la stature du virtuose Wemba, la vidéo l’accompagnant allait emporter l’adhésion des plus sceptiques, donnant à voir un Papa Wemba aussi élégant qu’un roi dans son vidéo-clip (qu’on s’en souvienne : c’était la grande de MTV et ses clips passant en boucle).
Rappelons que Wemba était alors célébré à domicile comme le roi des Sapeurs, et l’on comprendra l’importance des nombreuses tenues toutes plus élégantes que les autres, que Wemba arbore dans le clip de « Maria Valencia ». En effet, Le Voyageur est un véritable document d’époque sur l’étroite combinaison de la mode et de la musique, et Wemba sera désigné patron-costumier de la communauté des « Sapeurs » (Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes), une sous-culture qui exalte les rues de Kinshasa et Brazzaville avec son goût pour la performance.
Pour Wemba, rien de plus important que de s’habiller avec style, comme il aime à le rappeler en interview : « Être bien coiffé, rasé de près et parfumé avec goût, c’est une habitude sur laquelle j’insiste auprès de la jeunesse. »
Le Voyageur cherchait ainsi à dépasser les Parisiens sur leur propre terrain du style, avec cette lueur pétillante propre à Wemba, que l’on retrouve musicalement sur « Lingo Lingo », chanson traversée de lignes de guitare soukous lumineuses, avant de laisser place à la chanson-titre, dans laquelle la guitare acoustique se substitue à l’électrique.
Sur « Jamais Kolonga », le groupe se laisse aller à un arrangement traditionnel a capella, laissant résonner l’immensité de la voix de Wemba, tout juste accompagnée de percussions frappées sur un pot d’argile et de quelques battements de main, ainsi que des discrets ornements d’un lointain sax soprano. Dévoilant une face moins connue de Wemba, cette chanson prouve combien le son que le Congolais a façonné devait autant à la rumba locale (Jamais Kolonga est un titre de Kabasele), qu’à la musique traditionnelle promue par le président Mobutu Sese Seko au cours de sa politique de « zaïrianisation » – une recherche d’ »authenticité » imposée par le pouvoir pendant la jeunesse de Wemba – dont une des illustrations fut le combat de boxe Mohammed Ali / George Foreman en 1974, surnommé « The Rumble in the Jungle » [« La bagarre dans la jungle »; NdT].
L’ambiance change du tout au tout et passe au mode mineur sur « Matinda », version brûlante de « rumba rock » sur laquelle les synthés et la caisse claire « gated » (une technique de studio consistant à écourter brutalement la réverbération ) situent immanquablement le morceau dans les années 1980/90. Sans compter ses accents reggae, ses expérimentations de claviers et sa guitare soukous, qui font de « Matinda » l’illustration exemplaire du concept de fusion, nouvellement marketée sous le terme de « world music ».
Rare concession aux contraintes commerciales occidentales, les chansons de l’album sont bien plus courtes que si elles étaient jouées à Kinshasa, ce qui permet au Voyageur d’être diffusé assez largement sur les radios. Exception à la règle, « Yoko » et son fabuleux seben (la partie « ambiance » faite pour la danse), démontrant la générosité du leader Wemba quand il s’agit d’offrir à ses (nombreux) musiciens l’espace nécessaire pour briller un instant.
Le soleil se couche avec l’hymne « Zero », où Wemba est rejoint par un chœur féminin dans une conclusion grandiose. Showman jusqu’au bout des ongles, Wemba décédera sur une scène d’Abidjan après un malheureux infarctus en 2016, mettant fin à un périple que la plupart des Occidentaux avaient entamé avec Le Voyageur.
L’album de 1992 est sans nul doute un classique et, à l’instar des disques Immigrés et Soro évoqués précédemment dans nos pages, il représente non seulement une pierre angulaire dans l’oeuvre de Wemba, mais également un album majeur dans l’histoire de la world music, trop souvent réduite à son propre cliché – un phénomène marketing brillamment dénoncé en 1999 par David Byrnes (Talking Heads) dans son fameux édito du New York Times intitulé « I Hate World Music » [« Je déteste la world music »] : « une manière tout sauf subtile de réaffirmer l’hégémonie de la pop culture occidentale » par la ghettoïsation de l’ensemble des musiques « étrangères ».
Alors s’il faut reconnaître qu’une partie de la production du Voyageur n’a pas passé l’épreuve du temps, tout autant que sa catégorisation obsolète, la voix de Papa Wemba n’en est que plus émouvante, désormais qu’il nous a quittés. Cet album fait bel et bien partie de son héritage, et son atmosphère joyeuse définit sans aucun doute un certaine « fin de siècle » parisienne, aux côtés des classiques de ses collègues Youssou N’Dour et Salif Keita.
Le Voyageur, Real World Records.