D’emblée, on peut rendre hommage à Kologo, le disque d’Alostmen, qui détonne dans la production ghanéenne d’aujourd’hui, plutôt connue pour ses sorties afrobeats, dancehall ou drill dont PAM vous rend régulièrement compte. Au centre de ce disque, comme son titre l’indique, le kologo, ce luth traditionnel du nord Ghana dont les Frafras se sont fait une spécialité. Stevo Atambire est l’un d’entre eux, et voilà plusieurs années qu’il se livre à toute sorte d’expériences avec cet instrument rythmique et mélodique, capable d’accompagner celui qui le joue (et qui chante) dans les mariages, les funérailles, et dans les studios d’électro. Car l’instrument aime voyager : et si Guy One ou encore King Ayisoba l’avaient déjà emporté sur les scènes européennes, on peut dire que Stevo Atambire est capable de l’emmener jusque sur la lune. Ce potentiel créatif n’a fait que s’amplifier lorsque Stevo fit la rencontre, presque par hasard, de Wanlov the Kubolor, figure singulière (il est aussi roumain que ghanéen) de l’univers musical qui se déploie à Accra. En solo ou en duo (FOKN BOIS), le rappeur/producteur/réalisateur — reconnaissable à ses jupes — est passé maître dans l’art de sentir les vibrations de la capitale ghanéenne pour les métisser avec toutes sortes de sons, en particulier d’Europe de l’Est. Mais n’anticipons pas.
Quand le joueur de Kologo rencontre l’Afro Gipsy
C’est dans une rue d’Accra que les deux hommes se rencontrent, à l’endroit où chaque soir le jeune musicien frafra retrouve ses sœurs qui vendent du thé et des bananes. Ça tombe bien : ce soir là, Wanlov s’y arrête pour en acheter. À sa seconde visite, Stevo a pensé à prendre son kologo et en le voyant, se met à jouer « Look My Shoe », une des chansons que Wanlov avait enregistrées avec un autre maestro du kologo, King Ayisoba. Il n’en faut pas plus, sur place, pour que les deux commencent une jam : la première d’une longue série promise à un bel avenir. Qui commence par Afro-Gipsy, un groupe monté par Wanlov qui rassemble des musiciens traditionnels ghanéens — dont bien sûr Stevo au Kologo — et des instrumentistes européens (violon, accordéon) dans une fusion folle des mélodies des Balkans et des rythmes ouest-africains. À ce stade, il faut citer un autre personnage, lui aussi singulier : Percy Yip Tong, producteur mauricien (Kaya, Menwar entre autres…) et stage-trotter incontournable dont le sourire enjaillé a déjà éclairé bien des festivals. Lui qui avait encouragé Wanlov quand Afro-Gipsy n’était encore qu’une idée, se retrouve tour manager pour une de leurs tournées européennes. Et découvre alors Stevo, ainsi que ses comparses ghanéens (le percussionniste Abdenego Sowah Ako, le joueur de Goje (violon à deux cordes) Joseph Ajusiwine, et Aminu Amadu aux talking drums). Fasciné par la manière dont Stevo joue du kologo, et définitivement convaincu en 2016 après un voyage chez lui, dans le nord du Ghana, il accepte de produire son album, et en confie naturellement la réalisation à Wanlov. Le résultat paraît un an plus tard au Ghana, et se vend en ligne sur le site du label Akwaaba Music (avec lequel Stevo avait déjà collaboré). Le groupe prend le nom d’Alostmen en référence aux oubliés, aux gens du commun, à tous ceux qui se sont perdus en chemin. C’est ce disque qui paraît à la fin du mois, dans un nouveau mix, pour l’international sur le célèbre label anglais Strut Records. Maintenant, nous pouvons y entrer.
Des racines ouvertes à tous les chants
D’autant que dès l’ouverture du disque, la chanson « Kologo » annonce la couleur, et rend hommage à l’instrument : « né avant le banjo, né avant la guitare, né avant le Ghana… le kologo c’est la racine ! » chantent en chœur Stevo et Wanlov. Ce dernier revient d’ailleurs dans la chanson sur l’histoire de sa rencontre avec Stevo et son instrument racine, capable de faire pousser toutes sortes de branches et de fleurs. Car dans tous les morceaux, c’est lui qui joue les premiers rôles, fabriquant avec les percussions le groove, de manière comparable à la section rythmique d’un Fela. D’ailleurs, la chanson « Teach Me » rappelle l’univers du Black Président : que ce soit dans les textes (en pidgin english du Ghana) qui brodent sur le fameux adage « tu m’as appris à manger du poisson, mais jamais à pêcher, c’n’est pas bon ça… ». Ce cousinage avec l’afrobeat est encore plus frappant dans l’excellent « Minus Me », où le doyen Gyedu Blay Ambolley est convié, en compagnie de somptueux cuivres. Les invités sont nombreux, et témoignent de la souplesse du kologo — capable de s’adapter et d’accueillir toutes sortes de vocalistes (ceux déjà cités, ou encore son ami d’enfance Yaa Pono, coqueluche du rap ghanéen).
« Nous avons choisi les bons morceaux pour les différents invités et tout s’est mis en place naturellement », explique Stevo. « Nous n’avions besoin d’aucune célébrité, seulement de personnes douées dans leur spécialité. Le point le plus important était qu’ils s’adaptent bien à ce que nous faisions et Wanlov est un très bon arbitre pour en juger. » Et là-dessus, on ne peut que lui donner raison quand on entend le chanteur Medikal rapper sur une lancinante rythmique de godje, ce violon sahélien à deux cordes ici secondé par des claves et un beat puissant joué au tambour kpalango. Le tout, entrecoupé par des breaks de flûtes traditionnelles samplées. « On a mélangé, explique Wanlov the Kubolor, c’est un mix d’approches traditionnelles, de live et de production très actuelle. » Et c’est bien ce respect à la fois des instruments du terroir et de leur esprit, associé aux effets d’auto-tune et autres bricolages électroniques qui donne aussi à la production de ce disque tout son cachet. Un équilibre plutôt parfait dont le kologo de Stevo est le roi, répétitif, mais toujours plein de variations, et où chaque musicien ou chanteur a sa place. « Carry Me Go » est ainsi basé sur une rythmique de kologo dépouillée, légère, laissant la place au pépiement d’une guitare électrique comme au discours du talking drum qui en dit long. De quoi accueillir la voix d’Eli Muzik, chanteur nigérian basé au Ghana, que les chœurs soutiennent à merveille.
Vous l’aurez compris, Kologo est un superbe voyage, roots et actuel, qui rappelle à tous que le patrimoine original (et sans doute inégalé) des traditions musicales africaines demeure trop souvent sous-exploité par les artistes d’aujourd’hui. Alostmen, comme quelques autres sur le continent, démontrent dans la joie que dans les racines, ouvertes à tous les champs, résident les chemins du futur.
Kologo d’Alostmen, sortie le 29 janvier chez Strut Records.