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Keith Jarrett, triste retraite
Keith Jarrett © Daniela Yohannes / ECM Records

Keith Jarrett, triste retraite

Victime d’un double AVC, le pianiste virtuose pourrait ne jamais remonter sur scène où il a écrit sa légende et redéfini l’art de l’improvisation dans le jazz.

À 75 ans, Keith Jarrett a annoncé sa propre « mort musicale ». Fin octobre, dans une déchirante confession au New York Times, le pianiste de légende a révélé au monde que sa vie d’artiste s’était brutalement achevée en 2018, après un double AVC qui l’a privé de sa main gauche et mis un terme à une longue exploration sensorielle du jazz. « En ce moment, je ne me vois pas comme un pianiste. C’est tout ce que je peux dire », lâchait-il, lucide, mais aussi grinçant et ironique. « Tout ce que je peux espérer récupérer de ma main gauche, ce serait éventuellement de pouvoir tenir une tasse. Pas la peine de dire “Ne tirez pas sur le pianiste”, on m’a déjà tiré dessus. » Son absence passera sans doute inaperçue dans les studios d’enregistrement, que Keith Jarrett a depuis longtemps désertés. Mais elle laissera un vide immense dans les salles de concert et les festivals où le pianiste américain a écrit sa légende, repoussé les champs du possible et élevé l’improvisation au rang d’art majeur.

Improvisation majuscule

Si on se souviendra d’Herbie Hancock pour quelques tubes bien calibrés (« Cantaloupe Island », « Watermelon Man »…), Keith Jarrett laissera, lui, à la postérité un concert enregistré à 29 ans dans une petite salle de Cologne un soir d’hiver 1975, sommairement découpé en « Part I » et « Part II » et totalement improvisé. Malgré l’aridité du dispositif — un homme, un piano, un public — et un premier morceau de plus de 26 minutes, « The Köln Concert » a fasciné des millions d’auditeurs en capturant les déambulations d’un virtuose entre jazz, baroque et parfois même country. Une sorte de séance psy devant 1 300 personnes où l’inconscient prend le pouvoir et dicte sa bande-son. « C’est comme si mon corps, ma main gauche savent ce qu’il faut faire. Si je lui dis ce qu’il faut jouer, je vais l’arrêter et je vais l’empêcher de faire quelque chose de bien plus grand que ce que je ne pourrai jamais envisager », analysait en 2014 celui qui a commencé le piano à tois ans et donné son premier récital solo à huit. L’improvisation, disait-il, « c’est comme d’être inondé de propositions qui traversent son corps ».

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De Charles Lloyd à Miles Davis, son libre jeu a fasciné les grands noms du jazz, qui voyaient dans ce pianiste à la coupe afro et au teint mat un des leurs, un frère de son et de sang. « Tu dois forcément être noir », lui a dit le saxophoniste free Ornette Coleman. Ce à quoi Keith Jarrett, dont les deux parents sont tout simplement blancs, répondait : « Je sais, je sais, j’y travaille ». Sur scène, comme en état de transe, on pouvait voir son corps fin et musculeux se soulever, comme possédé par une force supérieure, tandis qu’un chant guttural, quasi mystique, s’échappait de son être pour accompagner ses envolées au piano. « Quand vous avez beaucoup de choses qui vous traversent au point que vous arrivez proche d’une sensation d’étranglement, vous devez émettre une sorte de son. Autrement, vous allez juste mourir », se justifiait Keith Jarrett, souvent interrogé sur ces murmures qui ont pu incommoder les puristes.

Cette relation fusionnelle avec le live, il la cultivera dans de nombreux albums solo, dont le Live in Budapest récemment parut chez son fidèle label ECM, mais également avec deux complices rencontrés en 1983 : le contrebassiste Gary Peacock, disparu en septembre dernier, et le batteur Jack DeJohnette, ancien compagnon de route de Miles Davis. Au sein de leur trio, l’improvisation a toujours été la règle d’or : pas de set list avant de monter sur scène, mais une connaissance intime des standards qui offre un terrain illimité de digressions. Entre leurs mains, « Autumn Leaves », « My Funny Valentine » ou « Someday My Prince Will Come » sont triturés, malaxés et étirés à l’infini pour devenir une matière vierge sur laquelle chacun peut converser avec l’autre. Revisitée par leurs soins, la balade « I Fall in Love Too Easily » devient ainsi en 1995, dans le merveilleux live au Blue Note, un morceau-fleuve de plus de 27 minutes qui semble traverser les âges et les genres pour bâtir une œuvre commune autour d’un seul et même accord de ré mineur. « Il y a une énorme quantité de musique qui n’a jamais été jouée. C’est ça que je cherche, cette musique qui est là quelque part. C’est pour cette raison que je me produis à un concert », explique Keith Jarrett, persuadé que Mozart adorait lui aussi improviser. « On n’a juste jamais eu les enregistrements », souriait ce grand amateur de classique, qui a gravé en studios plusieurs récitals de Bach.

Absolutisme exigeant

Cette quête d’absolu a toutefois son revers. Pour atteindre ce Nirvana musical, Keith Jarrett exige de son public une discipline de fer. Un silence de cathédrale doit être observé pendant les performances du maître, qu’une toux ou un éternuement ne sauraient venir souiller. Sans même parler du flash des appareils photo. En 2007, au festival d’Umbria, en Italie, le pianiste laisse éclater sa colère avant même d’avoir commencé à jouer. « Je ne parle pas italien, mais ceux qui parlent anglais peuvent dire à ces trous du cul avec leurs putains d’appareils photo de les éteindre maintenant », lâche-t-il devant un public incrédule qui croit d’abord à une plaisanterie. « Si nous voyons encore des lumières, je me réserve le droit d’arrêter de jouer et de quitter cette foutue ville », poursuit Jarrett pour mettre les choses au clair. Un autre apôtre du live exigeait lui aussi que son public garde son portable à bonne distance lors de ses concerts : Prince.

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Au fil des années, ce perfectionnisme va alimenter une réputation d’insupportable diva, d’artiste arrogant et distant, autant qu’il va user un corps déjà fragile. « Le public pense que je ne l’aime pas, mais la réalité c’est que j’ai davantage besoin de lui que n’importe quel artiste qui se produit devant eux », répond Keith Jarrett, qui conçoit le concert comme un lieu sacré où le lien invisible qui unit l’artiste à ses spectateurs participe à l’œuvre en cours de création. Il n’est d’ailleurs pas rare que ses albums live conservent de longues minutes d’applaudissements à la fin des morceaux, témoignage de la contribution des spectateurs — ou du narcissisme de Jarrett selon ses détracteurs. « J’ai juste besoin que le public fasse quelques choses très simples pour se concentrer », assure le pianiste.

L’acoustique, la taille de la scène et, bien sûr, le modèle du piano doivent également trouver grâce aux yeux du maître. Le « Köln Concert » a ainsi failli ne jamais avoir lieu parce que l’équipe technique avait commis une impardonnable erreur : au lieu d’un Bösendorfer 290 Imperial, elle avait acheminé sur scène un piano bien plus petit et, qui plus est, mal accordé. Il a fallu plusieurs heures de négociations et de rafistolages pour que Jarrett consente finalement à jouer. Contrairement à ses contemporains — Herbie Hancock, Chick Corea, Joe Zawinul —, Keith Jarrett restera d’ailleurs fidèle au piano acoustique. Seul Miles Davis l’a convaincu de se convertir, le temps d’une courte collaboration jazz-funk dans les années 70, aux claviers électroniques qu’il méprisait et considérait comme des « jouets ». « Même quand je jouais du piano électrique avec Miles Davis, mon cerveau essayait de dire “c’est OK” alors que ça ne l’était pas. Mais j’étais avec Miles, c’est tout ce qui comptait », a-t-il raconté. 

Retranché aujourd’hui dans sa maison du New Jersey, Keith Jarrett doit à nouveau improviser, cette fois loin des salles de concert, pour esquiver la paralysie de sa main gauche, celle qui donne le tempo et définit les basses.  « Je peux seulement jouer avec ma main droite, mais cela ne me convainc plus du tout », dit-il dans son entretien au New York Times où transparaît sa peur panique que sa relation charnelle avec le public soit définitivement rompue. « À l’heure actuelle, je ne peux même pas parler de ça. »

Keith Jarrett – Live in Norway 1972 (Full Concert)
Keith Jarrett playing. Footage from « Keith Jarrett: Last Solo ». Tokyo ’84 Encore.
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