« Les eaux de tes sources et de tes rivières sont abondantes et claires. Elles portent le parfum de fleurs et de racines odoriférantes, comme le vétiver dont l’arôme éloigne les insectes nauséabonds », écrivait le Malien Amadou Hampâté Bâ dans L’Étrange destin du Wangrin (1973). Ces lignes du célèbre auteur de « quand un vieux qui meurt c’est une bibliothèque qui brûle », parlent directement au cœur d’Afel Bocum, célèbre fils de la ville de Niafunké, au nord du Mali, au bord du Niger.
Même si le fleuve n’est pas toujours si clair que ça dans cette bourgade au bord des dunes et aux portes du désert, à quelques heures de piste de Tombouctou, il a néanmoins toujours inspiré et porté la musique d’Afel Bocoum et celle de la légende locale et nationale, feu tonton Ali Farka Touré. Afel Bocum a accompagné Ali Farka pendant plus de 30 ans : sur scène, au village, et même sur disque. « Ali Farka Touré était notre centre de gravité et un gardien du fleuve. Dans notre village, le fleuve est tout. Il a sa propre musique : c’est notre inspiration », souffle Afel Bocum, ancien fonctionnaire du développement agricole, qui a longtemps lutté avec Ali Farka Touré pour le désensablement du fleuve et l’export du blues de Niafunké dans le monde.
Aujourd’hui, le fonctionnaire est à la retraite, mais le musicien joue toujours ! Afel vit loin du Sahel et de sa ville de banco gris, loin de cette boucle du fleuve qui s’écoule paisiblement depuis toujours et dont la tranquillité millénaire n’a malheureusement pas réussi à repousser « les nuisibles et les esprits nauséabonds ».
À Bamako, une nouvelle vie, et le même message de paix
Quand la zone du Mali a tangué, Afel Bocoum s’est réfugié à Bamako, à près de 500 km de Niafunké et plus d’une journée de routes incertaines : un autre monde. « Tout le remue-ménage dans la région m’a a obligé à vivre en exil dans mon propre pays », résume-t-il. « Je m’accroche en espérant des jours meilleurs pour le Mali. C’était une fuite dans le sens où je n’ai plus le courage d’y retourner : c’est très dangereux. Et tous nos instruments et notre matériel ont été détruits. On ne sait pas par qui : djihadiste, rebelle, bandit ? C’est la confusion, et c’est ce qui est encore plus grave : au Mali on est pas habitué à ça ! »
Sur la fenêtre de l’ordinateur, via Zoom, Afel paraît lassé, mais plus prêt parler politique que d’habitude (ndlr on est alors à la veille du coup d’état au Mali, le 18 aout 2020). Depuis Bamako, dans le studio de l’ONG i4africa, le chanteur analyse la situation inédite de son pays et du monde également abordés dans son nouvel album, Lindé, dont le titre fait référence à une région sauvage du Mali.
« J’avais l’habitude de laisser bercer mon inspiration par Niafunké, mais Bamako m’a nourri, et même poussé à aborder d’autres thèmes dans ce disque, notamment celui des femmes et de leur rôle à jouer dans les changements aujourd’hui. »
Même si Afel Bocoum a commencé la musique sur le tard, (de peur des représailles familiales lui interdisant de suivre le chemin de son père Abakina Ousmane Bocoum, l’un des joueurs de njarka les plus célèbres du XXe siècle), il a toujours utilisé son art pour transmettre un message pacifique que l’on retrouve dans ses quatre albums.
« Je faisais de la sensibilisation », explique-t-il. « On partait dans les villages et les quartiers, on laissait nos champs et nos animaux pour chanter et moraliser la société pour la paix et l’unité parce que chez nous la musique a un rôle très important, car elle arrive même chez ceux qui ne savent pas lire, qui n’ont pas la TV ou la radio. »
C’est d’ailleurs pour ça qu’Afel baptise son premier groupe Alkibar (Les Messagers) lorsqu’il sort en 1999 son premier album, produit par Nick Gold sur son prestigieux label World Circuit. Sur la pochette, Afel brandit le haut-parleur vintage qu’il utilisait pour aller de village en village.
Quelque mois plus tard, Damon Albarn, le griot fougueux de la pop indé anglaise et le héros des épopées de Blur et de Gorillaz, débarque chez Afel pour un projet atypique. Il est invité au Mali par l’ONG Oxfam et décide de faire de son périple un disque sublime, très original, baptisé Mali Music, sur lequel il invite notamment Afel Bocoum.
« Les Maliens sont tous des virtuoses de leurs instruments et d’impressionnants chanteurs. Je suis là en tant que musicien-stagiaire », nous expliquait alors humblement l’enfant chéri de la pop, après avoir écoulé plusieurs millions d’album.
De Bamako à Londres, le blues d’Afel a gardé sa sincérité
Depuis la sortie de ce disque hybride, Albarn n’a jamais oublié Afel Bocoum. Même si entre temps, le chanteur malien a dû quitter son label anglais, il l’a invité à participer aux grand-messes de son projet Africa Express, et à d’autres concerts ou projets musicaux.
« Je ne jette pas de fleurs aux gens mais Albarn c’est vraiment un homme bien ! », s’enthousiasme Afel. « Il m’a beaucoup aidé, sans lui je n’aurais jamais eu tant de publicité en Europe, et il m’a toujours encouragé, même artistiquement, car ce n’est pas facile de mélanger les styles musicaux et nos tempos sont parfois différents mais il me disait toujours que je pouvais y arriver ! »
Alors même si les voyages au Mali sont suspendus, Damon Albarn a proposé de superviser la production du nouveau disque d’Afel à distance, avec la collaboration de Nick Gold (à qui l’ont doit de nombreux merveilleux projets musicaux comme ceux d’Ali Farka Touré, Buena Vista Social Club, Oumou Sangaré,…)
« Pour ce disque, je ne me sentais pas encore vraiment prêt, mais je ne pouvais pas me dérober car Damon m’a tout apporté sur un plateau, il m’a aidé à aller encore plus loin que je pensais », raconte Afel.
Cela faisait des années que le compositeur malien ne centrait plus ses disques uniquement sur sa guitare et sur son fameux djerkel (petite guitare monocorde), et qu’il avait ouvert son blues à d’autres sonorités, mais sur ce nouveau disque (son quatrième), l’équipe anglaise lui a aussi non seulement permis d’inviter des virtuoses maliens (Madou Kouyaté, feu ‘Hama’ Sankaré et la Kora de Madou Sidiki Diabaté) mais aussi ouvert les portes d’instrumentation inédites dans sa musique : avec des cuivres (du tromboniste vétéran de la musique jamaïcaine, Vin Gorcon), un violon alto, et beat neuf porté par feu Tony Allen, qui fut entre autres le comparse de Fela Kuti. « Je n’aurai même pas rêvé de jouer avec Tony, moi qui ai écouté Fela en boucle dans ma jeunesse. Quand n’on avait rien, que des sacs de cailloux, c’est Fela qui nous donnait la joie ! C’est un honneur de voir qu’il a su tout donner pour ma musique avec sincèrité. » C’est vrai que l’on sent que ce disque a une véritable âme même s’il a été en grande partie enregistré dans l’agitation de Bamako, puis réalisé via des transferts de fichiers informatiques par-dessus les troubles politiques et sanitaires, et les palpitations tranquilles du Niger du bord des sables. Mais celles et ceux qui l’ont irrigué ont voyagé, franchi des frontières et des mondes pour aller vers l’autre. Pacifiquement. « La voix d’Afel est l’un des trésors du Mali, et ce disque est un cadeau pour nous tous », résume Damon Albarn.
Lindé, maintenant disponible via World Circuit.