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Lesotho : du sang sur l’accordéon
© Hlompho Letsielo

Lesotho : du sang sur l’accordéon

Le « famo », la musique populaire d’accordéon du Lesotho, est aussi riche qu’intéressante. Mais son actualité est obscurcie par les sanglants règlements de compte entre gangs, dont les musiciens sont devenus les cibles. Introduction (et notre playlist).

Ces dix dernières années, la presse locale du Lesotho n’a eu de cesse de rapporter les innombrables conflits armés et meurtriers qui opposent différents clans liés à la musique d’accordéon, un genre qui a depuis longtemps ravi la passion populaire. La situation est dramatique : dans les zones rurales et péri-urbaines, ce sont de jeunes garçons Basotho et leurs familles tout entières qui ont été décimés. Et l’hémorragie n’a pas fini de s’étendre, si l’on en croit les dernières vagues de violence. Likhau était ainsi l’un des artistes les plus prometteurs du genre, malheureusement fauché en pleine ascension en 2019. Son assassinat, largement médiatisé, n’était que la partie émergée de l’iceberg, tant le meurtre est devenue pratique courante dans cette famille musicale, au point que la violence fait désormais partie intégrante du genre.

Pourtant, jusqu’à présent, aucun média n’a su contextualiser correctement cette violence, qui n’est pas née par génération spontanée. Pour la comprendre, il faut la replacer dans le cadre plus large du paysage socio-politique très fragile du Lesotho (la police et les soldats ont été accusés pour leur partialité, par exemple), mais aussi dans le contexte économique maussade qui frappe la classe ouvrière de plein fouet . Cette population a vu son horizon profondément limité par les sinistres projections économiques qui n’ont eu de cesse de se concrétiser à l’échelle internationale depuis le début du siècle, et plus particulièrement depuis l’effondrement bancaire et financier de 2008 (sans compter, désormais, les pertes sans précédent liées à la pandémie de Coronavirus).

Une naissance dans la clandestinité

La musique d’accordéon, plus connue sous le nom de « famo », a vu le jour dans les mines d’Afrique du Sud. Dès 1920, les bars clandestins invitent des ensembles musicaux pour le plus grand plaisir des mineurs, pour la plupart émigrés des campagnes sud-africaines, du Lesotho voisin, ou d’autres régions d’Afrique du Sud. Ce sont eux, les jeunes garçons et les vieux hommes que charrie « le train [qui les mène] au travail dans les mines d’or et de minerais de Johannesbourg et des métropoles alentours », chantés par le frère Hugh Masekela dans « Stimela ».  

L’introduction de l’accordéon dans la musique locale n’est pas précisément documentée – l’instrument français a remplacé l’orgue – mais une chose est sûre, cette importation coloniale allait définir le son des décennies suivantes. La musique était jouée par les mineurs, et par conséquent une bonne partie des groupes qu’ils formèrent comprenait des membres du Ma-Russia. Et avec eux, la violence dont ils étaient devenus coutumiers. Car le développement du genre va de pair avec celui des gangs. Tandis que les « Ninevites » de Nongoloza sont les plus identifiables du lot, on parle beaucoup moins des Ma-Russia du Lesotho. Avec pour objectif initial de protéger les immigrés lésothiens du harcèlement, le gang a rapidement versé dans des activités illicites telles que le détournement de fonds, et le trafic et la vente d’alcool pendant la prohibition qui frappa la population noire entre 1897 et 1962. Un fonctionnement qui n’est pas sans rappeler l’époque de la prohibition aux États-Unis avec le développement du « speakeasy » (bar clandestin) et la popularité croissante de ce que Gil-Scott Heron appelait la musique « j(ive)-azz » * .

Pour mieux saisir l’évolution du famo, il faut s’intéresser également aux autres genres musicaux de l’époque, tels le marabi et le mbaqanga, qui ont en commun un contexte très similaire: la population noire oppressée, dont je faisais partie, avait alors besoin d’un exutoire pour exprimer ses frustrations.

© Hlompho Letsielo
Du « famo » à la « chanson de migrants »

Le groupe Tau Ea Matšekha, apparu au début des années 1970, a mené la vague des groupes de mineurs dans le paysage national. Soutenu par les puissantes stations de radio « tribales » (dans ce cas, Radio Bantu, l’actuelle Lesedi FM qui diffuse en langue sesotho), par les maisons de disques (Gallo Record Company en tête), et par un public réceptif et très actif au Lesotho, il voit sa popularité s’envoler. La musique du groupe s’est alors considérablement développée, puis propagée comme une traînée de poudre, influençant les héritiers du genre, avant que Forere Motloheloa et Apollo Ntabanyane ne poursuivent chacun une carrière solo. C’est d’ailleurs l’accordéon de Forere qu’on entend en ouverture du « Boy in the Bubble » de Paul Simon, une chanson reprise par des pointures musicales telles Patti Smith et Peter Gabriel. Le riff est un emprunt direct au « Ke Ikhethetse e Motle » de Tau Ea Matšekha.

Au cours des années 1990, pendant mon adolescence, les chansons de famo ont pris le nom de chansons de migrants (« Lipina tsa Litsamaea-naha »). Les mineurs qui visitaient leur famille le weekend les écoutaient à la maison, le son poussé à fond, avant de reprendre le service à la mine le lundi à 8h00 pétantes. Dans ces chansons de nomades, on chantait l’aventure, l’instrumentation suggérait la scène décrite, et l’accompagnement harmonique lançait le mouvement.

Parmi les autres déclinaisons du genre, on trouve le « masholu », qui consiste essentiellement en une battle de lyrics mise en musique, à la manière des battles de rap. Citons aussi le « mekorotlo », regroupant des hymnes populaires aux refrains faciles à reprendre, et un court couplet final débité par le chanteur principal.

Les années 1990 ont aussi vu déferler une vague de néophytes qui n’hésitèrent pas à se frotter à la vieille garde pour secouer un peu les fondamentaux du genre. Dans la liste des grands noms de cette époque, on compte Manka le Phallang, Mahosana a ka Phamong, Puseletso Seema, et Mantšas, ce dernier continuant à influencer les talents émergents des dernières années – dont les géniaux Famole, Kholumo ou Selomo.

Malheureusement, les maisons de disques qui ont produit la plupart de ces artistes n’offrirent que des contrats douteux. À ce propos, Mahase (membre de Mahosana aka Phamong) m’a confié lors d’une interview les détails de sa relation avec la major EMI : « On envoyait régulièrement nos démos à Johannesbourg. La première, en 1984, n’a rien donné, mais ils nous ont finalement signés en 1985. » Il précise qu’il a été payé au lance-pierres pour son activité de musicien de studio au Downtown Studios de Johannesbourg. En effet, l’immense majorité de ses contemporains qui se sont fait un nom dans le genre, attendent encore le paiement des droits associés à leur travail.

© Hlompho Letsielo
Une violence incontrôlable

On a très peu analysé cette musique d’accordéon. La meilleure source reste les musiciens eux-mêmes, ainsi que les interviews qu’ils ont données à des radios comme Radio Lesotho, et la sud-africaine Lesedi FM. L’absence de diversité des sources a fini par établir la violence comme l’élément principal du discours établi sur le genre, masquant ainsi d’autres perspectives pourtant plus intéressantes : l’excellent niveau de composition musicale ; la sophistication du style vestimentaire ; la fluidité des chorégraphies des troupes de danseurs ; ou encore la façon dont le famo a, au cours du temps, joué le rôle de commentateur de l’histoire du Lesotho – du fonctionnement de la société à la manière dont les partis politiques ont façonné le tissu social, usant de stratagèmes au mieux mesquins, au pire criminels.

Cela dit, il est nécessaire d’aborder le thème de la violence. Quand j’ai téléphoné à Mants’a Mohale pour lui demander de raconter son illustre carrière dans le genre, il m’a rétorqué : « On t’a peut-être engagé pour me tuer, donc je préfère ne pas poursuivre notre conversation. » 

Une anecdote parmi d’autres qui confirment la paranoïa qui ronge le famo et que le genre alimente lui-même, en introduisant le thème de la criminalité dans les paroles. Dans certains villages, les gens s’interdisent de porter leurs couvertures de laine, l’habit traditionnel du peuple Basotho depuis 150 ans, de peur d’arborer en territoire ennemi les couleurs d’une faction rivale. Les plus meurtrières d’entre elles sont le Seakhi, dirigé par Bereng Majoro alias Lekase, et le Terene, avec à sa tête Mokete Chakela. 

En 2020, la musique d’accordéon n’a rien perdu de sa puissance de frappe, et compte même une grande variété de déclinaisons. En termes de son, on pourrait la comparer au funaná du Cap-Vert, et à la musique maskandi du Kwa-Zulu Natal, une province d’Afrique du Sud.

La playlist ci-dessous, qui accompagne cet article, se joue de la chronologie et donne à entendre une grande partie des différents styles de musique d’accordéon, couvrant plusieurs époques et territoires du Lesotho. 

*note du traducteur : jeu de mots croisant « jazz » et l’adjectif « jive-ass », ce dernier servant à la fois à désigner les danses spécifiques à la communauté noire-américaine, et à dénigrer les individus considérés comme peu fiables et socialement inutiles, souvent membres de cette même communauté.

Famole – Chaba Sa Qabana
Mahlanya – Nakeng Tsa Poho
Tau Ea Matsekha – Ha Peete
Tsietsi Ea Lerato – Puseletso Seema Ngoetsi

Pour en savoir plus :

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