Le label Syllart Records propose une série de rééditions qui retrace l’histoire de cette maison de disques africaine basée à Paris. Binetou Sylla revient pour PAM sur la nouvelle page qui s’est ouverte pour le label fondé par son père Ibrahima Sylla. Interview.
De Salif Keita à Africando en passant par l’Orchestra Baobab, Ismaël Lô, Oumou Sangaré ou Pepe Kalle, sans compter les éditions de Tabu Ley, Bembeya Jazz ou des grands orchestres maliens, le label Syllart Productions (dont Syllart Records est l’héritier) a été, depuis sa fondation en 1981, l’un des piliers essentiels de la production et de la circulation des musiques africaines sur le continent, en France et dans le monde. Après la disparition de son fondateur Ibrahima Sylla fin 2013, sa fille Binetou lui a succédé. Alors que le label s’apprête à fêter l’an prochain ses 40 ans, elle a décidé de rééditer des albums emblématiques qui ont fait l’histoire de Syllart, ainsi qu’une série de compilations. L’excellent Mouhamadou Bamba de l’Orchestra Baobab, l’un des tout premiers produits par Ibrahima Sylla, est ainsi à nouveau disponible dans les bacs en vinyle et en digital depuis le début du mois de février. Le premier disque solo d’Ismaël Lô suivra (3 avril), et le label projette aussi la réalisation d’une série de compilations réunissant les perles du soukouss des années 80, de la pop fulani, les plus grands tubes du Guinéen Sekouba Bambino ou encore les chansons de Miriam Makeba enregistrées durant son exil à Conakry.
Mais la jeune femme ne compte pas s’en tenir à la valorisation du patrimoine légué par son père. Elle compte bien produire de nouveaux talents et écrire ainsi une nouvelle page de la saga Syllart. Pour PAM, elle revient sur le travail effectué depuis qu’elle a repris le label, et sur ses projets en cours.
Après le décès de ton père Ibrahima Sylla fin 2013, comment s’est passée pour toi la reprise du label ?
Il avait fait en sorte, au crépuscule de sa vie, que ce soit moi et ma mère qui soyons à la tête de la boîte, juridiquement. Mais il ne m’avait pas formée au business.
Franchement, il y’avait beaucoup de gens qui pensaient que Ibrahima Sylla = Syllart, et que donc s’il n’était plus la… Syllart était fini. Et moi, j’ai dû sortir du bois pour dire que j’étais là, que je comptais continuer, or j’étais en train d’apprendre en même temps… donc c’était compliqué. J’étais parfois obligée de bluffer parce que le milieu de la musique est un milieu très difficile pour une jeune femme… Cette période a duré quatre ans. Il a fallu aussi récupérer une grande partie du catalogue (dont une partie était exploitée par d’autres maisons de disques, NDLR). Ça a été mon apprentissage. Et en parallèle, j’ai numérisé le catalogue, et aussi récupéré les clips, produit et sorti des projets originaux. J’ai été très bien entourée, avec une équipe qui est la même depuis six ans. Julien Dayan, mon avocat, Robert Urbanus (Sterns music), mais aussi la bienveillance de personnes-ressources comme Laurent Bizot (No Format) ou encore José Da Silva (Lusafrica). C’est comme cela que nous avons pu relever les défis. Avec la chaîne YouTube qu’on a créée, on s’est aperçus qu’il y avait une attente : les gens attendaient qu’on revienne parce que la relation avait été coupée en fait.
Tu parles de la chaîne YouTube : les années 80, quand Ibrahima Sylla lançait son label, c’était justement les années clip.
La question de l’image, du visuel, est importante en Afrique. Mon père, sa politique, c’était : « je produis un album, et je produis tous les titres en clip ». Parce que c’était un business, qui créait une économie : le producteur produisait l’album, avec l’artiste ils clippaient tout, ensuite ils donnaient la licence à Camara productions, Drame productions, etc. qui investissaient un peu pour les clips et sortaient l’album en VHS, et ça se vendait comme des petits pains ! Avec ces « albums clippés », les gens en Afrique avaient leur MTV avant la lettre. Moi j’ai grandi avec ça. Et Syllart était aussi connu pour ses compilations VHS, car Ibrahima Sylla prenait des licences sur les clips de chansons qu’ils n’avaient pas produites, et parfois finançait des clips de chansons qui n’étaient pas au catalogue en se disant : « la chanson est bien, elle est pas clippée, et j’en ai besoin pour mes compils VHS. » C’était le cas par exemple d’une célèbre chanson ivoirienne de zouglou, Gboglo Koffi de Didier Bilé, dont il a produit le clip pour qu’elle figure sur une de ses compils VHS. Et ça, ça faisait marcher tout un circuit qu’ils appelaient « le ghetto », c’est-à-dire le réseau de tous les commerçants africains, des boutiques africaines, ici à Château Rouge, Gare du Nord, en Seine-Saint-Denis dans les autres banlieues, où les cassettes se vendaient, et ça permettait à tout le monde de vivre en fait. C’était avant-gardiste : c’est pas Beyoncé qui a inventé le « visual album », Koffi Olomidé l’avait déjà fait ! Et c’était aussi l’époque où la télévision se démocratise en Afrique. Le fait de voir des clips qui étaient tournés à Paris, souvent kitch (je me souviens de celui des Yondo Sister qui se trémoussent à mort sur le périph), mais en Afrique en 89, ça faisait rêver les gens !
À l’époque il fallait montrer que tu habitais Paris, que tu étais un musicien basé à Paris. Un jour, un ami togolais m’a même dit : « peut-être que ton père est un peu responsable de l’immigration en France, parce que quand on voyait ça dans nos télés en Afrique, ça nous donnait envie d’aller à Paris ».
Alors que le label fondé par feu Ibrahima Sylla aura 40 ans l’an prochain, tu t’es attelée à une série de rééditions d’albums qui jalonnent l’histoire du label. Comment les as-tu choisis ?
Le but c’était de commencer par les tout premiers disques (Gestü de Dakar, Orchestra Baobab, Ouza, Ismaël Lô), car tout dans ces disques montre l’idée que mon père avait : le choix des artistes, des musiciens, celui des pochettes (qui étaient des créations). Ses choix étaient assez emblématiques de sa génération, celle des Sénégalais qui ont vécu les indépendances et leur dynamisme. Même si après 1985, cette dynamique allait changer. Donc cette période (81-85) a été courte, mais importante, car ces albums, c’étaient ses bébés. Quand je parle des productions de mon père, je parle de celles où il était en studio, où il assurait la direction artistique, décidait de la pochette… il y en a eu beaucoup d’autres ensuite qui étaient des productions exécutives (qu’il déléguait à d’autres producteurs, NDLR). Le premier album d’Oumou Sangaré par exemple, c’était chez Syllart, mais c’est Ablaye Samassa qui en était le producteur exécutif : c’est un immense producteur malien qui a découvert Oumou Sangaré, Khaira Arby, Amy Koita… en fait c’est une longue histoire avec Ibrahima Sylla qui lui a fait confiance pour la production de plein de disques. Et puis, plus tard, il a aussi racheté les droits des catalogues d’État — comme au Mali, avec tous les orchestres régionaux… ou encore en Guinée-Conakry, avec le catalogue Syliphone qu’il a licencié et sur lequel il a fait un important travail de valorisation et à la fin des années 90… Et puis les catalogues de Tabu Ley, et aussi Grand Kalle, Franco… mais tout le reste, c’est des productions d’Ibrahima Sylla. Et c’est surtout celles-là que je veux rééditer.
Quand il est revenu du Sénégal pour fonder le label à Paris, il s’est dit qu’il allait produire ce qui se faisait ici, dans les diasporas, dans le Paris noir… et je dirais qu’entre 1984 et 1994, 60 % des productions étaient congolaises : Bopol, Nyboma, Empire Bakuba… Pour en revenir aux rééditions, on va poursuivre avec des disques du milieu des années 80, comme le premier album de Cabo Verde Show.
Et aussi l’album Soro de Salif Keita ?
Pourquoi pas ? mais il est presque trop facile. Si on réédite Soro, c’est pour un anniversaire : il faut faire quelque chose de spécial sur cet album-là. C’est l’album le plus important de mon père avec Africando je dirais.
Ce projet de réédition boucle tout le travail que j’ai fait depuis cinq ans : faire revivre le passé – en digital depuis deux ans, et là maintenant avec le physique —, mais c’est aussi pour passer à un autre chapitre, et que moi je puisse me concentrer sur les artistes avec lesquels j’ai envie de travailler et avec lesquels j’ai envie d’exprimer ma vision des choses, de la musique… j’ai plus envie de m’investir sur ce genre de projets. Le catalogue est important, mais le véritable travail est déjà fait.
Justement, quid de la production de nouveaux projets ?
J’ai commencé à être productrice à partir du moment où j’ai terminé la production de l’album de Kandia Kouyaté en 2014, c’est un travail qui avait été commencé par mon père. J’ai été en studio avec François Bréant avec lequel on a terminé le travail de production, et avec Sekou Kouyaté qui a arrangé une partie des morceaux.
Et puis ensuite, il y a eu la compile Afrodias (consacrée à l’émergence de l’afrotrap), où j’ai produit deux titres faits spécialement pour la compilation : Kota, une rappeuse anglaise d’origine congolaise, et le titre de CT Koité, le fils d’Habib Koité : c’étaient mes premières expériences de productrice où j’allais en studio, je travaillais avec les artistes, et mon oreille était sollicitée, pas seulement le côté business. Et le troisième, c’est un groupe que j’ai signé en avril 2019 : deux chanteuses burkinabées qui s’appellent Batal Pulaaku, que j’ai découvertes grâce à internet. On travaille en ce moment sur leur album qui devrait sortir en 2021, mais des singles sortiront avant. Et il y a deux titres à elles qui sortiront dans la compilation Fulani pop parce qu’elles font de la musique peule actuelle, très dansante et rythmée, tout en gardant des instruments traditionnels pour en faire autre chose. Elles font partie de cette génération qui travaille à créer et à renouveler cette musique pas ou peu connue. Les morceaux sur la compilation sont des titres qu’elles avaient enregistré avant qu’on ne signe, mais c’est une manière de les introduire, et surtout de parler de cette musique-là, qui est populaire partout où les Peuls se trouvent : au Nigeria, au Cameroun, au Mali, au Niger… je ne sais pas pourquoi cette musique est si peu connue, alors qu’on connaît bien l’histoire des Peuls. En cherchant dans le catalogue, j’ai remarqué qu’il y avait pas mal de musiques peules, mais qu’on n’avait jamais fait de projets particuliers autour d’elles. Ce qui m’intéresse, c’est de voir ce qui n’est pas mis en avant, pas facilement visible, parce que je découvre des trucs en fait !
D’autres idées qui te trottent en tête ?
Je ne veux pas produire pour produire. Il faut que j’aie le coup de cœur. Là, je suis en train de voir… il y a une artiste malienne qui a une voix sublimissime, mais musicalement il n’y a pas grand-chose qui se passe. Or il n’y a pas beaucoup de bons arrangeurs. Alors certes, il y a des beatmakers, mais souvent il faudrait que leur culture musicale soit un peu plus diverse, pour que la musique qu’ils proposent soit plus sophistiquée à défaut d’être révolutionnaire : or en ce moment on assiste plutôt à une uniformisation du son. Je trouve qu’on manque d’arrangeurs dans la musique malienne ou sénégalaise…
Le plus souvent, quand les artistes me plaisent, c’est plus une voix, un flow, mais pas musicalement. Et là je me dis qu’il y’a carrément du travail sur la musique. Il faut que l’artiste soit entouré en fait : c’est le boulot que faisait mon père. Sauf qu’à l’époque, Ibrahima Sylla pouvait s’appuyer sur des arrangeurs comme Manu Lima ou Boncana Maiga. Mais qui sont les Manu Lima et Boncana Maiga d’aujourd’hui ? Qui peut arranger aussi bien Nahawa Doumbia, Pepe Kalle, Salif Keita… tous ces artistes en même temps, comme le faisait Boncana Maiga ? Ibrahima Sylla a trouvé des artistes comme Ismaël Lô, Salif Keita, Amy Koita, qui ont inventé des choses ! Moi aussi j’aimerais bien trouver ceux-là, aujourd’hui.
Ismaël Lô, L’Homme Orchestre, Gor Sayina, sortie le 3 avril