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The Pan African Music Magazine
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Bob Marley : le dernier prophète

Le journaliste Francis Dordor est l’auteur de la dernière biographie de l’icône du reggae, soigneusement documentée et nourrie de ses rencontres avec le « Tuff Gong ». Interview.

Francis Dordor n’en est pas à son coup d’essai. Autrefois rédacteur en chef du magazine musical Best, puis grand reporter aux Inrockuptibles, il a déjà consacré plusieurs ouvrages à l’homme qui fit entrer le reggae sur la scène mondiale, et popularisa du même coup le message rasta. Cette nouvelle biographie, chronologique, a le mérite d’être soigneusement documentée et de remettre la trajectoire de Marley dans son contexte social, politique et historique. De quoi lester, s’il en était besoin, le personnage d’un poids plus grand poids encore, en l’enracinant profondément dans l’histoire de la Jamaïque, hantée par les fantômes de l’esclavage, et dans celle des pays du Tiers-monde, qui à la même époque cherchent à s’extirper de l’emprise (post)coloniale. Son récit, scandé par la discographie de l’artiste, permet aussi de comprendre combien les paroles de ses chansons, fredonnées par tous, résonnent avec sa vie et la situation chaotique de son pays.

Pour PAM, l’auteur revient sur ses rencontres avec Marley, et sur son attachement « au dernier Prophète » de notre temps. Interview. 

Ouverture du reportage de Francis Dordor à Kingston, paru dans Best en 1980

À quand remonte ta première rencontre avec Bob Marley ? 

Elle date de juillet 1975 dans le salon d’un grand hôtel londonien au lendemain du concert que les Wailers avaient donné au Lyceum (dont sera tiré l’album Live). Marley donnait une conférence de presse à laquelle assistait une importante délégation de journalistes venus des quatre coins du monde, certains de Nouvelle-Zélande. J’étais alors jeune reporter pour le mensuel Best. C’est le moment où tout a basculé pour lui, où de marotte pour spécialistes il s’est subitement transformé en phénomène planétaire. Je conserve deux souvenirs précis. Le fait qu’il se soit présenté devant les journalistes dans la même tenue — un ensemble en jean délavé — que celle portée la veille sur scène. À l’évidence, il n’avait pas dormi et fait la bringue toute la nuit dans les clubs branchés de Londres. Le second se rapporte au malaise dont je fus malencontreusement à l’origine en posant une question un peu bête, quoiqu’innocente, à propos de l’empereur Haïlé Sélassié qui venait d’être destitué et embastillé. Je lui ai demandé s’il comptait « libérer le Negus ? » (« free the Negus »). Sauf que tout le monde a compris « libérer les nègres ? » (« free the niggers »), ce qui n’est pas exactement la même chose. Bob a essayé de répondre en restant diplomate. Mais il y avait des membres de la branche londonienne des Black Panthers dans la salle et là c’était moins cool. En fait je me suis rendu compte du quiproquo en lisant le compte rendu du Melody Maker. J’ai pris la peine d’écrire au journal pour dissiper le malentendu et ma réponse fut publiée la semaine suivante. 
 

Bob Marley et Francis Dordor, Londres 1977 par Claude Gassian


Et ta dernière rencontre avec lui ?

J’ai eu la chance de rencontrer Bob Marley à plusieurs reprises, à Londres, Paris, Kingston, de le suivre au cours des 5 dernières années de sa vie, celles qui correspondent à sa fulgurante ascension. La dernière rencontre date d’avril 1980 dans son quartier général du 56 Hope Road à Kingston. Où j’ai dû attendre une semaine avant de pouvoir accéder au Saint des Saints. Chaque matin j’arrivais dans la cour de cette ancienne résidence coloniale qui avait appartenu à Chris Blackwell. Mais il n’était jamais là. À la fenêtre flottait le drapeau du Zimbabwe. Bob l’avait ramené de son récent voyage à Harare où il avait participé aux célébrations de la naissance du nouvel état africain, anciennement Rhodésie, devenue indépendant après des décennies d’apartheid et une sanglante guerre civile. Sur le front, les combattants de la ZANU, l’armée de libération, montaient à l’assaut au son de la chanson « Zimbabwe«  que Bob avait composé pour l’album Survival. J’avais l’impression d’accompagner un moment d’histoire. C’était le printemps. Le début de la saison des mangues. Dans l’air régnait une douce euphorie. Le reggae était LA musique du moment. Des Clash aux Rolling Stones, tout le monde faisait du reggae. Les rastas ne se cachaient plus. Eux qui jusqu’à présent représentaient la lie de la société, commençaient à trouver une certaine légitimité sur l’île. Même si la situation politique restait très chaotique, le succès que rencontraient Bob Marley et d’autres artistes semblait ouvrir un nouvel horizon. Je passais mes journées à la plage, mes soirées dans les sound systems. En attendant un hypothétique feu vert. Qui ne venait pas. Chaque matin je passais par Hope Road pour voir si sa BMW (choisie à cause de l’acronyme qui correspond à Bob Marley & The Wailers) était garée ou non. Finalement, après une semaine, il m’a reçu dans son bureau au premier étage. L’entretien fut bref. Et moi qui l’avais connu tantôt méfiant, tantôt chaleureux, voire amical, je l’ai trouvé cassant et empressé. C’était assez déstabilisant. À l’époque, j’ignorais — tout le monde ignorait, hormis Rita sa femme et Blackwell — ses problèmes de santé. Il y avait bien eu cette alerte suite à sa blessure au pied, mais depuis tout semblait être rentré dans l’ordre. Il m’a quand même invité à déjeuner avec ses brethrens (ses frères rastas, ndlr). Après le repas (poisson cuit à l’huile de coco, callaloo et breadfruit) je lui ai demandé si l’on pouvait reprendre l’interview. Il m’a répondu qu’il n’avait pas le temps. Mais il est quand même descendu dans l’après-midi jouer au foot dans la cour. J’ai tapé le ballon avec lui et ses brethrens. C’est là que je me suis rendu compte de la crainte qu’il inspirait à tout son entourage. Après quoi j’ai réussi à me glisser dans le petit studio situé à l’arrière de la maison où Errol Brown, l’ingénieur du son, et Chris Blackwell terminaient le mixage d’Uprising. C’est là où j’ai entendu pour la première fois « Redemption Song ». Soudain Bob est rentré dans le studio. En me voyant, il a froncé les sourcils du genre « qu’est-ce qu’il fait là ce blanc bec ? » Puis il a fermé le poing, tendu l’index et le majeur dans ma direction comme si c’était un flingue. Tout ce que j’ai trouvé à faire c’est de lui sourire bêtement et de tendre une main. Il l’a regardé puis, haussant les épaules, il a tapé dedans. C’est le dernier contact que j’ai eu avec lui. Deux mois plus tard, je l’ai vu une dernière fois sur scène au Bourget devant 50 000 personnes. Une scène qu’il allait devoir bientôt quitter définitivement. 
 


Justement, comment t’es-tu retrouvé dans ce fameux match de foot parisien où il s’est blessé au pied (et qui fut le point de départ de sa maladie) ?

L’idée du match de foot, et je dis ça sans forfanterie, c’est moi qui l’ai eue. Je savais l’amour de Bob pour le foot. À chacun de ses déplacements, il s’efforçait de trouver un terrain juste pour le plaisir de taper dans la balle. Un peu avant le premier concert des Wailers à Paris, au printemps 1977, j’en ai parlé à Jacky Jakubowicz (celui du « Jacky show » qui à l’époque était attaché de presse chez Phonogram). De fil en aiguille le truc a été monté en opération promotionnelle. Des équipes télé ont été invitées pour couvrir l’événement, à savoir un match sur un terrain situé près de la tour Eiffel opposant les Wailers à l’équipe des « Polymusclés », constituée de gens du showbiz parisien. Mais comme les Wailers n’étaient pas assez nombreux, quelques journalistes, dont ma pomme, sont venus compléter leur effectif. De toute façon les Wailers, même à 6, jouaient essentiellement entre eux. C’était un plaisir de les voir évoluer tout en grâce et finesse technique (surtout Bob) avec leurs dreadlocks rassemblées dans un bonnet de laine, mi-gazelles, mi-aliens. Au cours de la première mi-temps, Bob a essuyé le tacle appuyé d’un gros balourd de l’équipe adverse. Il s’est mis à boiter bas et a fini par quitter le terrain. Tout en continuant, sur la touche, à être à la manœuvre. C’est à partir de là que ses ennuis de santé ont commencé.  


Ton morceau fétiche ?

Si je dois en choisir un seul parmi la liste de mes préférés, je citerais « Slave Driver » qui figure sur l’album Catch A Fire avec lequel j’ai découvert le reggae, les Wailers et toute une culture. Il y a de la folie dans ce morceau. Une folie qui répond à une aliénation. Le trait de génie de Marley c’est évidemment d’avoir su lier sa situation personnelle et celle de ses congénères à celle endurée 400 ans plus tôt par les Africains emmenés en esclavage dans les îles de ce que l’on appelait alors « le Nouveau Monde ». C’est avec cette chanson que j’ai enfin compris, et même ressenti, une histoire qui m’avait été délibérément cachée et dont je n’avais jusqu’alors qu’une très vague connaissance. C’est ce qui me fait dire que l’on devrait étudier des chansons comme celles-ci dans les écoles et les universités afin de remettre tout à plat. 
 


Pourquoi une nouvelle bio ?

Bob Marley m’accompagne depuis plus de 40 ans. En fait c’est un sujet qui n’a jamais cessé de me travailler, qui sans cesse sollicite ma réflexion. Cette biographie résume un peu toutes ces années de recherches et de réflexions. Je me permets dans ce livre certains concepts. L’idée que le reggae, dont la caractéristique rythmique est le contre temps, soit en fait une réappropriation d’un temps africain dont les Jamaïquains ont été dépossédés, un temps qui vient en opposition à celui imposé par les anciens maîtres. Autre idée, celle du « membre fantôme », envisagée à la lumière de cette véritable obsession pour l’Afrique que cultivent les rastas, ainsi que d’autres communautés caribéennes. Le rastafarisme en est un des symptômes. Ça ressemble étrangement à ce que disent ressentir les victimes d’amputations dont le bras ou la jambe manquants continuent de les démanger. 


Pourquoi, d’après toi, Marley reste toujours aussi actuel ? 

Il suffit de regarder les récents événements pour se rendre compte combien Bob Marley reste d’une actualité brûlante, combien son regard sur le monde demeure à bien des égards prophétique. Un exemple parmi d’autres : le dernier album paru de son vivant s’intitule Uprising qui signifie « soulèvement ». Quand je vois ce qui se passe en Iran, en Irak, en Égypte, au Liban, au Chili, à Hong Kong, en Algérie, en France, en Guinée et ailleurs, le lien est vite établi. Lorsque les Tunisiens se sont soulevés contre la dictature Ben Ali, j’avais noté que certains manifestants brandissaient des pancartes avec certaines paroles tirées de la chanson « Babylon System », notamment cette phrase « nous refusons d’être ce que vous voulez que nous soyons. » J’ajoute que Bob Marley reste à mon sens l’une des dernières figures universelles. « Au nom de quoi mène-t-on des combats d’émancipation sinon au nom de l’universel ? » interroge le philosophe Francis Wolff. Avant de répondre : « Quand vous relisez les textes des peuples qui se sont libérés du joug colonial ou de l’esclavage, Toussaint Louverture, Frantz Fanon, Nelson Mandela, etc., ils n’ont pas lutté pour asservir leurs anciens maîtres, mais pour un monde sans maître ni esclave. » Bob Marley est là aussi.


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