« Etre gwo ka demain, à mon avis, devrait être une façon de penser, d’agir, de parler, de s’habiller, de se nourrir, une manière de vivre afin qu’il y ait un style, une personnalité qui soit propre au gwo ka. On peut être gwo ka sans être musicien. » Dans son livre autobiographique, le guitariste Gérard Lockel pointe ce qu’est l’esprit ka.
Si l’on peut croire sur parole le créateur du gwo-ka modèn qui laboure ce champ d’investigation depuis un demi-siècle pour ses propres recherches musicales, il n’en reste pas moins que le gwo ka demeure ce tambour majeur – en fait deux tambours, le plus grand boula et le plus petit maké – qui rappelle l’esprit des ancêtres, maltraités depuis des siècles. Malgré les mutations de la société guadeloupéenne, cette perpétuation esthétique renvoie à un continuum historique qui fait de cet objet l’un des marqueurs de cette communauté exilée outre-Atlantique. Un puissant symbole.
Tambour de toutes les résistances
Dans les roulements du boula, sombre et grave, comme dans les déhanchements du maké, plus aigu et agité, est consignée une histoire qui a longtemps été domestiquée, ou plutôt confisquée. Jusqu’à ce qu’une nouvelle génération reprenne en mains ce tambour fabriqué dans les tonneaux de salaison, tel un symbole d’une identité émasculée de ce peuple « entièrement à part », pour paraphraser la formule du Martiniquais Aimé Césaire. Au cours des années 60, le mouvement de la musique « racine » va accompagner les revendications qui se font plus précises tandis que les îles anglophones accèdent à l’indépendance et que la France met en place le Bumidom, une politique d’exil économique qui va saigner une bonne partie des forces vives du pays. La résistance grandit, et le ka en est l’instrument par excellence. Un moyen de s’organiser dans les luttes. Comme un appel à l’insurrection en créole, la langue dont il a adopté les métriques et inflexions. Gwo ka et créole, c’est bague et doigt. Tout ce dont témoigne cette sélection, qui couvre pas moins de trois décennies. Entre 1981 et 2010, il s’est passé beaucoup de choses en Guadeloupe, et le gwo ka a constamment infusé les esthétiques (on ne se nomme pas Kassav’ tout à fait par hasard), et cet état d’esprit musical a cadencé les coups d’éclats politiques.
« Dans un pays où il n’y a pas de programmes qui parlent de nous-mêmes, l’art peut éduquer et raconter notre histoire », analyse le peintre Joël Nankin, membre de GLA (Groupe de Libération Armé), six ans enfermé pour cause d’indépendantisme explosif et fondateur en 1979 d’Akiyo, tout à la fois collectif, centre créatif et sound-system basé aux Abymes, en périphérie de Pointe-à-Pitre. Trente ans plus tard, le collectif piloté de longue date par François Ladrezeau sera encore présent lors des grandes grèves de janvier 2009, ferme soutien des revendications du collectif Lyannaj Kont Pwofitasyon, celles-là mêmes que le tambour de bouche d’Admiral T appuie en signant « Pété Chènn La » : « Briser les chaînes » en créole. Tout un symbole. « Le ka, c’est notre identité, notre richesse, notre histoire qui se trouve dans ce tonneau transformé en tambour. C’était un moyen de communiquer pour les neg marrons qui se trouvaient dans les bois. Le ka a toujours conservé cette force de revendication et transmis cette force mystique à notre musique. Ce tambour est en moi », confiait alors Admiral T, fer de lance du dancehall guadeloupéen grandi dans les quartiers déshérités de Pointe-à-Pitre.
« Le gwoka mute, mais ne change pas de peaux »
Le choix des deux dates fait sens, tout comme la sélection retient l’attention. Le cultissime « Chen’n la » de Dao ouvre cette compilation. Le titre date de 1984, l’année même où le Velo (Marcel Lollia, pour l’état-civil) meurt dans la misère, en pleine rue. Désormais célébré à la hauteur de son talent, ce tambouyé fut le principal guide pour de jeunes disciples, qui vont réoccuper l’espace médiatique et surtout physique : l’exemple le plus frappant étant le rendez-vous de la Piétonne, au cœur de Pointe-à-Pitre, où les tambours cognent et crient chaque samedi, jour de marché. Dans cette sélection, on retrouve ainsi le terrible Michel Laurent, le visionnaire groupe Selekta Ka, ou encore le tutélaire Guy Konket pour qui « chants de coton et chants de canne même combat ». Le tambouyé qui signa « Gwadloup malad » (dont le titre se suffit) ou ici « Kenbe Rèd » (tiens bon!) a grandi auprès de sa mère, Man Soso (décédée en 2017, NDLR), dont les soirées lewoz basé à Baie-Mahault étaient courues par tous les esprits frappeurs de l’île.
La liste est longue des chantres et tambouyés (joueurs de tambours, ndlr) qui apportèrent leur touche spécifique à l’édifice (de Lin Kanfrein à René Perrin, de Robert Loyson à Erick Cosaque), et notamment à partir des années 1980. Ka Levé, Gwo Siro, Gwakasonné, Wopso, Takouta, Gwokato, Kaninda, Koncept Kaban, Fritz Naffer comme Jean-Pierre Coquerel, Kafé comme Michel Halley, furent de ceux-là. Impossible de tous les recenser dans cette sélection, qui constitue une bonne introduction à l’esprit du gwoka qui essaima, pour reprendre son intitulé. Le guitariste Christian Laviso, autre personnage central de cette histoire, y figure à travers un titre de son groupe Horizon, qui œuvra au rapprochement du ka avec le jazz. « Entre le jazz et le ka, il y a des tubes communicants », résumait-il au moment d’enregistrer avec les Gwo Ka Masters du saxophoniste David Murray. « Avant le voyage, nous sommes des enfants des mêmes lignées. Les Américains ont perdu le tambour. Pas nous, les Marrons. C’est ce qu’ils cherchent ici : les rythmes et les mélodies de l’ancestralité. » Léspri Ka, quoi.
Dans ce vaste mouvement artistique, guère relayé pard ce côté-ci de l’Atantique, certains optèrent pour un respect des codes la tradition, d’autres les mêlèrent aux musiques actuelles, à commencer par la soul et le funk. Et au tournant du nouveau millénaire, le projet dub’n’ka débouchera même sur un style à part : le kako, plus digital. Que dit cette diversité à l’œuvre ? Que le joueur de ka se souvient de ses racines, sans jamais renoncer à tisser des ponts vers demain. Le gwo ka mute, mais ne change pas de peaux, et se préserve de la folklorisation dans laquelle l’industrie touristique tend à le diluer, sur les sites balnéaires de Gosier.
De Basse-Terre à Grande-Terre, nul ne veut oublier ces racines de la colère, chacun a creusé son singulier sillon, souvent fertilisé de ce qu’il faut de spiritualité. « L’énergie créative de ces musiciens est puissante et démontre une quête universelle de résistance, de liberté et d’identité. Leurs voix sont distinctes, mais le chœur s’élève haut et porte leur message au-delà de la mer », résume le cosélecteur de cette compilation de dix titres, Brandon Hocura de Séance Centre, au Canada. Il s’est associé au label anglais Time Capsule pour la publier, ce qui démontre à qui aurait pu en douter la capacité du gwo ka à fédérer et faire transer bien au-delà des frontières françaises.
Léspri Ka: New Directions in Gwoka Music from Guadeloupe 1981-2010, disponible sur Time Capsule et Séance Centre.