Elom 20ce est un homme tourmenté. Normal, c’est un homme en lutte. Un homme qui vit l’urgence de dire, d’agir, de créer. Renforcé par l’épidémie de Covid-19, cet état de conscience toujours (en) alerte a donné naissance ces dernières semaines chez lui, à Lomé, à une multitude de projets : une série d’entretiens audio regroupés sous le titre « UBUNTU« , une expo photo à l’Hôtel de la Paix avec Emerson Lawson, l’enregistrement de son prochain album avec le pianiste Kamarou Dakodé et la réalisation non pas d’un clip mais, comme il nous y a habitués depuis la sortie de l’album Amewuga, d’une série de vidéos. Après la fresque documentaire d’Aux Impossibles Imminents et les deux premiers volets de la série Noukpékpé Makpézan, Elom 20ce livre une nouvelle trilogie : Le silence est un cri.
Je suis en guerre depuis le 1er cri
(…)
Et si ma bouche se fait morgue où est-ce que je fous tous ces cadavres ?
Et si ma tête se fait cimetière où est-ce que je range tous ces fantômes ?
(…)
Où sont mes Soyinka, mes Cheikh Anta, mes Hugh Masekela, mes combattants qui marquent le pas ?
Écrit entre Accra et Bamako, « Le Silence Est Un Cri » est d’abord un morceau jazzy, amer aussi. Sans doute le titre le plus écorché de son dernier projet solo, Amewuga : « À l’image de l’album, ce morceau tend à montrer le lien entre l’intime et le politique. Je l’ai écrit dans un moment où je me suis senti délaissé par des gens en qui je croyais parce que l’on menait un combat ensemble. Quand on parle de lutte de libération, de panafricanisme, on ferme les yeux sur les guerres intestines qui rongent ces mouvements. Mais on ne peut pas toujours accuser l’Occident de tous nos maux. Il faut balayer devant notre porte. Et faire le ménage c’est aussi ne plus taire ce qu’Amilcar Cabral qualifiait de « cancer de la trahison ».
La pensée de l’homme politique bissau-guinéen, auquel Elom faisait déjà référence en ouverture de la chanson « Comme un poison dans l’eau« , a largement inspiré son nouveau film. Cette phrase tout particulièrement : « La culture s’avère être le fondement même du mouvement de libération et seules peuvent se mobiliser, s’organiser et lutter contre la domination étrangère, les sociétés ou groupes humains qui préservent leur culture. »
Dans un documentaire de 26 minutes, qui constitue le 1er volet de la trilogie, Elom 20ce donne la parole à celles qui représentent selon lui les « piliers physiques et métaphysiques d’une société en lambeaux » : des femmes d’Alawogbé, un village situé à 58km de la capitale.
Elom 20ce a été introduit auprès de ces « mamans » en 2017 par Ametek Amofo, du groupe Djanta Kan, un enfant du village : « Avec le temps, nos relations se sont renforcées. Je les ai invitées deux fois à Lomé, notamment en janvier dernier pour chanter lors de La Nuit des Idées. Ce sont elles aussi que l’on entend en ouverture du titre « Amewuga« . J’ai un projet d’album autour des chants traditionnels avec elles et des femmes d’autres régions. Pour l’instant, je collecte leurs chants. Comme on l’entend dans le film, ils contiennent beaucoup de sagesse, il ne faut pas perdre ce patrimoine. »
« Un peuple peut-il être souverain s’il est coupé de ses terres ? »
Le film, d’abord silencieux, s’ouvre sur des images en noir et blanc. Certaines, d’archives, montrent Amilcar Cabral, son éternel bonnet vissé sur sa tête. D’autres, contemporaines, viennent notamment annoncer les protagonistes des deux autres volets de la trilogie : deux perruches et, plus loin, le cadavre d’un cafard décapité par trois fourmis.
Puis la voix d’Elom interroge : Un peuple peut-il se libérer s’il n’est pas uni ? Peut-il être souverain s’il est coupé de ses terres ? De ses racines ? De sa spiritualité ? De ses traditions ? La couleur jaillit et nous voici sur un chemin de latérite, suivant une femme au milieu d’une végétation luxuriante. Des plans aériens finissent de planter le décor : quelques cases et surtout des manguiers, des champs de maïs, de manioc, d’arachides, d’ananas. La voix d’Elom poursuit : « Que sont nos capitales sans les campagnes qui les nourrissent ? Quelles considérations accordons-nous à ses habitants ? Je suis allé à la rencontre de ses paysannes lorsque la terre traversait une zone de forte turbulence. Je suis allé à leur rencontre pour nous rappeler qu’elles sont le poumon de notre société. »
Pliées en deux, la houe à la main, ces femmes retournent la terre, cette « matrice nourricière ». Elom sait faire : enfant, il a eu sa parcelle d’arachide à cultiver. Alors il se joint à elles, laboure et désherbe. Il est le seul. Au village nous dit-on, ils sont peu nombreux à cultiver leur parcelle. La plupart « se cherchent » toute la journée assis sur un banc : « A la base, assène une ancienne, c’est l’homme qui est censé veiller sur la femme. Mais de nos jours se sont les femmes qui prennent soin des hommes. Parce que les femmes se débrouillent. Que les hommes s’occupent d’elles ou pas. Voilà ! »
Dans cette nature qui semble si préservée, on est surpris de les entendre parler d’engrais et de pesticide (qu’elles n’ont pas toujours les moyens d’utiliser). On l’est moins, en revanche, d’apprendre que le temps où les semailles du maïs étaient collectives est révolu : « en raison de l’inconstance de la pluie, les gens préfèrent se concentrer sur leur propre champ car ils craignent de rater la pluie quand leur tour arrivera. »
Et une autre femme d’ajouter : « nos ancêtres faisaient des prières autour du 9ème ou du 10ème mois de l’année afin que la pluie tombe. A l’issue de ces prières, Dieu exauçait leur vœu. La pluie tombait, les champs prospéraient. Mais aujourd’hui, avec l’expansion du christianisme, nous ne respectons plus les interdits. Dieu nous punit donc en limitant la pluie. »
Elom précise : « le vaudou existe par son interaction avec l’Homme. Il y a certains interdits à respecter, comme ne pas chercher le malheur de ton prochain par exemple. Si tu ne respectes pas ces interdits, le vaudou agit. Comme le dit l’une des femmes dans le film : ‘’Le ciel peut te foudroyer si tu fais le mal sur Terre. C’est du même ciel que provient la pluie qui arrose les plantes qui nous nourrissent.’’ Leur société traditionnelle est régulée par le vaudou. Certaines de leurs croyances relèvent tout simplement du bon sens et la crise sanitaire est venue nous rappeler que nous aurions tout intérêt à nous inspirer de leurs valeurs, à revenir à l’essentiel, à replacer l’humain au centre (amewuga, en éwé). »
Elom 20ce a gagné la confiance des anciennes. Celles-là mêmes qui, âgées de 65 à 70 ans, prennent la parole dans son film : après lui avoir confié les vertus de certaines plantes, c’est parées de leurs plus beaux pagnes qu’elles lui transmettent les secrets de leurs perles (dédiés à telle ou telle divinité vaudou) et acceptent qu’il filme une cérémonie de guérison. La caméra d’Edoh Adogli, toujours à la bonne distance, embrasse les corps en mouvement (et pour certains en transe) et saisit toute l’intensité de ce rituel. Mais ce que l’on garde en mémoire, c’est le mélange de puissance et de douceur qui émane de ces femmes, leur fierté : « Tous ceux qui ont été guéris chez nous, une fois qu’il reçoivent le baptême chrétien, n’aiment plus nous approcher. Ils nous regardent de haut et disent que nos traditions sont obsolètes et que nous devrions nous en débarrasser. Nous les observons en silence car ils ne savent pas de quoi ils parlent. L’expérience est la meilleure conseillère. »
Trois volets, une méditation sur la lutte contre l’impérialisme
En mettant en avant ce qu’Elom nomme ici la « paysannerie » et avec elle des gardiennes de la tradition, ce film est le préambule nécessaire à la compréhension des deux autres volets de la trilogie.
Incarné par deux perruches, le 2e volet met en scène la « paysannerie » et les « intellectuels organiques » (entendez : « ceux qui ont fait des grandes études mais qui ont choisi de ne pas se couper de la base »). Leur rapprochement, explique-t-il, est la « condition sine qua non pour établir un nouveau rapport de force face aux tentacules de l’impérialisme ».
La chute de l’impérialisme, incarnée par le cadavre d’un cafard, est racontée dans le 3e volet. Elle est orchestrée par trois fourmis : « l’élite africaine », les « intellectuels organiques », la « paysannerie ».
L’ensemble s’inscrit dans une cogite que notre asrafo (« guerrier » en éwé) résume en ces termes : « La situation des Noirs ne changera pas dans le monde tant que l’Afrique ne sera pas souveraine. Les protestations pour une élection truquée, un Noir assassiné aux USA, ne suffiront pas pour rompre les fils savamment tissés du statu quo. Les #Blackouttuesday, #JeSuisCiJeSuisCa non plus. Il nous faudra reprendre possession de nous-mêmes. Chaque réflexion compte. Chaque action compte pour donner corps à un projet politique à la hauteur de notre dignité d’Africains. »
Maniant les images aussi bien que les mots, Elom 20ce crie décidément d’une bien douce manière les silences de tout un continent.
L’album AMEWUGA est disponible ici.