Vendredi matin Yemi Alade arrivait de Sierra Leone et La Poste livrait enfin une statuette dorée en provenance de Los Angeles au domicile français d’Angélique Kidjo : son 5ème Grammy, remporté en avril dernier pour l’album « Mother Nature » sur lequel elle avait invité sa galaxie d’amis- qui va de Yemi Alade à Burna Boy, en passant Mr Eazi, Sampa the Great, Zeynab, Lionel Loueke, Shungudzo, Mathieu Chédid et David Donatien.
Le soir, la chanteuse béninoise recevait, comme à la maison, une autre bande d’amis sur la scène du Théâtre Antique du Festival de Vienne.
Sans trophée ni egotrips : ils étaient simplement venus jouer « en famille » et se faire taquiner par leur chère tantie montée sur pile, accompagnée par son excellent groupe (Thierry Vaton au piano, Rody Cereyon à la basse, Grégory Louis à la batterie et David Donatien aux percussions).
Toujours à l’écoute des sons et des personnalités qui émergent, Angélique Kidjo avait concocté une guestlist très éclectique : la chanteuse Imany et deux violoncellistes, le guitariste cubain Joel Hierrezuelo, le jeune chanteur surinamais Jeangu Macrooy et la diva nigériane Yémi Alade- qui l’appelle désormais « mummy » !
La reine des charts afrobeats, autrice du tube « Johnny » en 2013, avait d’ailleurs invité Angélique Kidjo sur son album Woman of Steel, pour le titre Shekere. Angélique Kidjo l’avait conviée en retour sur « Dignity » paru sur son album « Mother Nature » en 2021.
Depuis, les deux reines des playlists d’Afrique s’appellent régulièrement, elles ont tissé une solide complicité artistique et dessinent chacune à leur manière de nouveaux imaginaires féminins (et féministes ?) en Afrique. En pidgin english, en en yoruba ou igbo, elles abolissent les frontières entre le Bénin et le Nigéria voisin, et entre leurs générations.
Comment avez-vous découvert la musique de l’une et de l’autre ?
A.K : Quand j’ai entendu Johnny, j’ai tout de suite adoré ! Quel culot de faire un premier tube sur une femme qui cherche son mec pour lui demander des comptes quand il raconte n’importe quoi ! Mais au-delà de ça, j’adore aussi l’ambiance du morceau.Si ce tube parle autant aux gens dans les marchés et ailleurs c’est parce que Yemi raconte une histoire vraie. Le mec qui te dit un truc alors qu’il fait autre chose, et quand il a besoin d’argent, il revient vers toi, puis il repart et ne revient jamais : ça c’est une histoire universelle !
Pour moi, chanter c’est raconter une histoire, je viens de cette tradition de conteuse. Et Yémi, elle, raconte des histoires, c’est ce qui m’a touché dans sa musique.
YA : Moi j’ai grandi avec la musique d’Angélique, c’est une vraie légende pour moi ! Dans ma jeunesse musicale, il y avait la chorale à l’église dans laquelle je chantais, Beyoncé, la chanteuse nigériane Christy Uduak Essien-Igbokwe et Angélique ! J’ai vraiment grandi avec sa musique.
Comment vous êtes-vous rencontrées en vrai ?
AK : Pendant des années, Oscar, mon frère aîné, me parlait de Yemi Aladé. Il faisait partie d’un jury musical à Lagos et il me disait tout le temps : Angélique, au Nigéria, il y a une jeune artiste qui veut absolument te rencontrer ! Elle veut que tu sois son mentor. J’ai dit: je ne suis le mentor de personne ! Je n’aime pas donner de conseils parce comme on dit: les conseilleurs ne sont pas les payeurs. Et puis finalement, un jour, je suis allée jouer à Lagos, et je lui ai envoyé un message…
Y.A : c’est vrai j’envoyais tout le temps des emails à son frère ! Et quand Angélique est venue à Lagos, j’ai fait en sorte d’y être aussi. Je l’ai attendue devant son hôtel. J’étais vraiment comme une super groupie : c’était Angélique, la folie quoi !!!
AK : Et là, c’était un peu comme un coup de foudre. J’ai rencontré une jeune femme pleine d’enthousiasme, très en contrôle d’elle-même, à la fois artiste et entrepreneuse. On a parlé du courage qu’il faut pour faire de la musique en tant que femme, et plus encore au Nigéria. Quand tu écoutes sa musique, tu te dis qu’elle doit avoir du caractère mais là j’en étais convaincue ! On s’est écrit des messages, on se parlait souvent, et puis on a envisagé de travailler ensemble.
Comment est né votre premier duo Shekere, une relecture du titre Wombolo ?
YA : Je vais vous dire la vérité : au début je ne voulais pas reprendre cette chanson ! C’est un tube énorme d’Angélique ! C’est vraiment dangereux de faire des reprises. Si tu y arrives ça devient de l’or, mais c’est très difficile ! J’avais écrit une autre chanson que je voulais faire en duo avec Angélique. J’avais trop peur de Wombolo, mais elle a insisté ! Ça m’a pris trois ans pour travailler ce morceau, trouver les bons producteurs et finalement la chanson est apparue. La crise COVID nous empêchait de la chanter ensemble, alors là c’est vraiment un bonheur de pouvoir la partager sur scène !
AK : Quand Yémi m’a envoyé la maquette, j’ai tout de suite dit : j’adore ! J’aurais adoré de toute façon parce que tu feras toujours autre chose que moi. Après, quand Yemi a voulu tourner le clip à New York, là, j’ai vu qu’elle était vraiment très perfectionniste ! Elle voulait vraiment que la vidéo soit impeccable !
Vous êtes toutes les deux des modèles pour des générations de femmes en Afrique et ailleurs, les choses sont-elles en train de changer pour elles?
YA : J’ai l’impression que les femmes en Afrique commencent à avoir plus conscience de leur valeur. Elles commencent à se réveiller, à dire non à certaines choses qui les déshumanisent ou les rabaissent. Elles comprennent que seuls nos esprits fixent les limites du possible. En Afrique et dans le monde, on commence à accepter que les femmes puissent occuper des postes de pouvoir. C’est lent mais je sens un véritable changement. C’est à nous de l’initier et de le nourrir.
AK : Pour les femmes artistes comme nous, une chose a changé: la technologie et internet qui nous permettent d’avoir une carrière sans dépendre de maisons de disques, de producteurs hommes, et donc ça c’est aussi nouveau. On est moins à la merci d’un producteur qui va te demander de faire des choses que tu ne veux pas faire ou de coucher avec toi. Moi j’ai dû faire face à ce genre de dangers. C’est pour ça qu’en tournée, il y avait toujours quelqu’un de ma famille avec moi : Je n’étais jamais seule, et ma famille était suffisamment grande pour qu’il y ait toujours quelqu’un de libre pour me suivre. D’une certaine manière, en musique et dans le reste de la société, internet et les réseaux sociaux sont devenus une présence protectrice.
Comment des femmes puissantes et engagées comme vous accueillent le recul de la cour suprême américaine face au droit à l’avortement ?
YA : C’est incroyable et tellement triste !
A.K : C’est fou et ça me rend folle! On revient 40 ou 50 ans en arrière ! Malgré tout, j’ai confiance, les femmes américaines vont se lever et se battre. Je dis à toutes les femmes du monde de les rejoindre dans ce combat pour ce droit à choisir leur maternité car aujourd’hui tout ce qui se passe ailleurs peut arriver chez vous en très peu de temps ! Cette décision, on la doit en majorité à des hommes. J’ai envie de leur dire : mais de quoi avez-vous peur ?
Yémi tu viens de sortir « My Man » un titre dans lequel tu parles des hommes et de féminisme autrement ?
YA : oui. C’est important de soutenir les femmes, de les protéger, de les aimer, car on ressent toutes dans nos chairs et dans nos vies que la société ne nous fait pas de cadeau. Pourtant, je dis toujours que je suis féministe, mais que pour moi le féminisme ce n’est pas attaquer les hommes ni les mettre de côté. Sinon ils n’apprendront jamais rien ! Le féminisme, c’est simplement croire que les femmes ont les mêmes droits. Certains hommes sont vraiment sur cette longueur d’ondes, donc il faut aussi leur rendre hommage, et c’est ce que je fais dans cette chanson.
AK : On disait souvent à mon père : qui porte le pantalon chez toi? Et il répondait : on est deux ! Il disait qu’il ne pouvait pas traiter la femme qu’il aime et la mère de ses enfants comme un objet! C’est donc de la part des hommes que doit venir le changement. On ne peut rien faire sans eux ! Il faut être honnête, le féminisme ne peut pas être contre les hommes, on a besoin d’eux pour gagner cette bagarre.
Votre dernier titre en duo s’appelle justement « Dignity », il parle d’autres violences…
YA : C’est une chanson qui parle au monde entier même si elle a été inspirée par la situation d’octobre 2020 au Nigéria et du mouvement social #EndSARS : des manifs et un hashtag qui appelaient au démantèlement de la Special Anti-Robery Squad, une unité spéciale de la police nigériane particulièrement brutale. Au-delà de ça, c’est un appel à mettre fin aux brutalités policières au Nigéria et ailleurs. Ce qui s’est passé en octobre 2020, je ne l’oublierais jamais ! On entendait des tirs de partout. J’ai appelé Angélique en lui disant : mummy je crois que c’est la guerre ici! Elle m’a dit de me calmer.
A K : Je lui ai dit rentre chez toi, Yemi. Quand ça tire dans la rue, mieux vaut pas être une victime du système. La seule arme qu’on a, nous deux, c’est chanter ! J’ai appelé des gens d’Amnesty International et je les ai mis en contact avec Yemi. Et puis cette chanson est venue tout naturellement. Elle parle de ce qui s’est passé au Nigéria, mais au-delà elle dénonce toutes les violences policières.
YA : C’est notre responsabilité de parler de ce dont nous sommes témoins, de ne pas laisser de telles souffrances cachées sous le tapis en Afrique et ailleurs. Lorsqu’on constate, ici ou ailleurs, que des Noirs ne sont pas traités comme des humains, comme ce fut le cas pour George Floyd, on doit le dire ! Dieu merci, nous avons désormais les réseaux sociaux qui sont un sacré relais dans le monde entier.
Il y a quelques semaines, à New York, votre confrère nigérian Burna Boy a débarqué pour son concert au Madison Square Garden dans un vaisseau, dans un univers aux codes très afrofuturistes. L’Afrique est-elle en train de réinventer ce mouvement pour créer d’autres imaginaires?
YA : Je n’ai pas vu ce concert de Burna Boy, mais je constate tous les jours que les jeunes d’aujourd’hui sont faits d’un autre bois que nous. Partout dans le monde, et particulièrement en Afrique, ils rêvent plus large, plus sauvage, plus grand ! Tout ce qui traversent leur esprit, ils arrivent à y donner vie ! Alors que ce soit dans l’afrobeat ou l’afrofuturisme, il se passe beaucoup de choses ! Et il va encore s’en passer, alors gardez les yeux grand-ouverts !
AK : L’afrofuturisme a toujours existé en Afrique bien avant que les américains n’inventent ce mot. L’amnésie collective l’oublie, mais le futur nous a toujours inspiré. Il y a plein d’artistes qui faisaient de l’afrofuturisme. Je me souviens que j’écoutais un artiste nigérian qui parlait d’aller sur la lune, et je disais à mon père : moi aussi je veux aller sur la lune !! Pourquoi pas? L’Afrique est le berceau de l’humanité, donc tout part de là et y reviendra. Nous artistes africains, c’est comme si on était mis à part, mais maintenant, les jeunes cassent les codes, ils rêvent loin, et ils ont raison !