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La fièvre des bailes funk s’expose à Paris
Photographies de Vincent Rosenblatt

La fièvre des bailes funk s’expose à Paris

Le photographe Vincent Rosenblatt, installé à Rio depuis plus de vingt ans, a suivi l'irrésistible contagion des bailes funk et des contre-cultures qui s’expriment dans la rue. Ses photos sont exposées jusqu’au 29 juillet à Paris. Courez-y.

C’est en 1999 que Vincent Rosenblatt, né à Paris en 1972, débarque pour la première fois au Brésil, suite à l’obtention d’une bourse d’échange avec l’École Nationale des Beaux-Arts dont il sera diplômé deux ans plus tard. Il y reste neuf mois, entamant de longs périples à l’intérieur de ce pays-continent. Dès 2002, il s’installe à Rio de Janeiro, où il vit toujours du côté de Gloria après avoir habité Santa Teresa. La même année, il commence un atelier photographique, Olhares de Morro (regards du Morne), à Santa Marta, une petite favela de la zone Sud. Il y formera de nombreux jeunes des quartiers déshérités, avec à la clef plusieurs expositions : à l’Unesco à Paris en 2004, aux rencontres d’Arles ou encore à l’Art Basel de Miami Beach en 2005. C’est le début d’une longue apnée au cœur d’une culture alors émergente, les bailes funk qui racontent une autre facette de la cité placée sous l’aura du Christ rédempteur. Celle d’une communauté longtemps ostracisée, d’une jeunesse débridée, stigmatisée par la bien-pensance de la bourgeoisie carioca

Depuis dix-sept ans, Vincent Rosenblatt documente cette contre-culture, qui agite les nuits des favelas. « Je tente de préserver la mémoire fragile de ces rencontres, de dépeindre l’énergie, les gestes et les désirs d’une certaine jeunesse », écrit-il dans le récent ouvrage Rio Baile Funk qui compile une partie de ce vaste travail documentaire. Ce sont aussi les bailes funk, ces corps à corps qui finissent tard dans la nuit, qui sont à l’honneur dans l’exposition qui lui est consacrée à la galerie du passage — Pierre Passebon — à Paris — jusqu’au 29 juillet 2022. Il y montre aussi deux autres aspects des fêtes surgies dans les quartiers, à la périphérie du fameux slogan « Ordre et Progrès » qui orne le drapeau brésilien : le carnaval « secret » des bate-bola qui explose chaque année dans les favelas du Nord et de l’Ouest de Rio, et le phénomène de la tecno-brega, la bande-son des boites de nuit qui boostent les nuits du Para, au nord du Brésil.

Nous sommes en 2007, il est six heures du matin au sommet de la favela du Morro dos Prazeres, à Santa Teresa, et l’équipe de son de Pitbull Boladinho (le pittbull énervé) commence à être démontée, après le baile. Dans les clubs, ce sont les propriétaires qui paient ; dans certains endroits en plein air, ce sont les associations de petits commerçants qui louent le sound-system. Et souvent les trafiquants paient la police pour qu’elle n’intervienne pas. A l’époque il y avait plus de 150 bailes par week-end à Rio. La base du baile funk, c’est le sound-system. Et à la base du sound-system, il y a les porteurs qui peuvent monter sur leur dos des caisses de 80 kilos, dans des ruelles escarpées. Sans ce prolétariat des ouvriers du funk, rien n’est possible. Malgré la répression, la violence de la police qui peut les séquestrer ou les détruire, les humiliations régulières, les sound-systems sont parvenus à résister. Aujourd’hui, les bailes funk renaissent tels des phénix après une période sombre.

Cette photo fait partie des premières séries que j’ai faite, en 2005, lors d’un baile funk très fameux de Rio, le baile du club Boqueirão, organisé par l’Équipe de Son (sound-system) CurtisomRio, non loin de l’aéroport Santos Dumont. Le propriétaire de ce club souffrait de l’extorsion organisée par la police pour permettre aux bailes d’avoir lieu et m’a longuement interviewé avant de me permettre de photographier et de m’accorder sa confiance. Une seule photo mal interprétée et qui sortirait dans la presse pourrait faire fermer le plus beau baile funk de la Zona Sul. Les jeunes venaient de plein de favelas de la zone nord et d’autres de la zone sud et se rencontraient là, sur l’asfalto, comme on appelle la ville formelle en opposition aux favelas, construites par leurs habitants. Reginaldo, l’organisateur de ce baile funk qui invitait chaque samedi des groupes de danseurs, des DJ, des MC d’autres sound-systems issus de toute la géographie carioca, a fini par m’embaucher pendant plus d’un an comme photographe officiel. En y revenant régulièrement, je pouvais bénéficier d’une vision panoramique de la richesse de cette scène funk carioca. Comme sur cette photo où l’on voit l’un des danseurs du boys band Os Perversos, prise lors du moment où les filles ne cachent pas leur désir pour les danseurs. Dans les bailes de favela, les filles sont normalement en sécurité, personne ne s’approchant sans savoir qui est qui, qui est avec qui. Il y a un contrôle social fort, à l’opposé de la « putaria », les textes pornos des chansons, qui font croire à qui ne fréquentent pas les bailes que tout y est permis. Au contraire, tout est codifié. Dans ce club du Boqueirão, de nombreux artistes du funk carioca ont apprécié mon travail et m’ont emmené ensuite dans leurs bailes de favela, me présentant au pouvoir local et engageant la confiance dont ils bénéficient dans leur communauté pour que je puisse y photographier.

A Belém, et plus généralement dans tout l’État du Para, à l’est de l’Amazonie, c’est le règne de la Tecnobrega. Cette photo est prise lors du lancement en 2017 du nouveau « Crocodilo », un des « aparelhagens » (appareillages) les plus puissants sur cette scène, qui est le théâtre d’une féroce concurrence. Il s’agit de sa troisième « incarnation », et visiblement la quatrième, toute récente, bat tous les records, avec douze mètres de long et pouvant s’élever à plusieurs mètres grâce à son système hydraulique. L’engin ouvre sa gueule, balance des fumigènes et feux d’artifices. Il y a des sound-systems tecnobrega de toute taille : dans des bars comme lors de ce type de manifestations qui peuvent réunir facilement 10 000 personnes. Elles sont suivies par des fan-clubs, dans tout le Pará, et même jusque dans l’état du Maranhão, où elles se déplacent, transportant le matériel en bus et dans des camions géants, avec cinquante personnes pour monter et démonter tout cela.

C’est l’ancien sound-system Tupinambá, mené par un des DJ historiques de cette scène dont le nom revendique ses origines indigènes. Au tournant des années 2000, il était parmi les pionniers à mettre en avant cet héritage amérindien, annonçant la vague actuelle du renouveau identitaire de ces peuples et cultures qui ont été massacrés. C’est toute une cosmogonie qui se déploie, autour de tables géantes de DJ’s incarnant le son sous forme de vaisseaux spatiaux et autres animaux totémiques robotisés.

Cette scène existe depuis les années 1960, et elle a changé de dimension au tournant des années 2000, avec la musique électronique et les évolutions technologiques. L’esthétique a connu une révolution chez la demi-douzaine d’artisans de Belém et sa périphérie qui fabriquent ces énormes machines, souvent en bois naval recouvert de métal. A l’origine, il s’agissait des fêtes foraines qui apportaient des discos mobiles par camion ou bateau. Les élites n’ont eu que mépris pour eux – brega est synonyme de mauvais goût – mais il n’y a jamais eu de répression contre cette scène périphérique, contrairement à ce que les bailes funk de Rio de Janeiro ont subi. De fait, les familles investies dans ces boîtes de nuit ambulantes ont pu capitaliser, créant un écosystème autogéré qui, entre les murs d’enceintes, les lumières, les effets, peut exiger plusieurs millions de réais d’investissement (1million de reais brésiliens = env .200 000 euros, ndlr). Généralement, les gens du public achètent en direct le CD et le DVD qui ont été pressés. On y entend surtout de la tecnobrega, mais aussi du reggaeton ou du funk carioca et tous les rythmes caribéens qui convergent dans cette région amazonienne.

Nous sommes en 2019 à Vila Cruzeiro, dans le Complexo da Penha, un ensemble de favelas de la zone nord. Ces quartiers n’ont été occupés par la police militaire qu’en 2012 avec l’aide d’une intervention massive de l’armée brésilienne. Globo, le grand média brésilien, est même allé jusqu’à comparer cette intervention avec le débarquement en Normandie. Comme si les gens des favelas étaient des ennemis, des nazis. Du délire ! C’est un endroit très particulier de Rio, qui avait été à l’origine avant d’être cet ensemble de favelas, le refuge de beaucoup d’esclaves en fuite, ce que l’on nomme un Quilombo. Il en reste un esprit rebelle et un côté festif très particulier associé à ce territoire. Ce jour-là, se tournait un clip de la chanteuse MC Baby Perigosa avec le groupe Heavy Baile pour la chanson Grelinho de Diamante (le petit clitoris en diamant), avec les excellents danseurs Ronald Sheick et Hellena, entre autres.

Heavy Baile & Baby Perigosa – Grelinho de Diamante

Ezéquias est un jeune producteur et modèle, rencontré lors d’une édition spéciale de la Yolo Love Party en 2018. En 2005, J’ai commencé à réaliser cette série au long cours : Funk Body, où il s’agit de montrer tous ces corps qui sont des espaces d’affirmation, de liberté d’expression, à travers les tatouages, le maquillage, les bijoux, les marques de bronzage réalisés avec un réel protocole, les tresses, les coiffures, tout ce qui magnifie la culture afro-brésilienne. Je croise des gens qui m’inspirent, je leur montre la série sur mon téléphone et je leur demande s’il est possible de les photographier. Chacun me montre ce qu’il a fait sur ce corps en devenir, dont on peut s’affranchir et qu’ils font évaluer à travers notamment la musculation ou le tatouage. Ce corps en liberté résume l’état d’esprit des funkeiros et de la jeunesse afro-carioca.

Il s’agit d’un bate-bola, ou clovis, un nom dérivé de clown. Bate-bola, cela fait référence au fait que la plupart frappent des ballons au bout d’un bâton, créant une explosion qui rappelle le coup de feu. Ce sont des groupes de 3 à 300 personnes qui déferlent et s’affrontent par ce « jeu », et il existe plus de 1000 groupes à Rio qu’on voit lors de cet autre carnaval, celui qui ne passe pas à la télé et qui subit des interdictions et interventions policières. Une sortie de groupe se fait au son du funk carioca, avec un sound-system. Les DJ customisent les hits du moment pour en faire des odes au groupe, que l’on nomme la turma (le crew).

Chaque costume peut coûter jusqu’à trois salaires minimum, pour n’être utilisé que pendant les trois ou quatre jours du Carnaval. Dans ces banlieues de la zone Ouest et nord, les gens peuvent mettre six mois à le payer, en amont du Carnaval. Chaque groupe à un « cabeça », un chef qui s’occupe de la production, mais est aussi l’artiste responsable du design et qui choisit le thème que son groupe va représenter chaque année. C’est aussi lui qui est le pacificateur et fait en sorte qu’il n’y ait pas de bagarres et encore moins de mort avec les turmas rivales.

Cet autre carnaval est tellement prisé que même certains membres de la police militaire ont créé leur groupe. Cette année, je suis tombé sur la turma de la police civile, dont fait partie cet homme en photo qui porte un masque qui peut faire penser à l’emblème des escadrons de la mort mais qui est en fait un des masques les plus anciens. Son groupe compte environ 200 personnes, réunissant policiers et membres de leur famille, une bande très bien organisée, avec un côté martial. Symboliquement, cela démontre que la tentative de répression de ce carnaval alternatif par l’Etat a échoué puisque même ses agents veulent en faire partie et partagent ce désir d’art de rue.

Il s’agit d’une petite turma familiale croisée en 2020 lors d’une rencontre de bate-bola, à Santissimo, au fin fond de la zone Ouest, soit une cinquantaine de kilomètres d’Ipanema. Pour leurs costumes, les bate-bola peuvent s’inspirer des mangas, de Walt Disney, du syncrétisme afro-brésilien ou comme ici de l’histoire du Brésil. La poupée représente l’esclave mythique Anastácia, punie à vie avec un masque pour avoir refusé de coucher avec son propriétaire, elle est célébrée dans les religions afro-brésiliennes. Sur le costume, on voit aussi un homme qui brise ses chaînes, symbolisant la lutte pour l’abolition de l’esclavage. Chaque costume est le fruit d’une réalisation extrêmement complexe, avec de la sérigraphie, des plumes, tout un assemblage de tissus et textures. Ce carnaval que j’ai découvert en 2007 grâce à un ami, DJ Fú – qui jouait dans les plus grands bailes funk de favelas, n’a rien à voir avec le carnaval officiel, celui du Sambodrome, où le Samba est domestiqué, télévisé. Ici, c’est le funk, débridé et bruyant. C’est un ré-enchantement et une re-signification de territoires abandonnés par l’État mais qui, pour les quelques jours de carnaval, révèlent leur richesse et le désir d’art de leurs habitants.

J’ai connu Walesca, l’une des deux femmes sur cette photo de 2018, à la Yolo Love Party, une des « fêtes noires » (festas pretas), qui existent depuis quelques années en parallèle de la répression sauvage de l’Etat contre les bailes funk. Il en existe beaucoup à Rio, mais les plus belles sont la YoLo Love Party (You Live Only Once) et la Batekoo. Dans le contexte dystopique actuel du Brésil, ces fêtes créent le temps d’une nuit des espaces, ce sont des lieux ouverts à tous les corps, LGBT friendly, où l’avant-garde des favelas et des périphéries de Rio s’exprime par la mode, par la danse. Ce sont bien plus que des espaces de fête, mais le moment de célébration des identités, de cure de toutes les avanies subies, racisme et violence, qu’ils subissent au quotidien dans leur quartier. Toute la diversité de la scène carioca s’y exprime à l’image de Walesca, étudiante en histoire de l’art qui travaille désormais au Musée d’Art de Rio (MAR). Je la rencontre de fête en fête, comme d’autres protagonistes et danseurs de la scène carioca – et j’accompagne ainsi sa vie sentimentale – avec des hommes comme des femmes – à travers les ans. Par chance Waleska vient de s’offrir son premier voyage à l’étranger et elle était là au vernissage de l’exposition de la galerie Pierre Passebon, comme à toutes celles que je fais à Rio !

Exposition Fever – Vincent Rosenblatt / Photographies 2005-2022, jusqu’au 29 juillet 2022 à Galerie du passage – Pierre Passebon, 20-26 Galerie Véro-Dodat, 75001 Paris.

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