Si ses études au Ghana et au Canada le destinent à une carrière dans l’architecture, Yinoluu est en réalité musicien depuis plus de six ans et l’air de rien, le beatmaker a déjà collaboré avec des artistes célèbres sur le continent comme Odunsi, Amaarae, Teezee, Boj, Prettyboy D-O et de nombreux autres. Son œuvre s’inscrit dans la mouvance « Alté », une scène nigériane alternative qui influence de plus en plus la jeunesse ouest-africaine.
Les artistes Alté s’affirment par un son riche en influences comme un look androgyne et aiment à bousculer des normes qu’ils considèrent trop conservatrices, n’hésitant pas à parler de sexe ou à faire preuve d’auto-dérision. Il y a deux ans, Yinoluu produisait « Alté Cruise », l’hymne non-officiel du mouvement, baptisant au passage cette nouvelle mouvance branchée et décomplexée. Lui-même en fait partie en produisant de nombreux beats pour les chanteurs du genre, mais sans se limiter à l’exercice : Yinoluu est également connu pour avoir sorti des projets entièrement instrumentaux, comme DayDreamer en 2019, une démarche peu commune dans sa mégalopole de Lagos. Récemment, un incident technique lui fait perdre presque l’intégralité de ses sauvegardes, donnant naissance à l’EP Lost Files en 2020 avec les morceaux rescapés, puis que le beatmaker se soit fait voler son laptop (un fonds de solidarité a été créé pour l’aider à s’en racheter un), Yinoluu a accepté de répondre à nos questions.
Quels sont les principaux défis auxquels sont confrontés les producteurs comme vous au Nigeria ?
Je pense qu’il y en a beaucoup. L’un d’eux, c’est le respect. Les producteurs ont souvent le petit rôle. Sur un morceau, l’artiste est le point central, il est la star et le producteur est juste en arrière-plan, donc parfois il y a un déséquilibre quand vous essayez de travailler avec un artiste. Il y a beaucoup de gens formidables, mais j’ai aussi travaillé avec certains égoïstes. Parfois, vous approchez un artiste avec une idée, et ils décident de la prendre à leur compte. Au-delà de ça, beaucoup de producteurs nigérians sont reconnus pour leur travail. De plus en plus de gens admettent que, dans les chansons qu’ils aiment, l’instrumentale joue un rôle important. Mais il faut beaucoup de temps pour obtenir cette reconnaissance, pour arriver au point où l’on peut réellement tirer parti de son nom, surtout quand on est un jeune producteur. Quand j’ai commencé, il y avait beaucoup d’artistes plus âgés qui pensaient que parce que j’étais jeune, ils pouvaient en profiter. La scène Alté est un peu mieux parce qu’on est comme une famille. Comme on s’est tous lancés dans la musique à peu près au même moment, il y a un sentiment de camaraderie. On s’élève tous ensemble, en s’aidant les uns les autres. Si vous faites un beat pour quelqu’un et qu’il marche bien, vous en profitez tous les deux. Et en fin de compte, la culture Alté est connue pour avoir un son unique et le travail du producteur a son rôle à jouer.
Pensez-vous qu’il y a une place dans l’industrie nigériane pour une musique instrumentale portée par des producteurs en solo ?
J’ai commencé par des projets instrumentaux et je me suis rendu compte que c’est une vraie niche, même au-delà de l’Afrique. Il y a beaucoup de chaînes Youtube d’instrumentales de chill hip-hop, et je voulais apporter ça en Afrique avec des instrumentales afrobeats. La première fois que j’ai fait ça, je l’ai joué à une amie et au milieu du premier titre, elle m’a demandé quand est-ce que l’artiste allait chanter ! Ça va donc prendre un certain temps. Ensuite, du point de vue d’un producteur solo, je pense qu’au Nigeria il faut atteindre un certain niveau avant de pouvoir sortir sa propre musique. Dernièrement, ça s’est fait pas mal de fois : Sarz l’a fait avec WurlD, Mut4y de Legendury Beatz ou E-Kelly l’ont fait aussi… je commence à me dire que c’est possible. Mais même dans ce cas, je doute que ça marche si vous êtes un jeune producteur, même si la musique est vraiment bonne. Sarz a fait un projet instrumental mais avant, il a fallu qu’il devienne Sarz. Il a dû produire pendant plus de dix ans.
Vous reconnaissez-vous dans l’appellation « producteur Alté » ?
Honnêtement, oui. L’Alté, c’est un mélange d’influences. On a grandi au Nigéria donc il y a déjà l’esthétique et la culture nigérianes en nous, mais par exposition ou expérience, d’autres influences pénètrent ce qu’on fait. Le premier projet d’Odunsi, Rare, est certainement influencé par le Nigeria, mais vous pouvez aussi entendre les influences des années 80 et 90, des influences afropop plus anciennes, c’est presque hors du temps. C’est comme ça que ma musique naît.
Pensez-vous qu’il y a un point commun entre tous les artistes avec lesquels vous avez travaillé ?
Oui, je dirais qu’il y a une ouverture d’esprit pour essayer de nouvelles choses. J’envoie souvent des beats aux artistes et ils me répondent « c’est génial à écouter mais je ne sais pas quoi faire avec ça« , ou bien ils pensent simplement que c’est trop bizarre. Mais je peux envoyer des choses vraiment étranges à Odunsi, et il va essayer, il saura quoi faire. Il y a une volonté de le tester, de voir ce qui peut en sortir, d’expérimenter. J’apprécie vraiment. Par ailleurs, j’apprends beaucoup d’eux. Grâce à cette sorte de famille que nous formons, il y a beaucoup de retours et d’échanges d’idées. J’ai beaucoup appris des chanteurs qui sont aussi producteurs, comme Odunsi ou AYLØ. Je me souviens qu’Odunsi m’a souvent dit que mes beats sont trop complexes, trop complets. C’est une leçon que j’ai vraiment prise à cœur, et j’aime apprendre.
La mouvance Alté se limite-t-elle uniquement à la musique ?
Ça va bien au-delà de la musique. C’est une bouffée d’air frais, une nouvelle vague. Les choses vont dans une certaine direction depuis un certain temps, et là il y a un nouveau chemin à prendre. Et ça recoupe tellement d’éléments : la mode, le cinéma, le streetwear, la scène du skate à Lagos, les clips, la photographie. Tout est lié ! Les photographes donnent leur propre vision de la scène, la mode habille la scène Alté des nouveaux styles qui n’existaient pas au Nigeria : des influences gothiques, des chaussures à semelles compensées, du maquillage bizarre, des accessoires, des coiffures folles…. Une toute nouvelle vague d’expressions artistiques !
En lisant votre biographie, on voit que vous êtes impliqués dans de nombreux champs artistiques : le cinéma, le théâtre, la musique, la photographie… Que pouvez-vous nous dire sur l’accès à l’art à Lagos ?
Lagos est sans aucun doute un lieu propice à l’art. C’est une plateforme culturelle : il s’y passe tellement de choses à l’intérieur comme à l’extérieur, il n’y a jamais un moment de calme. Certains des photographes les plus populaires du Nigeria se trouvent à Lagos. On a des galeries, des centres, des espaces d’art… Il y a aussi toute une scène théâtrale florissante, de la musique, de la mode avec la Lagos Fashion Week… La ville devient un « melting pot » de différentes formes d’expression et pour cette raison, même les gens des régions ou des villes voisines qui veulent se faire remarquer viennent à Lagos. C’est aussi un peu risqué de tout avoir au même endroit, et on voit que les gens des autres villes essaient également de se faire une place sur la carte. Il y a le collectif Apex Village qui vient d’Abuja avec PsychoYP, il y a les deux frères Veen et Kiienka qui essaient de mettre l’attention sur Port Harcourt… Bien que Lagos soit toujours le hotspot, je peux imaginer d’autres villes mettre aussi leur nom sur la carte dans un futur proche.
Votre EP Lost Files est très éloigné de la musique populaire nigériane actuelle. N’avez-vous pas peur de vous couper d’une certaine partie du public nigérian ?
En effet, je ne pense pas que je puisse qualifier ma musique d’afrobeats pur, ou de quoi que ce soit de pur en fait. Avec ma musique, j’essaie de fusionner des éléments différents. Je peux prendre un piano et des accords très soul, et puis me dire « que se passerait-il si je mettais une rythmique afrobeats là-dessus ? Est-ce que ce serait encore de la soul ? » C’est la philosophie avec laquelle j’ai travaillé ces deux dernières années. Je pense aussi que j’essaye toujours de mettre au défi l’artiste avec lequel je travaille. Quand c’est mon projet et que je t’invite, c’est mon son, et j’espère que ton style se retrouvera sur mon son. Mais je veux aussi que tu adaptes un peu ton style. Prenez la chanson « You » avec PsychoYP : beaucoup de gens m’ont demandé comment j’ai fait pour que Psycho devienne si romantique, alors que d’habitude il est dans la trap music. C’est ce que j’ai voulu faire. Pour répondre à ta question, je pense qu’il est bon d’expérimenter pour trouver sa propre intégrité artistique. Si vous avez envie de créer, de vous diversifier, d’essayer de nouvelles choses, je pense que vous ne devriez jamais avoir peur de le faire. Il faut toujours rester fidèle à soi-même et faire ce qu’on veut faire. Oui, ça peut nous couper de certaines personnes, mais on peut aussi en inspirer d’autres : quelque part, il y a probablement un enfant qui veut faire de la musique et qui a un peu peur parce que ce qu’il veut créer est différent. Et vous vous êtes là, à lui montrer que c’est possible ! Une bonne chose à l’ère du numérique, c’est que si ce que vous faites ne résonne pas là où vous êtes, ça peut toujours attirer l’attention ailleurs. Par exemple, mon projet « Day Dreamer » a la majorité de ses streams en Ukraine et au Brésil. Enfin, je pense aussi que l’expérimentation élargit la perspective de l’auditeur traditionnel. Les gens ont écouté du hip-hop toute leur vie, et puis la scène Alté leur montre une autre façon de faire du hip-hop.
Vous avez dit vouloir atteindre le monde entier avec votre travail instrumental. Qu’est-ce que le Nigeria peut apporter de nouveau dans ce genre ?
Quand vous écoutez ce que les Sud-Africains ont fait avec le Gqom et la House, même les gens qui n’aiment pas la musique instrumentale sont conquis. Le hip-hop chill et instrumental a vraiment décollé parce que les gens l’utilisent pour étudier, pour se détendre… Si vous écoutez l’afrobeats, vous verrez qu’on a nous aussi notre propre rythme et qu’il est unique. Quand vous l’écoutez, quelque chose bouge en vous. C’est une chose dont le monde entier peut bénéficier : la manière dont nos rythmes sont contagieux, la manière dont ça vous fait instantanément danser. Je pense qu’il est possible de faire notre musique sans chanteur, et elle sera toujours considérée comme de l’afrobeats.
Vous suivez également des études d’architecture. Selon vous, qu’est-ce qui a le plus d’impact sur Lagos en ce moment : la musique ou le développement urbain ?
Je pense qu’à l’heure actuelle, Lagos a encore du chemin à parcourir en matière d’urbanisme et d’architecture. Nous sommes encore des bébés, nous pouvons faire beaucoup mieux. On n’est pas les meilleurs en ce moment. Cependant, je pense honnêtement que le divertissement est l’une des plus grandes exportations du Nigeria en général. On s’est vraiment bien débrouillés. Lagos est connue pour son style de vie. Quand les touristes viennent, c’est d’abord pour la vie nocturne et la nourriture.
Que pouvons-nous espérer de vous à l’avenir ?
Je commence à avoir une idée du producteur et de l’artiste que je veux être. Je ferai encore beaucoup de productions pour les gens, mais je commence à comprendre qu’il y a une autre facette de moi que je veux expérimenter Je veux établir un modèle : des projets où j’invite des artistes, et aussi des projets instrumentaux. C’était mon premier amour et je ne pense pas que je vais m’arrêter un jour. J’avais aussi un projet de lo-fi chill afrobeats sur lequel je travaillais avant que mon ordinateur ne soit volé, et je vais m’y remettre. Il y a quelques projets de collaboration qui ont heureusement été réalisés et sauvegardés, on peut encore s’attendre à ce qu’ils sortent. Encore plus de musique folle et, espérons-le, bizarre.
Lost Files de Yinoluu, maintenant disponible.