« Je suis né à Montréal le 1er décembre 1977… Sagittaire ! » C’est comme ça qu’il s’était présenté il y a quelques années, au moment de lancer son premier disque enregistré dans nos contrées. Ce sera en 2017 Let’s Bash, une expression passe-partout qui traduit son envie de donner des vibrations positives. Grandi dans la métropole bilingue canadienne, plutôt uptown, le saxophoniste aux racines haïtiennes pratiquera la musique à l’église où son père officie, tout en se branchant bien vite sur Run DMC, LL Cool J et autres Refugees par l’entremise de son demi-frère, Pharell, plus âgé que lui. À l’adolescence, il opte pour le saxophone, et se fait le doigté dans les musiques de mariage, événements pastoraux, chorales, fanfares… « Il faut savoir jouer à l’oreille, mais on doit toujours être capable de lire. » La leçon de son prof de musique d’alors va servir toute sa vie, à celui qui est encore et toujours plongé dans les cahiers d’études de Marcel Mule et a joué sans soucis dans le métro new-yorkais. Cette dualité, tel un don d’ubiquité, va constamment caractériser le saxophoniste qui n’est jamais aussi bien que in & out.
Très tôt, il se fait l’oreille en écoutant les aînés. Les tutélaires combos de compas et cadence qu’il entend dans les fêtes de la communauté : Nemours Jean-Baptiste, Shleu Shleu, Tabou Combo, Zotobre, Channel 10… et Coupé Cloué, « les maestros de la discipline du groove. » Et puis bientôt tous les saxophonistes alto qui dominent le début des années 1990 : Steve Coleman, David Sanborn, Kenny Garrett… Avant d’en venir à Charlie Parker, dont l’apprenti traque les pistes, prend bonnes notes, les apprend par cœur. Il est alors temps de partir pour Boston, où Jowee Omicil passe par le prestigieux Berklee College, de 1997 à 2001, avant de s’installer à New York. Là, il arpente les clubs, enseigne dans les charters schools, joue dans la rue comme dans le métro. De cette époque, il garde trace avec un premier disque, Let’s Do This, qu’il enregistre sous son nom avec des camarades de promotion de Berklee, comme le vibraphoniste Warren Wolf, mais aussi avec Harold Faustin, le guitariste haïtien, mentor du vaudou jazz. D’ailleurs, toujours en quête de ses racines, il s’installe en 2007 à Miami, autre terre d’élection de la diaspora haïtienne : une période dont témoigne Roots and Groove, un album où il reprend Mesi Bon Dye, le classique du compositeur haïtien Frantz Casseus.
Cinq ans plus tard, en 2014, il clôt son triptyque initiatique avec Naked, où il salue de nombreux mentors dont Coltrane et Shorter. Depuis, ce boulimique de musiques doublé d’un insatiable voyageur s’est posé à Paris. Et celui qui fut sideman pour une pléiade de musiciens : de Beethova Obas à Emelyne Michel, en passant par Black Dada, Michel Martelly ou Wyclef Jean (pour ne citer que des sujets haïtiens) s’est imposé en leader d’un groupe, signant Love Matters, un second recueil pour le label Jazz Village. C’est néanmoins dans le rôle de l’accompagnateur que le saxophoniste va croiser la route du pianiste Randy Kerber, pour la série The Eddy, diffusée sur Netflix. Et chemin faisant prend forme l’idée de graver un duo avec cet aîné au CV à rallonge, qui a figuré aux côtés de Don Ellis, B.B. King, Michael Jackson, Leonard Cohen, Whitney Houston, Frank Sinatra, Quincy Jones, etc. tout en s’illustrant dans plus de 800 bandes originales, principalement à Hollywood. Entre les deux — l’un aux multiples claviers, l’autre aux saxophones, flûte, cornet et clarinette —, cela sonne d’emblée comme une évidence, en toute intimité. Comme une conversation improvisée, à l’image du titre « Grenadié à l’assaut » qui invoque les origines haïtiennes du saxophoniste.
Comment est né ce morceau « Grenadié » ?
Nous l’avons co-composé le premier jour d’enregistrement et c’est moi qui ai mis les mots, sur le coup. Antoine Rajon, notre producteur, m’avait demandé si c’était possible de placer quelques paroles en créole pour cette session. Rien n’avait été écrit, c’est un cri de guerre qui est sorti lorsque Randy est parti sur le clavier du chamberlin. Disons que c’est d’ailleurs plutôt une prière, totalement improvisée. Quelque chose d’inexplicable.
Cela prend pourtant la forme d’une chanson autobiographique, puisque l’on devine que tu parles de ton parcours, de Montréal à New York en passant par Boston, et au-delà du destin de la communauté haïtienne dans ce paroles…
Exactement. Et en même temps cela appelle à l’assaut. On a beau avoir fait tout ce cheminement, on est encore dans le bataillon, et d’autant plus aujourd’hui qu’on est dans la troisième guerre désormais, silencieuse, avec des informations contradictoires. Ma langue natale m’est venue comme ça. D’habitude je n’ai pas le réflexe de chanter en créole, parce que ma première langue est le français et ma deuxième, c’est l’anglais. Le créole, c’était celle qu’utilisaient mes parents à la maison. Je le comprenais sans forcément le parler. Mais quand ils s’adressaient à moi ainsi, ça voulait dire qu’ils avaient quelque chose à me dire, que je l’entende vraiment ! C’est la même chose quand je prends le micro, si je décide le créole, c’est pour avoir l’oreille, ça vient d’un endroit profond. Comme si les ancêtres m’avaient dit de le faire.
Grenadié à l’assaut, c’est d’ailleurs une expression qu’utilisait ton père…
Il avait des expressions clés du genre « pit kon marron zanana kon pingouin » dont le sens était « tout le monde debout » quand il voulait nous réveiller ! Comme quand on devait aller à l’église, et que je restais au lit. Comme il est pasteur, il pouvait aussi chanter des hymnes. Cette chanson, ce sont mes espoirs pour les Haïtiens, et elle se complète avec La Gonave, l’autre morceau où je chante en créole. J’y évoque un îlot de pêcheurs en Haïti où il y a un taux de pauvreté qui n’a rien à voir avec le reste du pays. À la Gonave, tout le monde s’entraide, c’est beau, c’est vert, c’est propre, exactement le côté d’Haïti dont on ne parle jamais. Mon père disait souvent : «Bam van pou mal la Gonave » (« donne-moi du courage », NDA). Ce que je raconte, c’est comment le pays a été souillé par les ordinateurs, la technologie et ses illusions, au lieu de rester comme à la Gonave, un symbole de partage, de beauté, de nature. Tout le monde est bien et libre là-bas. Cette chanson, c’est le rêve !
Cela renvoie au rêve de Toussaint L’ouverture…
Exactement, avant qu’on se fasse entourlouper, punir par les colons de partout. Ceux qui nous ont pris d’assaut ! Ce jour-là, en chantant, je suis allé à la Gonave. Ce n’est pas comme un endroit en Haïti dont je suis familier. Toutes ces émotions dont je parle sont véridiques comme quand je dis « Soufflez soufflez van van » pour pouvoir aller à mon lieu de destination. La Gonave, et puis les pleurs, les larmes me viennent, la clarinette pleure, et il n’y a que deux notes. Dieu sait qu’on peut jouer des notes, mais là j’étais habité, ce n’est plus moi qui joue, qui pleure, c’est juste les esprits qui jouent en moi.
Dans ce disque, tu es justement très « habité », avec peu de notes parfois, en format réduit et la leçon, c’est que malgré tout il y a beaucoup de musiques…
En fait Randy est un orchestre à lui tout seul, et d’autant plus qu’il avait plein de claviers avec lui : le chamberlin, le Rhodes… Tout cela nous a placés dans un mode d’expression très organique. On avait décidé de jouer ce qu’on a appelé des scènes, des climats cinématographiques, comme si c’était un Ascenseur pour l’échafaud en continu. On a beaucoup joué au feeling, sur l’instant. Il en sortit beaucoup de titres, et crois-moi, on aurait pu sortir plusieurs volets.
Dans ce duo, la part du silence a aussi son importance, comme si avoir plus de place t’avait paradoxalement donné l’envie de jouer avec plus d’espaces…
Il y a d’ailleurs un titre qui s’appelle « Place silencieuse ». Clairement, le silence a fait partie de cette musique, qui reposait sur la qualité d’écoute. Dans ce type de configuration, le silence occupe une place dans la musique, il a une fonction à jouer. Tu l’entends. En groupe, tout le monde se laisse aller, tu es dans une excitation collective. À deux, c’est une conversation.
D’où le titre « Y Pati »…
C’est une expression typique d’Haïti : c’est parti, on y va. C’est aussi une manière de dire qu’il était temps de mettre dans la lumière le nom de Randy Kerber, un musicien qui a joué avec tout le monde, mais qui est toujours demeuré dans l’arrière-plan. C’est le musicien idéal pour établir un dialogue. Toute la séance a été basée sur la confiance, comme celle d’Antoine Rajon qui nous a laissé la liberté de créer.
Cette expérience te donne l’envie de reprendre un projet spécifiquement haïtien ?
Justement, j’ai un projet sur lequel je travaille avec le guitariste Harold Faustin, que j’admire de longue date et qui n’est pas reconnu à sa juste valeur ici. C’est déjà dans l’égouttoir, comme on dit. Il s’agira d’un voyage dans les racines profondes et nombreuses de la musique d’Haïti. Il y aura des invités, mais la base se fera entre nous deux. L’idéal serait de l’enregistrer à Haïti, sinon à Montréal.
Tu rends aussi hommage ton père avec le titre J.C.O, les initiales de son nom…
Jesus Christ Only Know ! (rires) Joseph Cinéas Omicil ! Mon père m’a toujours dit qu’il voulait que je fasse de la musique inspirée. À chaque fois que j’ai pu composer, j’ai toujours pensé à cette réflexion ! C’est comme un diapason. Et là, avec ce disque, je me suis dit que je pouvais lui dédier, il était temps. (Il se met au clavier pour jouer une musique d’église, NDA) J’aime tellement mon père ! Il m’a tellement donné, il nous a élevé tout seul depuis la mort de ma mère quand j’étais encore gamin, il nous a donné l’amour et le courage. J’ai hâte de lui faire écouter ce disque, mais en face. Je ne voulais pas lui envoyer, je veux le voir en direct pour qu’il puisse me prendre dans ses bras. C’est tout.
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