Depuis le Prix Découvertes RFI, il lui a fallu moins de cinq ans pour s’imposer comme l’une des grandes voix du Cap-Vert. Dans son quatrième album, Gerasonobu, la jeune compositrice raconte toujours aussi bien son petit pays et le monde en bousculant les codes de la musique cap-verdienne.
Elida Almeida n’a que 27 ans, mais elle a déjà passé plus de la moitié de sa vie dans le circuit professionnel de la musique : plus de 16 ans à chanter dans les clubs et les églises du Cap-Vert, et depuis quelques années, à travers le monde, où la diaspora plébiscite ses compositions originales et ses shows festifs. « Je reviens du Luxembourg et de Pologne, et j’avais des concerts prévus en Afrique du Sud, aux États-Unis et dans toute l’Europe », explique la jeune chanteuse, qui s’est installée à Lisbonne depuis cet été pour reprendre des études de droit. « Être juge ou avocat, ça a toujours été un de mes rêves d’enfant, mais étudier le droit c’était trop cher pour moi au Cap Vert », reprend la native de Santiago.
Chanter pour transcender la rude réalité
Sa carrière internationale a vraiment débuté fin 2014, avec un premier tube, « Nta Konsigui » — plus de 3,5 millions de vues sur YouTube — qui est devenu le générique du célèbre feuilleton télévisé portugais A Unica Mulher. Dans cette ballade mélancolique, Elida rêve d’une vie meilleure et de réussir. « Quand j’ai écrit cette chanson, rien ne fonctionnait dans ma vie. Je me tournais vers Dieu pour lui dire : Allo, j’existe, ne m’oublie pas ! Après la mort de mon père quand j’avais huit ans, la vie de famille était dure, sans beaucoup de moyens. Nous sommes partis vivre à Maio où ma mère se levait aux aurores pour vendre des fruits et des légumes. Cette chanson parle de la vie de 90 % des Cap-Verdiens. On vient tous de familles pauvres, mais nous sommes un peuple d’optimistes. On relève les défis coûte que coûte, et on sait que la seule chose qu’on a c’est notre bouche : pour parler, convaincre et pour chanter ! »
Comme Cesária Évora, Elida Almeida a commencé à chanter très jeune, et elle doit son envol planétaire à un homme providentiel, le même qui a permis à la grande voix de ce petit pays de conquérir le monde : José Da Silva, charismatique patron du label Lusafrica. « À l’époque de “Nta Consigui”, je chantais dans un bar de Praïa, la capitale du Cap-Vert où je mettais installée pour poursuivre mes études. Ce soir-là, je ne voulais vraiment pas y aller, j’étais démoralisée, et pendant que je chantais, j’ai vu passer José Da Silva ! Pour nous, ce producteur est un saint-homme. Au Cap Vert, on dit qu’il y a Dieu au ciel, mais sur terre, il y a José Da Silva ! »
Raconter son histoire et donner une voix à celles de son peuple
Aguerri de longue date aux voix lusophones, le producteur tombe vite sous le charme de la présence et du chant d’Elida. Mais ce qui a fini de le séduire, c’est que dans un pays où les chanteuses sont généralement de géniales interprètes – comme le fut Cesária Évora – mais rarement des autrices, la jeune femme compose et écrit toutes ses chansons ! Dans sa voix, les histoires et les chroniques de la vie quotidienne s’incarnent de façon authentique et très poétique.
Peu de temps après leur rencontre, José Da Silva propose donc à Elida d’enregistrer un album d’une dizaine de compositions. « J’avais peur, se souvient la chanteuse, parce que je n’avais que 20 ans ! Et au Cap-Vert, on a de très grands compositeurs, même si ce sont plutôt des hommes. Finalement, quand mon premier album est sorti, les gens se sont identifiés à mes chansons parce qu’il se sont reconnus dans les histoires que je chante. Ça m’a donné la force de continuer à composer, en regardant la vie, pour donner une voix à ceux qui ne peuvent pas raconter leurs propres histoires. »
Synthèse de toutes ses influences musicales cap-verdiennes (batuque, funaná, coladera ou rythme tabanka de Santiago) et actuelles, son nouvel album est encore une fois ancré dans cette réalité. Elida s’y confie ainsi sur certains épisodes personnels, comme sa grossesse à l’âge de 16 ans. « Quand ma mère a appris que j’étais tombée enceinte, pour elle, c’était pire que la troisième guerre ! » sourit cette jeune mère, dix ans plus tard. Elida s’inspire aussi d’histoires tristement actuelles et banales d’autres femmes à qui elle rend hommage dans le morceau « Sai Bu Sai », une chanson sur les violences conjugales. « Tous les jours, je lisais des histoires de féminicides dans la presse. Certaines m’ont fait pleurer. J’ai voulu composer cette chanson comme une lettre écrite par une femme à son mari qui l’a tuée. »
Hommage au funana et relookage electro
Malgré les thématiques graves qu’elle aborde dans ce nouveau disque, Gerasonobu (« Nouvelle génération » en créole cap-verdien) est résolument festif, actuel et original. Même quand Elida écrit une chanson sur l’histoire du funana, ce style historique capverdien, longtemps interdit et maudit, elle impose sa lecture musicale et historique. « Le funana, c’est spécial pour moi parce que je viens de l’île de Santiago où ce style est né. J’ai grandi avec cette musique partout dans les rues et les fêtes. Quand je joue ce rythme, je me transforme complètement. Dans cette chanson, je parle de l’histoire de ce style qui était uniquement joué avec l’accordéon et le ferinho, avant d’être orchestré avec guitares, claviers et autres. C’était une révolution !, explique la jeune étudiante. Je voulais rendre hommage aux musiciens cap-verdiens qui ont porté le poids du funana à une époque où il n’était pas reconnu et où ses paroles dérangeaient. Pendant les campagnes électorales, on a fini par utiliser le funana pour faire bouger le peuple, mais le jour de la victoire, il fallait jouer des musiques plus élitistes comme la coladeira ou la morna… ». Comme sa consœur Lura dans son morceau « Ambienti Mas Seletu », Elida fait résonner funana avec fierté, liberté et racines africaines.
Accompagnée par son fidèle complice, le multi-instrumentiste et producteur cap-verdien Hernani Almeida, Elida a aussi invité Blinky Bill. Le DJ et producteur star de la nouvelle scène kenyane tisse des beats afro-électro modernes sur ses rythmes traditionnels de l’archipel. De quoi séduire une nouvelle génération à qui Elida a décidé de s’adresser sur ce disque. Dans « Amizadi Novu », elle met néanmoins en garde la jeunesse contre les dérives des réseaux sociaux. « Ce n’est pas dans cinquante ans qu’on va construire le monde de demain, c’est aujourd’hui ! On commence à perdre la valeur des choses. C’est comme si on avait arrêté de rêver, on appauvrit nos rêves. On veut juste des chaussures Versace, des lunettes Gucci, et des like ! Tout devient superficiel. Dans cette chanson, je raconte l’histoire d’une fille intelligente, avec un bagage intellectuel, qui commence à passer trop de temps sur les réseaux sociaux et à chercher des likes à tout prix avec ses nouveaux amis aux quatre coins du monde. Elle répond à sa mère qui lui dit qu’elle est devenue une fille comme les autres, que ces amitiés lui amènent des choses palpables comme découvrir le goût du foie gras. Cette histoire se passe au Cap-Vert, mais cette jeune fille existe partout ! » Dans ce monde globalisé qu’Elida scrute si bien au quotidien, elle a aussi publié en ligne « Nada Ka Muda », un clip qui chronique le confinement : les pendules qui n’avancent pas, les réseaux sociaux, les bouteilles d’eau qu’on transforme en haltères, et les rapports avec les voisines. De quoi faire inviter la future avocate chez vous, avant ses prochaines tournées bien vivantes…
Écoutez Elida Almeida dans notre playlist Songs of the Week sur Spotify et Deezer.
Gerasonobu, disponible via Lusafrica.