Avec le groupe Ausgang, la rappeuse signe l’album Gangrène et fait un retour fracassant. Un concentré de noirceur, glaçant, mais annonciateur de concerts incandescents. Interview.
Gagnez vos places pour le concert d’Ausgang le mercredi 30 septembre à Dijon à l’occasion du Tribu Festival. Pour participer, envoyez votre nom et prénom à [email protected], en précisant Ausgang en objet.
Après deux albums solos uniques en leur genre, de multiples collaborations et des échappées au théâtre, la rappeuse du Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis) revient au sein du groupe Ausgang avec Gangrène, un album de fusion rap/rock.
Sur la pochette, c’est le « A » d’anarchiste qui saute aux yeux. Pourtant c’est le « Gang » d’Ausgang qui a tapé dans l’œil de Casey sur les murs du métro allemand, alors que le groupe qu’elle avait formé avec Sonny Troupé (batterie), Marc Sens (guitare) et ManuSound (machines) se cherchait un nom : « j’ai proposé aux autres, ça leur a plu et voilà, c’est aussi con que ça. Après, le fait que ça veuille dire « sortie », je me suis dit c’était pas mal pour un groupe dont une grande majorité des textes traite du sentiment d’enfermement. » Dix textes et autant de « cartouches à cracher ». L’essence de Casey est là. Sombre et radicale jusqu’au dernier souffle. Avec une brutalité quasi thérapeutique dans le phrasé, Cathy Palenne, 45 ans, creuse le chemin emprunté depuis plus de vingt ans et son premier EP (Ennemi de l’ordre, 2006) : une interrogation constante sur les questions d’identité, le poids du colonialisme, l’immobilisme social et les frustrations hexagonales. Du grand classique, de chez Casey.
Mais avec Ausgang, pourtant, on découvre d’elle une nouvelle facette : la rappeuse d’ascendance martiniquaise frotte ses rimes acerbes et son flow énervé à la scansion du rap moderne (déjà présente sur « En bas d’la page ») et se livre, ce qui n’est pas dans son habitude, de manière intime (« Ma complice »). Même la direction rock déjà expérimentée en 2009 (« L’Angle Mort ») et 2010 (« Les contes du Chaos ») avec le groupe de free rock « Zone Libre » se pare ici de distorsions synthétiques. Gangrène, n’est ni un essai hasardeux ni un projet expérimental, mais un travail collectif qui s’inscrit dans une continuité : celle de rencontres déterminantes (avec Marc Sens dans « Zone Libre » et de Sonny Troupe sur ExpéKa) et de son envie de lier le rap et le rock, ses deux amours de toujours, qui ont pour elle « une énergie similaire ».
Casey a beau être du genre à toujours douter, sa colère, elle, est intacte. Sublimée ici par des riffs obsédants, des syncopes suffocantes. Un mois après la réédition de ses premiers albums solo en cd et vinyle, la rappeuse signe avec Ausgang et l’album Gangrène un retour fracassant. Elle revient pour PAM sur les maux insidieux qui gangrènent notre société, et évoque son rapport à l’Afrique.
Sur ce nouvel album, plusieurs de tes textes (« La rage m’appelle », « Aidez-moi », « Gangrène ») s’attachent non pas à décrire les causes du mal, mais ses effets. C’est nouveau, non ?
Oui et c’est parce que c’est ça la réelle destruction, celle du psychique. Une fois qu’il est atteint, tu détruis vraiment la matrice, tu n’es plus en capacité de lutter et l’autodestruction commence. C’est là toute la perversion et la réelle violence de notre société, de l’oppression qu’une élite plus que jamais arrogante et méprisante exerce sur les plus faibles et les plus vulnérables. Ce que je perçois autour de moi et plus généralement dans la société, ce sont des névroses mal ou pas traitées, de la solitude, de l’autodépréciation, toutes ces choses où t’as pas besoin d’un flic pour te menotter. T’es tellement sur tes propres douleurs, tes propres impasses que tu te tiens tranquille toi-même en fait. La société te dévitalise, te déshumanise, ça c’est réel. Quand tu vas en quartier, tu vois que la rue est mortifère. Effectivement, l’argent manque alors les gens se tirent dessus, s’envient. Mais c’est surtout la tête qui est atteinte alors que c’est le centre névralgique de la lutte. Les gens n’ont plus les moyens de penser, de réfléchir à leur condition.
Sur « Chuck Berry » tu te présentes comme une « anomalie du 93 avec une gueule caribéenne » et sur Ma complice tu écris : « je suis un bordel et un scandale blâmée par mes semblables ». De quelle « anomalie » parles-tu et quels sont, face à ces discriminations, les modèles qui t’ont aidé à te construire ?
Justement, aucun. Je me suis toujours vécue comme étant seule dans ma catégorie et mon coin. Le titre « Ma complice » évoque le fait que, de part mon physique, je n’ai jamais été dans les clous, que ça n’a jamais été binaire pour moi : je n’étais ni une meuf, ni un gars. Moi, je me suis juste efforcée d’être là, d’être dans le monde. Je n’y ai jamais réfléchi de manière consciente mais, par défaut, je n’ai pas pu faire autrement qu’être ce que je suis. Si t’es pas toi-même, t’es personne en fait. Donc il n’y a rien à penser, rien à négocier. Après, en ce qui concerne « ma gueule caribéenne », ce qui est fatigant c’est d’avoir à y penser. Tu y penses pour faire plus, pour t’opposer, pour te protéger mais tu y penses. Alors qu’en fait, en me levant le matin, je ne pense pas que je suis noire. Ce qui est fatigant, c’est que tu y es ramenée. Il est là le fardeau, c’est éreintant. Personne n’a envie d’avancer dans la vie en ayant un miroir en face de lui, tout le temps. Ça développe des comportements où parfois tu peux être sur tes gardes, tu peux être parano ou plus en colère qu’il ne faudrait. En tout cas, tu n’es jamais au plus juste, parce que tu as à y penser.
Pourquoi t’a-t-il semblé nécessaire, comme tu le fais sur « Chuck Berry », de rappeler les origines noires du rock ?
J’ai écrit ce morceau en réaction à l’expérience « Zone Libre ». Partout où j’allais à l’époque, j’avais l’impression de n’être pas à ma place. Et je ne comprenais pas. On venait me parler avec une certaine forme de condescendance. Le propos sous-jacent c’était : « alors maintenant tu fais de la vraie musique ! C’est bien, tu as atteins un certain niveau de maturité pour comprendre qu’il te faut des guitares dans la vie ». En gros : « tu fais quelque chose que l’on comprend avec des codes que l’on comprend ». Et tout ce que j’avais à répondre c’est : « mais si quelqu’un est à sa place, c’est moi ! Je suis noire et je fais du rock. Et en fait je suis noire et je peux embrasser n’importe quelle musique et je suis à ma place. Il y a eu une telle appropriation culturelle du rock, considéré comme blanc et occidental, que c’était moi qui dérangeait et qui venait casser l’ambiance. Mais le rock, sa base, c’est le blues. Donc, le rock, c’est noir. Voilà, c’est tout. Les gens qui ont une culture rock sont censés le savoir mais c’est bien de faire un petit rappel.
Sur ce même morceau, tu rappelles que le blues, le jazz, le rock mais aussi le reggae et le rap ont émergé d’une histoire commune, celle de l’esclavage, qui démarre sur le continent africain. Récemment, le rappeur burkinabé Joey le soldat me disait que « l’Afrique est l’avenir du rap ». Partages-tu son point de vue ?
L’avenir, le présent, tout ! Tout est toujours venu d’Afrique et tout y retournera. Et ce n’est pas anodin que nous, en tant que Caribéens ou gosses d’immigrés africains, on fasse du rap, une musique qui est née aux États-Unis avec des descendants d’esclaves. Entre l’Afrique et ses diasporas, c’est un échange permanent.
Je n’ai pas une grande culture du rap en Afrique mais je connais Joey le Soldat. Elom 20ce aussi, un rappeur togolais. Et puis je sais qu’il y a une grande scène au Sénégal parce que j’y suis allée une fois. À chaque coin de rue, il y a des rappeurs, c’est incroyable. Pareil à Pointe-Noire et Brazzaville, ça rappe dans tous les coins.
Quand je suis allée au Congo, j’ai vu, ils kiffent le reggae aussi. C’est beau. Parce que le reggae, c’est quoi ? Ce sont des descendants d’esclaves, des Caribéens, qui ont rêvé l’Afrique, l’ont aimée, l’ont fantasmée même, et qui l’ont chantée.. Et en Afrique, ils ont perçu ce son, cette pulse-là.
Et c’est ça qui m’a touchée quand je suis allée sur le continent, c’est de me dire : on est cousins ! Quand j’étais au Congo, je me disais : « peut-être que je suis d’ici ? » Après je m’en amusais et je disais : « d’après vous, je suis de quelle ethnie ? ». Tu cherches, tu regardes. Tu te dis que peut-être tu vas voir une tête qui ressemble à la tienne.
L’Afrique elle est là : elle est dominante dans la culture caribéenne, dans la culture afro-américaine et dans celle d’Amérique du Sud. L’Afrique, tu ne peux pas y échapper.
Ausgang sera en concert le 17 mars à la Maroquinerie (complet) puis en tournée.
Gangrène d’Ausgang, maintenant disponible chez A-Parte.