« Un bon compagnonnage est toujours le fruit d’une rencontre autour des valeurs dans le respect des traditions et cultures. » C’est par cette formule qu’Ablaye Cissoko résumait en 2012 sa fructueuse collaboration avec le trompettiste Volker Goetze. Le natif de Kolda, descendant d’une famille griotte dont les origines remonteraient au XVIème siècle, avait croisé au tournant du millénaire la route de l’Allemand au festival de jazz de Saint-Louis, la grande cité du Nord du Sénégal qui est devenue sa ville d’adoption. Pareil sentiment d’intimes connexions poussa le koriste à s’associer en 2010 au batteur Simon Goubert pour l’African Jazz Roots. La base fondamentale d’un échange durable repose sur un partage équitable, selon celui dont le parcours dans le monde des musiques renvoie à une citation de feu le poète-président Senghor : « enracinement et ouverture ». C’est de nouveau dans cette double perspective qu’il inscrit son nouvel album, en duo avec l’accordéoniste Cyrille Brotto, qui sillonne les routes depuis plus de vingt ans, tout à la fois pédagogue averti et concertiste instruit, aussi à sa main dans le champ traditionnel que sur le terrain des musiques actuelles. Pour Ablaye Cissoko, cette rencontre du troisième type est encore une fois l’occasion de réinventer le rapport à son instrument, tout en persistant à interpeller les consciences.
Comment as-tu rencontré Cyril Brotto ?
C’était il y a cinq ans, à l’initiative de sa femme, qui aime beaucoup ma musique. Cyrille a donc organisé un concert chez lui, à Figeac, pour lui faire une surprise. Je ne savais pas qu’il jouait de l’accordéon, en revanche j’avais le désir depuis longtemps de jouer avec un accordéoniste, chose que j’avais eu la chance de faire ponctuellement avec Richard Galliano lorsqu’il était venu au festival de jazz à Saint-Louis. C’est un instrument dont le pouvoir mélodique m’intrigue et fait écho à ma propre vibration artistique. Nous nous sommes naturellement accordés, et pour tout t’avouer c’est comme si nous nous connaissions depuis des années. Le feeling, l’envie de partager, tout était réuni. Et à la suite de cette première rencontre, dès que j’avais des jours libres et que j’étais en France, nous mettions en place des sessions de travail, de plaisir aussi. Ce disque est le fruit de ces échanges, qui se sont déroulés sur plusieurs années.
Qu’est-ce qui te plaît tant dans l’accordéon ?
En fait, je pense que cela vient de l’harmonica, un instrument qui a bercé ma jeunesse, notamment à travers les disques d’Ismaël Lô, mais aussi le blues. C’était un instrument qui habitait mes rêves de musique, et voilà que je croise le chemin de cet accordéoniste, qui pour moi est un parent de l’harmonica. Un don du ciel que je ne pouvais refuser. Quand tu le regardes se déplier, cet instrument est fascinant, et dans ses sonorités j’entends la générosité. Ensuite, il y a aussi la personnalité de celui qui en joue : Cyrille est quelqu’un que j’aime, et dans ma manière de faire de la musique, ce facteur « humain » est essentiel. Cyril a de la magie en lui. Enfin, je vois des similitudes entre nos deux instruments, qui portent en quelque sorte la tradition et dont les jeunes se sont éloignés. La kora comme l’accordéon réveillent tous nos sens et donnent à regarder le monde autrement.
Vous avez co-composé le répertoire en somme…
Oui, en quelque sorte. Nous nous sommes souvent retrouvés à Toulouse, dans un studio que nous avions loué à cet effet : cela pouvait être plusieurs jours, ou parfois même une simple demi-journée ! C’était quelque chose de très vivant, très intense sur l’instant. Nous apportions chacun des thèmes, ou des chansons que nous avions déjà écrits, afin que l’on entre dans nos univers respectifs, et puis très vite nous avons mis au point un répertoire en commun.
Tu t’es révélé à travers un duo avec le trompettiste Volker Goetze, tu as dialogué avec le batteur Simon Goubert ou développé le projet Constantinople, qu’est-ce que ça change de jouer avec un accordéon sur ton propre jeu ?
A travers nos instruments, nous mettons en place un échange culturel, une connaissance des uns et des autres. La kora doit aller vers les autres, et les autres vers la kora. La notion de partage est fondamentale dans qui je suis. Ma vie est faite de rencontres, c’est comme un puzzle. Je crois que je suis fait pour cheminer à plusieurs, pas dans la solitude : cela me rassure. Depuis ma plus tendre enfance, j’ai toujours été attiré à jouer avec des groupes, ce que vous appelez les jam sessions.
C’est pourquoi un thème, placé au milieu de l’album, s’intitule Rencontre ?
La rencontre au cœur de tout ! Tout part du carrefour. Même s’ils ont mis des frontières, des barrières, nous avons l’obligation de vivre ensemble.
Certaines chansons s’ancrent dans l’actualité, comme lorsque tu parles de l’émigration « économique », un sujet que tu évoques depuis bien longtemps…
Oui, Deme Beme signifie « Coûte que coûte, on va y aller ». C’est notre réalité, un quotidien qui nous interpelle et nous rappelle les enjeux pour notre jeunesse, frappée par le chômage depuis trop longtemps. Beaucoup deviennent très tôt soutiens de famille, ont envie de s’en sortir mais n’ont pas les outils pour y parvenir. Et voilà comment, dans une situation d’une telle désespérance, des quasi-enfants partent en mer, et trop y périssent. Jusqu’à ce jour, des familles n’arrivent même pas à faire le deuil. Dans ce contexte, il est temps de revenir à la source du problème: la formation est fondamentale pour que cela change.
C’est la solution ?
Oui, mais aussi l’empathie avec les autres, le respect de nos traditions, de nos cultures, leur promotion. Pour en revenir à la formation, si l’on met les moyens en donnant un véritable accès à tous, il ne fait aucun doute que l’Afrique va se développer dans vingt ans. Nous avons du pétrole, des minerais et métaux, tant de richesses qui devraient permettre à ce continent à nos enfants d’en bénéficier. Il faut préparer la jeunesse, qu’elle soit prête à intégrer les nouvelles technologies, à affronter la mondialisation, tout cela va très vite et le temps presse. La formation qui est le leitmotiv depuis des années, et avec le niveau de rémunération qui en sera la conséquence, les jeunes n’auront plus cette nécessité de braver la mer. Moi, j’ai eu la chance de naître dans une famille de griots, où finalement notre profession est toute trouvée.
Ton instrument t’a permis de tout apprendre, et tu as créé une école pour les apprentis koristes à Saint Louis…
Oui, d’autant que j’ai un parcours d’autodidacte. Même si aujourd’hui je ne parvenais pas à vivre avec mon instrument, cela reste ma passion, ce qui me fait tenir debout. L’école que j’ai créée véhicule ces valeurs, leur transmission, nous y avons quatorze enfants en permanence qui jouent de la kora. J’en ai pris l’initiative, sans attendre que l’Etat vienne m’aider. C’est à nous les aînés d’offrir ces opportunités, si on le peut évidemment. Je ne cherche pas à avoir beaucoup d’élèves. Une quinzaine c’est le maximum, car la kora est un moyen de se sociabiliser, et nous avons tout un suivi. Qu’ils soient issus de milieux très précaires ou au contraire plutôt favorisés, tous ces enfants vont aussi à l’école, pour qu’après ils soient en capacité de choisir leur métier.
D’autres chansons dans cet album sont plus « spirituelles »…
Oui, j’évoque par exemple le lien avec la mère, cet amour très puissant qui nous porte toute notre vie. Une autre, Instant, parle du voisinage en Europe, où la norme est l’anonymat. Je ne sais pas si c’est culturel, ou contextuel, je ne juge pas, mais je sais que pour moi, ta première famille, ce sont tes voisins, parce que quoiqu’il arrive, ils seront les premiers près de toi. Ce sont tes collègues de bureau, tes amis, les gens avec qui tu vis dans le même immeuble. Tu te trompes si tu crois faire sans : ils ont besoin de toi comme tu as besoin d’eux. Quand tu sors de chez toi, tu regardes derrière et tu ne vois personne, et c’est là que tu mesures le vide. Et quand tu regardes devant, et que tu ne vois qu’une foule inconnue, là encore tu te rends compte du besoin d’avoir quelqu’un à tes côtés. Le vivre ensemble est l’une des clefs pour le futur, c’est ce que nous a enseigné le covid.
Instant, maintenant disponible.