C’était il y a tout juste huit ans. Vimbaï Mukarati, jeune saxophoniste et chanteur zimbabwéen, se révélait aux oreilles des amateurs d’afro-jazz suite à la parution du premier album du quatuor Jacaranda Muse dont l’ambition première était de parvenir à réunir les amateurs jazz et classique. Corps élancé et sourire détendu, celui que tous surnommaient d’un simple Vee y tranchait par une qualité de son à l’alto à l’égal des saxophonistes formés sur les bancs des conservatoires européens ou américains. Normal, le natif de la middle class de Bulawayo, la grande ville du Sud, proche de l’Afrique du Sud, a grandi entre les sonates de Shubert, le son si particulier d’Oliver Mtukudzi et les sonorités jazz de Hugh Masekela, pratiquant la clarinette classique à la Mutare School of Music, avant d’opter pour le jazz et la soul, deux musiques qui deviendront matrices.
Moins d’un an après sa création, Jacaranda Muse tapa dans l’oreille du talent scout Antoine Rajon à l’occasion d’un concert au Hifa, le grand festival de musique qui se tenait alors chaque automne austral à Harare. Ce premier concert sera tremplin inespéré : il fut décidé bien vite de produire sur le label Heavenly Sweetness un disque de ce quartette qui ne ressemblait à rien d’entendu au Zimbabwe. Le jazz de chambre afro, qui plus est teinté de British folk et de soul, n’est pas ce qui court les rues d’Harare ni ce qui fait s’agiter le chaland local. Malgré un bon accueil critique en Europe, le disque baptisé « September Sun » ne durera que le temps d’une saison. Et ce projet qui promettait des lendemains swinguant autrement fut bientôt classé sans suite.
« Néanmoins, ce fut un pas de géant pour moi à bien des égards. C’était la première fois que je jouais dans un groupe et la première fois que j’enregistrais un album où je n’étais pas seulement saxophoniste mais aussi crédité en tant que chanteur et compositeur. J’ai adoré la liberté dans ce groupe et j’ai appris bien des choses musicalement et personnellement », se remémore celui qui alors enseignait aussi la musique dans un pays où trouver des occasions de jouer relevait de l’exploit. Et les rares engagements étaient pour des concerts privés de grandes compagnies. Pas de quoi improviser une autre partition que celle formatée pour l’élite locale. « De toute façon, la scène jazz est très limitée. Et puis, quand on parle de jazz ici, il faut savoir que nous sommes très éloignés de ce que le mot recouvre en Europe. Ici, ce n’est pas très free jazz, pas trop abstrait. Les structures harmoniques et mélodiques sont plus lisibles. Un saxophoniste joue sur la grille, de haut en bas. Ça ne s’éloigne pas trop des conventions établies. Nous, nous essayons de sortir de ce schéma en fusionnant l’atonalité de la musique improvisée européenne aux mélodies avec lesquelles nous avons grandi », clarifiait dès 2012 Vee, fan du turbulent sax de Birmingham Soweto Kinch et bien entendu de Coltrane. Avant de conclure, prémonitoire : « Il y a beaucoup de talents, mais peu de lieux pour qu’ils s’exposent. C’est pourquoi beaucoup sont partis du pays. » Huit ans plus tard, les clubs catalyseurs d’Harare comme Jazz 105, le Mannenberg et le Book Cafe ont fermé. « Aujourd’hui, la scène est encore plus petite et la maintenir est une lutte, mais son cœur bat toujours grâce aux efforts de groupes comme le Zimbabwe Jazz Community Trust. Ils ont travaillé très dur ces dernières années pour promouvoir et poursuivre la croissance du jazz et de la culture de la musique improvisée au Zimbabwe. » Luirêve construire une académie à Harare qui se concentre un jour sur le jazz et la musique traditionnelle zimbabwéenne.
Huit ans plus tard, c’est en Suisse que se retrouve donc le saxophoniste qui vient de fêter ses trente ans. Deux des autres membres de Jacaranda Muse sont partis de leur côté en Éthiopie et aux États-Unis. Quant à Vee, il a passé trois années en Irlande pour étudier le jazz et la musique contemporaine au Newpark Music Centre de Dublin, avant de retourner en 2015 au Zimbabwe où il a formé un groupe à Harare, avec lequel il publiera un album concept baptisé « Nyamavhuvhu Night sound », enregistré chez lui. « Nyamavhuvhu, c’est août en Shona. Un mois de l’année vraiment venteux au Zimbabwe et c’est une période associée à beaucoup de turbulences et de changements. La transition entre l’hiver et l’été. C’est pourquoi chaque chanson change également de registre : jazz, soul, pop, électro, hip-hop, etc. » Tout y passe, et le saxophoniste fait entendre la versatilité de son chant.
Le changement, ce sera pour 2018 où il choisit de déménager à Genève. « Dès mon arrivée, j’ai commencé à travailler pour créer un groupe pour jouer ma musique. J’ai maintenant un groupe de 4 musiciens qui est composé d’un mélange intéressant. » Le batteur Hubert Colau est parisien, le pianiste d’obédience classique Thomas Florin suisse et le violoncelliste Vartan Baronian est originaire de Serbie. Il trouve en eux l’occasion d’expérimenter de nouvelles voies, don’t on trouve traces sur son EP Vital Signs, uniquement disponible pour l’heure sur Bandcamp et soundcloud. « Je voulais un son enraciné au Zimbabwe et dans des textures sonores distinctement africaines afin d’essayer de ramener le jazz à ses racines africaines. Presque toutes les chansons sont écrites et chantées dans ma langue maternelle, le shona, et il y a un usage intensif d’instruments traditionnels comme le mbira, le balafonet les tambours traditionnels. Les sons de nos ancêtres ont été diabolisés par la colonisation et on nous a fait sentir et penser qu’ils étaient “inférieurs à”. J’ai pour mission de changer ce récit. » Vee Mukarati est ainsi le signataire de tout le répertoire de cet album enregistré à Harare en novembre 2019. À ses côtés des Zimbabwéens comme Othnell « Mangoma » Moyo aux mbira, djembe et balafon, la choriste Melody Mutembo également au djembe et Nicholas Nhare aux claviers, mais aussi Vartan Baronian et Giovanni Agostini, un guitariste vénézuélien basé en Irlande.
Résultat : un afro-jazz folk-soul-pop, autrement dit un curieux mix qui ne ressemble à pas grand-chose d’entendu. Ce n’est pas pour déplaire. D’autant qu’à l’image de la couverture, un autoportrait crayonné, comme empêtré de fils, ces six titres s’inspirent de son quotidien d’exilé et de la difficulté de vivre dans le monde actuel. D’où le choix du titre, « Vital Signs » (« Nhamo Yedu » en version originale), au départ une chanson écrite voici plus de trois ans qui évoque la fugacité de la vie. « Avec la pandémie actuelle, les paroles prennent un autre écho. C’était une manière de donner un cap à cet EP. » Celui-ci est un avant-goût d’un disque long format, qu’il compte sortir d’ici un an, si les « restrictions de voyage et mes finances le permettent »… Avant de ponctuer : « Malgré toutes ces galères, sans parler de la paperasserie quand tu produis tout de A à Z, je suis convaincu que je trouverai le moyen d’y arriver ! »
Au fil des compositions, Vee alterne voix feulée et mots dits, pour évoquer notamment le destin de la migration, et le sort réservé à trop d’Africains une fois traversée la Méditerranée. « Se sentir comme un étranger et être loin de chez soi, loin de sa langue, de sa culture et de sa nourriture, tout ça je connais. Certaines de ces chansons se sont manifestées quand j’étais dans des moments difficiles émotionnellement. Les écrire était une forme de catharsis, très thérapeutique dans mon cheminement pour aborder ma nouvelle réalité », insiste-t-il tout en admettant que son expérience personnelle est incomparable à celle des clandestins contraints à des périples insensés. « Trop de pays européens ont des politiques totalement inhumaines, alors qu’elles devraient être basées sur l’empathie, l’humanité. Il ne faut jamais oublier à quel point ce continent a gagné et continue de s’enrichir grâce à l’apport des immigrés. » Pour ne parler que de la musique, que serait l’Europe sans la présence vitale de musiciens de tous horizons ?
Vital Signs est disponible sur Bandcamp.