Le nouvel album de l’inclassable guitariste Sud-Africain vient de paraître sur le label français Komos. Un hommage à ses ancêtres spirituels dont il a parlé à notre correspondant Tseliso Monaheng. Rencontre à Pretoria (Tshwane).
Kilner Park Galleries : c’est le nom d’un petit centre commercial situé à Kilner Park, dans la banlieue de Pretoria, où le guitariste-troubadour Sibusile Xaba réside actuellement. Deux bâtiments plus loin se trouve l’épicier du coin, fermé ce jour-là, conformément au règlement municipal de la ville qui interdit la vente d’alcool le dimanche à partir d’une certaine heure.
Cet après-midi-là, après avoir tenté en vain de contacter Sibusile sur son téléphone pour le prévenir de mon arrivée sur le lieu de l’interview, je me dirige vers la cafétéria.
Quelques tables plus loin, les yeux rivés sur l’écran de télévision, un groupe d’hommes est en train de regarder un match de football de la Premier Soccer League. La rencontre oppose les Sundowns du milliardaire Patrice Motsepe – alors en troisième position du classement – et le Supersport United, qui les talonne.
Un rapide coup d’oeil sur ma timeline Twitter et je tombe sur un tweet qui compare le match à « regarder de la peinture en train de sécher ». Je me détache du jeu, n’écoutant les réactions que de temps à autre, histoire de savoir quand la situation évolue.
Je téléphone à nouveau à Sibusile. Pas de réponse. Je lui envoie un texto pour l’informer que je suis dans son quartier, et je décide d’attendre.
La musique de Sibusile était déjà une source d’inspiration pour ses pairs avant même la sortie de son double LP, Unlearning/Open Letter to Adoniah, paru en 2017 sur le label Mushroom Hour Half Hour, basé à Johannesbourg. L’artiste est originaire de Newcastle, dans la province de KwaZulu-Natal, mais Pretoria est sans conteste la ville de sa révolution personnelle. Avant d’entamer une carrière solo, il était déjà très actif sur la scène locale – et résolument pionnière – de sa ville d’adoption, notamment comme membre des groupes Green Orange et Four Seasons, ou par ses collaborations dans les projets de Tumi Mogorosi (Project Elo, 2014) et Nono Nkoane (True Call, 2015).
Son prochain album, qui sort sur le label parisien Komos, s’intitule Ngiwu Shwabada (« je suis Shwabada », du nom d’un clan zulu NDLR). Deux mots qui évoquent le bra (.1) Ndikho Xaba, musicien autodidacte de génie qui a rejoint d’autres cieux en 2019, et dont le disque-référence s’appelle justement Shwabada.
Tout comme le précédent album, l’écoute de Ngiwu Shwabada demande à l’auditeur une attention, une patience et une certaine ouverture à l’expérimentation : il faut être prêt à sortir de sa zone de confort, déconstruire ses habitudes d’écoute pour mieux les réinventer, note après note. Très logiquement, Shwabada sera le point de départ de notre conversation lorsque Sibusile finira par émerger des bas-fonds de cette banlieue à majorité Afrikaners.
Pretoria est un des derniers bastions du nationalisme afrikaner. C’est un de ces villages où le fait d’être noir vous place littéralement en danger de mort. Mais c’est aussi le foyer d’un fort héritage musical, et d’une grande histoire de la résistance des noirs. Mamelodi, un peu plus à l’Est, était la terre de Phillip Tabane – guide spirituel et mentor de Sibusile – jusqu’à sa mort en 2018. Sibusile et ses pairs – Thabang Tabane, avec qui il joue souvent, Azah Mpago et Tumi Mogorosi – sont, très logiquement, les artistes tout indiqués pour poursuivre le travail de leurs prédécesseurs.
Je quitte finalement le café, où les clients continuent de regarder la peinture sécher sur les murs. Avec Sibusile, un léger malentendu sur l’heure du rendez-vous nous a conduits à reporter notre rencontre au lendemain.
« Mon travail est concentré sur sur ma propre existence et sur ce cadeau que l’on m’a fait ; c’est l’idée-même de Umdali, le Créateur. La notion d’ancêtre est magnifique, car elle permet d’écrire l’histoire. Mais quand je ne serai plus de ce monde, je ne me considérerai pas moi-même comme un ancêtre,” philosophe Sibusile. Nous nous retrouvons chez lui, l’après-midi suivant, autour d’une assiette assortie de fruits fraîchement cueillis de son jardin, qu’il m’offre et picore régulièrement au long de notre conversation.
« Je souhaite transmettre à mes enfants l’envie de remercier le Créateur de m’avoir fait naître, afin de continuer l’histoire. Tout revient sans cesse à cette idée de créateur. L’hommage que l’on a rendu avec Ngiwu Shwabada est précisément celui-ci : je dis merci de m’avoir donné un grand-père comme ça, une tante comme ça, ce père aujourd’hui disparu, et mon lignage maternel car c’est ma mère qui a décidé de m’introduire à mes origines : les clans Xaba et Shwabada. Je choisis alors de les remercier », poursuit-il.
« Tout l’album tourne autour de la mémoire. Comment, en tant qu’Africains, avons-nous interprété le sens de l’existence ? Un de mes professeurs nous faisait remarquer que les lions ne tombent malades que lorsqu’ils sont en contact avec un environnement modifié par l’être humain. Le reste du temps, ils sont très rarement malades car ils restent fidèles à leur physiologie et leur mode de vie. C’est la même chose pour les oiseaux : as-tu déjà dû amené un oiseau à l’hôpital ? À moins qu’il n’ait bu de l’eau polluée par les êtres humains, ou mangé un produit non naturel ? C’est un sujet qui me passionne et que j’ai choisi d’explorer, en me concentrant sur mon environnement immédiat, dont ma famille fait partie. On nous a donné la vie éternelle », dit-il. Et par « famille », il entend à la fois son épouse, sa fille et le bébé qu’ils attendent, mais aussi la communauté étendue d’artistes et de créateurs qui se sont plongés dans le monde des beaux-arts, de la photographie, de la danse, comme celle que fédère le collectif Capital Arts Revolution.
Alors qu’il se prépare à entrer dans une nouvelle étape de sa carrière, promise à de plus longues tournées et de plus grandes salles, je lui demande de réfléchir à l’impact de sa dernière livraison discographique.
« Open Letter (son précédent album) a changé mon approche de la musique. En un sens, il s’agissait de composer, mais il y avait un autre objectif derrière la recherche du beau son. Il y avait très clairement une philosophie dans cette approche. C’est précisément tout ce que tu fais lorsque tu n’es pas en train de jouer, qui te donne une voix et un son uniques. Tous ces moments en dehors des interviews, des tournées… c’est l’autre face. C’est le quotidien d’un artiste. Si tu fais du divertissement, alors c’est différent car tu voyages sans cesse, et tu dois faire attention à tout, tout en n’oubliant jamais de divertir ton public », défend-t-il.
Apposer l’étiquette d’un genre sur Ngiwu Shwabada serait trop réducteur, et l’enfermerait dans un seul mode d’écoute et de réception. Et si l’on devait finalement la décrire, on pourrait choisir l’expression « rêve éveillé et sonore ». Avec à ses côtés le coach vocale Naftali, et comme atout le légendaire Studio Pigalle, Sibusile Xaba dessine le paysage sonore des mondes qu’il découvre lors de ses rêves. Le tout sur un mode ancestral, essentiel, et nourri d’un amour inconditionnel – pour les noirs, pour la terre dont nous venons tous, pour la lignée dont il descend, et pour la sagesse qu’il espère transmettre quand viendra l’heure de sa rencontre avec Umdali, le Créateur.
Ngiwu Shwabada de Sibusile Xaba, Komos sortie le 28 février 2020.
- « bra » est une variation de « bro » pour « brother », héritée de « broer » en langue afrikaans