Dans We Are Sent Here By History, le saxophoniste londonien propose un nouveau voyage en Afrique du Sud avec les Ancestors, résultat de deux ans d’intenses méditations en musique.
Quatre ans après Wisdom of Elders, le saxophoniste londonien poursuit ses investigations en Afrique du Sud, terre éminemment fertile en matière de jazz composite. Histoire de s’y inventer un futur recomposé pour celui qui incarne cette new wave of jazz déferlant d’outre-Manche depuis quelques années, à la tête notamment de deux formations phares : les passionnants Sons Of Kemet, et les plus roboratifs Comet Is Coming. Avec ce troisième groupe, The Ancestors, qui contrairement à ce que laisse accroire leur nom sont principalement des jeunes cadors de la scène sud-africaine, celui dont le prénom renvoie à un antique Pharaon nubien (qui grava dans la pierre de précieuses informations pour les générations à venir) se donne les moyens de creuser toujours plus profond la terre de ses racines, et par là même de questionner avec acuité le présent. « Yesterday is urgent. Tomorrow is now. We are our own elders. » (Hier est urgent, demain c’est maintenant. Nous sommes nos propres aînés), concluait le texte du livret du précédent recueil, confirmant la voie « afrofuturiste » de son signataire, dans ce mouvement qui consiste selon ses termes à « entraîner le passé dans le présent et le futur. Tous ces temps s’accordent. » Justement qu’en est-il aujourd’hui ?
« À une époque comme la nôtre, où l’on assiste à l’effondrement de nombreuses institutions que nous pensions inébranlables, on a besoin de repenser à la signification de la vie, du soutien ou du progrès. » En guise d’introduction, le thème d’ouverture They Who Must Die entend faire table rase de ceux qui ont pesé sur l’histoire – les livres, les disques, les noms… – par la voix du chanteur Siyabonga Mthembu. Comme un appel à tout reconstruire qui prend tout d’autant plus son sens à l’heure des prédictions d’effondrement. « Les paroles de cette chanson sont plus ouvertement liées à l’histoire du premier album », relativise pourtant Shabaka Hutching qui estime établir là une transition. « À partir de ce point de départ, l’album continue en racontant ce qui s’est passé après l’incendie, ce qui se passe après ce moment où la vie telle qu’on la connaît ne peut plus continuer. » À commencer par le capitalisme, système bâti sur l’exploitation esclavagiste que pointait Shabaka dans un autre disque, Your Queen Is a Reptile qui intronisait paradoxalement son entrée dans la multinationale Universal, au sein du d’une firme réactivée, la légendaire Impulse!.
« Il s’agit d’une tentative de perpétuer la tradition du griot dans un contexte transatlantique plus moderne », résume le saxophoniste. Pour porter les paroles de Siyabonga, tout à la fois incantatoires et divinatoires, tout autant en anglais, en zoulou qu’en xhosa, le leader s’appuie sur un impressionnant soutien rythmique, des flux et reflux qui vont du grondement au déferlement, mais aussi sur le trompettiste Mandla Mlangeni et le saxophoniste alto Mthunzi Mvubu, une section au diapason. Dans une ambiance plutôt sombre, même si plus d’une fois irradiée de nécessaires rais de lumière, les maux tombent : société gangrénée par les phallocrates sur We Will Work (on Redefining Manhood), vision du monde en noir et blanc, destruction de la planète et ainsi de suite. Chaque mot est pesé, comme les notes sont plus soupesées que dans le premier volume des Ancestors, qui fut enregistré en une journée là où cette fois Shabaka a réuni deux ans de morceaux choisis, glanés entre Cape Town et Johannesburg. De quoi articuler une pensée en forme de disque manifeste, qui embrase la great black music (de chants traditionnels aux effluves du reggae, des cavalcades plus carnavalesques à une ballade à forte teneur spirituelle pour finir), de quoi aussi parfois perdre une once d’urgence, cette essence créative qui enflammait précédemment son œuvre.