En 1981, Franco et l’OK Jazz sont (encore et toujours) en pleine forme ! Cette année-là, ils sortent une série de vinyles baptisés « le quart de siècle de Franco de mi amor et le TP OK Jazz », qui célèbrent les 25 ans de l’orchestre né le 6 juin 1956 (le groupe n’était pas encore « tout puissant » mais en grandissant, il allait le devenir). Dans ce tir groupé – quatre LP – figurent des titres aussi célèbres que «Sandoka », « Tailleur », « Belle mère » ou encore… « Bina na ngai na respect » (« Danse avec moi, et avec respect »). La chanson est signée de Ntesa Dalienst, l’un des chanteurs leads de l’OK jazz depuis 1976, suffisamment important et aguerri pour que Franco le crédite comme auteur/compositeur de la chanson. Et si c’est à lui qu’on doit paroles et musiques, force est de constater que Dalienst a su se mouler dans l’esprit des chansons de Franco, qui sont autant de peintures de la société congolaise, dont Kinshasa est le plus grand théâtre. Le sujet de prédilection de celui qu’on a surnommé “le Balzac africain” est à n’en pas douter les relations entre les hommes et les femmes, et c’est exactement le sujet de « Bina na ngai »…
Je suis belle de nature et je suis venue juste pour danser, mais cet homme ne me lâche pas
Franco
Je lui ai tapé dans l’oeil avec mes beaux habits
Mais il n’a même pas pris la peine de chercher à savoir qui m’habille de la sorte*
La scène se situe dans un dancing, alors que s’ouvrent les années 80 et que le Zaïre vit encore de beaux jours, porté notamment par les cours internationaux du cuivre qui sont encore hauts. Les grands orchestres animent les nuits de la capitale et l’OK Jazz, fleuron du pays, se produit dans le club Un Deux Trois tenu par Franco.
C’est bien dans ce club que se déroule l’action, comme le laissera entendre plus loin la chanson. Une femme se plaint d’un homme grossier, qui, parce qu’elle est venue seule dans le dancing, suppose qu’elle est célibataire et qu’elle consent à se laisser draguer, et plus si affinités… La sentence est immédiate « si tu veux danser avec moi, montre moi du respect, je suis la femme de quelqu’un » s’emporte-t-elle (la version enregistrée sur disque démarre d’ailleurs par cette rebuffade, avant que ne commence la musique).
Avec ce texte de Dalienst, l’OK Jazz de Franco étoffe son répertoire de chansons qui, tout en peignant le portrait d’une figure typique de la vie kinoise (la femme indépendante, qui sort s’amuser comme le font les hommes) , donne des leçons de politesse et de savoir-vivre à la gent masculine, représentée ici par ce goujat fustigé par la belle.
Tu m’as saluée et j’ai répondu
Franco
Mais en plus tu demandes qu’on danse
Comme c’est la musique de OK Jazz, je ne dirai pas non …
Mais si tu veux que je devienne ta maîtresse, ça pas question !
Saurait-on être plus clair ? L’estrade du club où se produit l’OK Jazz (certainement, donc, le club Un Deux Trois) est un très bon poste d’observation pour scruter la société. Et les hommes insistants et pénibles en font partie. C’est le sens du commentaire de Franco, quand le présentateur de Télé-Zaïre, le célèbre Lukunku Sampu, lui demande des explications sur le titre « Bina na ngai na respect » ( « danse avec moi respectueusement »). Il n’est pas bon, dit le Grand Maître, de faire comprendre (à la femme) des choses « avec les griffes » (lorsqu’on salue quelqu’un et qu’on lui griffe la paume de sa main avec son index, c’est une facon codée et un peu cash de lui faire comprendre qu’on voudrait avoir une relation sexuelle avec elle ou lui). À bon entendeur, salut !
Mais au-delà de cette leçon – malheureusement toujours aussi nécessaire aujourd’hui, « Bina na ngai » est un magnifique portrait de cette femme anonyme, qui souhaite diriger sa vie et demeurer indépendante.
Dans mon sac à main j’ai mis un peu d’argent, pour éviter qu’on me demande une faveur après m’avoir offert à boire
Franco
Si je m’habille si bien, ce n’est pour taper dans l’oeil des gens, mais pour me faire respecter, celui qui va me draguer va galérer pour rien.
Et si l’on a souvent taxé Franco de macho, force est de constater qu’ici, comme dans « Mario » ou dans « Liberté », c’est bien le parti de la femme qu’il a pris. Une femme qui revendique le même droit à disposer de son corps et de sa vie que les hommes. A méditer, et à savourer tant la montée en puissance de l’OK Jazz au fil de la chanson est redoutable, débridant peu à peu les cuivres qui viendront chevaucher un sebene dévastateur (le sebene étant la partie rythmée dédiée à la danse).
Encore une chanson à méditer : de la tête et des pieds.
*Une traduction signée Kerwin Mayizo.