En composant le numéro de téléphone de Molefi Makananise, bassiste renommé de BLK JKS, on savait déjà que la conversation finirait par naviguer dans les sphères de la métaphysique du temps. Après tout, 10 ans se sont écoulés depuis que les BLK JKS ont sorti leur album After Robots, un succès immédiat qui a su explorer avec audace un possible futur musical, recevant du même coup les éloges de la critique. Pour son retour sur la scène internationale, le groupe a décidé d’associer son dernier album, Bantu, Before Humans, à un court documentaire, dans le but de répondre aux nombreuses questions concernant une carrière discrète ces dernières années. Pendant le concert filmé au 44 on Long, le groupe est d’ailleurs mis sur le grill par un journaliste sud-africain qui demande, non sans une certaine insistance, « Mais où étiez-vous donc ? ». Au bout du fil aujourd’hui, Molefi parle au nom de BLK JKS, ensemble composé du guitariste Mpumelelo Mcata et du batteur Tshepang Ramoba, et force est de reconnaître qu’il a beaucoup de réponses à donner à la question du journaliste, qui est aussi sur toutes les lèvres de leur public. Et il faut avouer que ce ne sera pas le genre de réponses à satisfaire l’auditeur lambda, de la même façon que la musique des BLK JKS n’est pas du genre facile, de celle qui se gobe dès la première écoute. Alors, sans surprise, c’est dans une certaine philosophie de la vie, du temps et de l’univers que Molefi va puiser ses explications pour éclairer ce groupe énigmatique et fascinant qu’est le BLK JKS.
Se retourner sur son passé pour mieux envisager l’avenir… Les BLK JKS se sont extirpés de l’underground sud-africain au début des années 2000, grâce aux fines oreilles de Diplo qui les a fait entrer dans le cercle privilégié des légendes du rock’n’roll : The Mars Volta, TV On The Radio, The Roots, Pharrell Williams et MGMT ne sont que quelques-unes des icônes avec lesquelles le groupe s’est lié d’amitié, a pris nombre de photos, et pour qui ils ont ouvert de nombreux concerts. Rolling Stone les a qualifiés de « Meilleur nouveau groupe d’Afrique » en 2009 tandis que les BLK JKS foulaient les scènes du mythique festival South By Southwest (SXSW). La même année, After Robots, premier album du combo, provoquait une onde de choc sur la scène rock’n’roll, ce qui valut au groupe de gagner ses galons indie, adoubé même par le plus que crédible idole Dave Grohl – batteur de Nirvana, et guitariste-chanteur de Foo Fighters. Surfant sur la vague du After Robots, le groupe enregistrait dans la foulée un master EP de quatre titres au studio Electric Ladyland, fameux et mythique écrin musical de Jimi Hendrix.
Depuis lors, le groupe n’a daigné offrir qu’un long silence radio entrecoupé d’à peine quelques singles sortis au début et à la fin de la décennie 2010. Pour un groupe qui s’était fait une place au cœur de la scène musicale rock’n’roll, il était difficile pour ses fans de comprendre ce que ses membres avaient fait pendant tout ce temps. Les BLK JKS sont désormais de retour, et Molefi s’est mis à table pour clarifier les choses.
« On a tout simplement vécu. Ces dix dernières années, on n’a pas cessé de respirer », dit Molefi, avec un calme rassurant – et non sans taquinerie. « On a fait After Robots, qu’on a ensuite laissé vivre. Et puis, comme je l’ai déjà dit, c’était à notre tour d’expérimenter la vie. Il nous a fallu nous plonger dans l’expérience de nos propres vies pour arriver là où nous sommes aujourd’hui. Donc, tout ce qui s’est passé au cours des dix dernières années, avant Abantu, Before Humans, ce sont des événements qui nous ont permis de construire le contenu de ce disque. Toutes ces expériences ici réunies. »
Pour Molefi et les BLK JKS, l’authenticité a toujours été la pierre angulaire de leur identité. En tant que groupe indie propulsé dans la stratosphère de la renommée internationale, ce n’était pas évident de maintenir intact et développer cet instinct. Il faut beaucoup de patience et… du temps.
« Au fil du temps, explique Molefi, et alors que le succès d’After Robots s’est logiquement estompé, on a voulu laisser de la place pour d’autres projets, et pour cela il nous a fallu faire l’expérience de tout ce qu’un être humain normal peut vivre au cours d’une vie. Mais aussi réunir ces moments et les partager avec tout autant d’honnêteté qu’ils ont été humblement vécus. Il ne s’agit absolument pas de glamour ou de je-ne-sais-quoi, de bling bling et de tout ce cirque… On laisse les choses venir. Et ce sera alors notre récompense. »
Au fond, BLK JKS, de quoi s’agit-il ?
« Rien de plus que la simple réalité. BLK JKS, ça parle de la vie, mec. Et quand tu parles de la vie, tu parles de la réalité de notre existence, de nos expériences quotidiennes. Il s’agit de l’amour, de la haine, de la politique, de la vie en dehors de la politique, de la connexion avec les êtres supérieurs, les puissances supérieures, les ancêtres. Il s’agit du bonheur, de la joie que nous éprouvons, du bon, du mauvais et de la laideur que nous rencontrons dans la vie, et que nos semblables éprouvent aussi. Des situations qui nous affectent au quotidien. »
Cela peut sembler être une gageure pour la plupart des groupes, mais pour les BLK JKS, il s’agit bel et bien de boucler la boucle, de tracer une ligne entre les extrêmes opposés. Les titres des albums illustrent parfaitement ce concept : Before Humans, et After Robots. Et tout le reste se loge entre les deux. Les titres des chansons sont également révélateurs. Prenons par exemple « Running – Asibaleki / Sheroes Theme ». « Asibaleki » signifiant en zoulou « nous ne courons pas », le titre signifierait donc « En courant / Nous ne courons pas ». Serait-ce une contradiction ou quelque chose du genre ? « Mmao Wa Tseba – Nare / Indaba My Children » se traduirait approximativement du zoulou et de l’anglais par « Ta mère sait / Histoire de mes enfants ». Là encore, faut-il y voir un contraste entre le temps et le sens, entre la réalité et l’abstraction ?
« Si tu regardes bien ces titres, ce sont de courtes abréviations : des sujets courants de la vie, résumés à quelques mots, dit Molefi. Courir, par exemple : tout le monde court, et de plus en plus. En ce moment, nous courons partout comme des molécules confuses. Il y a cette pandémie qui nous fait courir, on ne sait pas encore quelle en est la solution mais c’est bel et bien présent, l’expérience est là. Et il y a ces gens qui (con)courent à des postes de pouvoir toujours plus haut. Les gens courent après le pouvoir ; pour le pire et pour le meilleur. Certaines personnes courent après le pouvoir simplement parce que c’est dans leur nature. Ils veulent être puissants, mais quant à être capables de savoir ce qu’ils feraient de ce pouvoir, c’est une tout autre histoire. Que tu utilises ton pouvoir pour préserver la vie, pour faire le bien autour de toi, ou que tu l’utilises pour détruire la vie afin de nourrir autre chose… Tout est là-dedans : ce sont nos titres de chansons, et ils parlent d’eux-mêmes. »
Je me suis intéressé à la contradiction évidente entre leur statut de héros underground et leur position d’ambassadeurs internationaux, et sur la façon dont cette tension a pu influencer la créativité de BLK JKS. Faut-il voir dans le difficile mariage de la popularité et de l’authenticité un problème d’éthique, à la manière d’un David Grohl – fan declaré des BLK JKS – ou faut-il privilégier les notions de devoir à accomplir et de reconnaissance, pour une scène underground qu’on ne voit pas souvent sous les feux des projecteurs ?
« Là encore, malheureusement, nous ne pouvons pas échapper à la contrainte du temps. Tout dépend du temps, cet éternel bâtisseur. C’est lui qui nous permet et nous donne l’opportunité de construire et d’évoluer au cours de la vie », dit Molefi, profondément serein.
« Par exemple, à nos débuts, on savait seulement qu’on voulait jouer ce type de musique, et ce n’est qu’au fur et à mesure qu’on a décidé construire notre propre fanbase. On savait que quelque part dans le monde, il y aurait forcément quelques personnes qui comprendraient ce qu’on faisait. Cette fanbase, on a littéralement grandi avec elle, bien qu’on ait été absents pendant presque dix ans. Remisés sur les étagères. [Rires] Les gens ont compris ce qu’on représente. On est honnêtes. On est loyaux. On est fidèles à la musique, donc nos fans aussi sont fidèles à notre musique. Et on est également fidèles envers nos fans. »
Les BLK JKS ne sont pas les seuls à naviguer sur cette route difficile qui mène d’une petite scène africaine locale jusqu’aux regards internationaux. Une des grandes figures qui a su accomplir avec grâce ce même voyage n’est autre qu’Ali Farka Touré, guitariste et pionnier de la musique malienne, décédé en 2006. Il se trouve que les BLK JKS ont pu tourner avec son fils, Vieux Farka Touré, et trouver à travers les liens solides de la lignée familiale, l’inspiration initiatrice que l’on peut entendre dans leur musique et dans les souvenirs de Molefi. Il nous éclaire sur le sujet, offrant une réflexion sur les concepts d’inspiration et d’influence.
« C’est notre inspiration. Je préfère d’ailleurs “l’inspiration” à “l’influence”. Toutes deux jouent un rôle dans notre vie en tant que groupe et aussi en tant qu’individus, et dans notre parcours musical. Mais c’est l’inspiration qui nous nourrit. Dans notre parcours musical de groupe, on a été inspirés par beaucoup de grands noms, et notamment Ali Farka Touré et son fils, Vieux Farka Touré. Quand j’étais jeune, très jeune, j’avais déjà écouté Ali Farka Touré, un tout petit peu. Puis j’ai appris à mieux connaître la musique d’Ali Farka Touré et je me suis dit, “waouh, c’est du rock’n’roll ! C’est du blues ! Mais c’est aussi africain, et ça vient du Mali !” Et puis je me suis retrouvé dans les BLK JKS, et nous voilà tous ensemble sur scène en train de tourner avec Vieux Farka Touré, son fils. Vous savez, l’inspiration vient de loin, c’est une patiente construction. »
C’est donc ici que la boucle se boucle.
« Je suis en permanence inspiré. C’est ce que je veux dire quand je dis que l’inspiration est comme une lumière. Ça commence par une étincelle dans ton âme, qui finit par te conduire au bon endroit. C’est ainsi qu’elle m’a conduit à connaître Ali Farka Touré à travers son fils. Et ce sont des choses que je me dois d’expliquer. Il est facile pour nous d’utiliser les termes d’influence ou d’inspiration, mais lorsqu’on entre dans le détail de ce que ces choses ont produit, du véritable impact de cette inspiration – ou de ce que tu considères comme tel – alors tu vois que ce n’est pas quelque chose d’insignifiant. Il y a une science derrière ces événements, derrière ces choses qui nous inspirent. »
Une inspiration qui aujourd’hui se répercute sur le jeunesse d’Afrique du Sud et du monde entier.
« En effet, on inspire à notre tour des jeunes frères et sœurs, on le voit de nos propres yeux car ils viennent nous voir et nous disent explicitement que nous les inspirons. Tu es face à quelqu’un qui te dit : « Je fais ça parce que tu m’as inspiré. » Et alors je me dis, “Aïe, j’ai fait quelque chose de mal. Tu ne devrais pas être comme moi, tu sais.” [Rires] Ce sont des moments importants, et ils ont lieu quasiment à chaque fois que le temps le permet. Quand quelqu’un te dit que tu l’as inspiré, tu ramènes ce bon sentiment chez toi, et tu dors comme un petit bébé. »
C’est l’une des nombreuses raisons pour lesquelles les BLK JKS ont choisi de dévoiler leur histoire en vidéo. Une autre tentative d’interagir avec leur public d’une nouvelle manière, et un effort pour se connecter à ceux et celles qui sont devenus leurs fidèles fans, ceux du début comme les tout derniers.
« Il fallait saisir l’opportunité. Avec BLK JKS, on a su raconter aux gens nos histoires en musique, en espérant que le nombre d’auditeurs augmenterait et que les gens essaieraient de suivre ce que nous sommes. Ce qu’est ce groupe, et ce qu’est sa musique, et comment elle sonne. Alors quand a surgi cette opportunité de travailler avec la vidéo, on l’a simplement saisie pour élargir le dialogue sur ce type de plateforme. Et puisque que dans le groupe on est tous des créatifs, on essaye d’externaliser le moins possible : on a parmi nous Mpumi, qui est cinéaste, et il était donc temps pour nous de faire nos propres vidéos et de faire en sorte que des images racontent l’histoire de notre musique. C’est une évolution, en quelque sorte. »
Cette évolution est permanente et se niche dans les mains clémentes du temps. Aujourd’hui (et peu importe ce que ce terme signifie), il s’agit de Before Humans, ce qui me fait dire que les BLK JKS n’ont pas encore commencé leur voyage musical. Nous vous laissons avec les mots de Molefi, façonnés par la sagesse du temps.
« Le temps est le bâtisseur ultime. Le temps est le docteur, le guérisseur. Le temps est le tueur. Le temps porte la responsabilité. Le temps est un super pouvoir invisible. Le temps est quelque chose qui représente le créateur de toutes les choses. Le créateur de toutes les choses. Le temps est là pour tout résoudre. Donc si on pense au concept du temps, on naît, on grandit, on vieillit, puis certains d’entre nous se réincarneront, et d’autres non. Tout réside dans le jugement du temps. Tout est dans ce que le temps produit. Le temps, mon frère, est très, très, très important. »
Abantu, Before Humans disponible sur toutes les plateformes.