Le Sénégal vit des moments troubles. Tout commence le 2 février dernier. Le député Ousmane Sonko, un des opposants les plus en vue dans le pays est accusé de « viols répétés » et de « menaces de mort » par une employée d’un salon de massage situé à Dakar. L’opposant dénonce alors un complot ourdi contre sa personne. Ses partisans dans un premier temps, puis une grande frange de la population, lui apportent leur soutien. Tout le monde perçoit la tension. Les leaders d’opinion au rang desquels les chanteurs et artistes, comme souvent dans ces moments, montent au créneau pour appeler les acteurs politiques à se ressaisir et à ne pas faire basculer le pays dans la confrontation. Le chef de l’État Macky Sall est par exemple interpellé directement par le chanteur Cheikh Lo : « La paix du Sénégal est entre vos mains cher président ».
Retour sur les débuts de l’incendie
Dès l’annonce de la plainte contre Ousmane Sonko, les rappeurs Nitdoff et Xrrum Xax, partisans de la première heure, prennent sa défense. A leur suite, Kilifeu du groupe Keur Gui et membre de Y’en a marre se rend chez le leader du PASTEF (Patriotes du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité, NDLR), accompagné par Alioune Sané, le coordonnateur du mouvement, et le rappeur Simon, lui aussi membre du collectif. Ils apportent un soutien total à l’opposant et, à l’instar des mouvements de la société civile, invitent les acteurs politiques à revenir à la raison. Comme beaucoup, ils voient dans cette affaire une manœuvre du pouvoir pour discréditer le jeune homme politique qui s’était illustré par une troisième place lors du scrutin présidentiel de 2019, et qui se préparait déjà pour la prochaine échéance, en 2024. La confiance des citoyens dans l’indépendance de la justice (par rapport au pouvoir politique) devient alors l’enjeu qui dépasse le cas Sonko. Or la justice se met en branle, convoque le député qui invoque son immunité parlementaire pour ne pas répondre à la convocation du juge. Les auditions de la plaignante et d’autres personnes-clés débutent cependant, et les jours qui suivent sont marqués, entre autres péripéties, par la démission de l’enquêteur en chef de la section de recherches de gendarmerie, confortant pour une large partie de l’opinion la thèse du complot dénoncée par Sonko. D’autant que les fuites des PV d’audition dans la presse révèlent des témoignages contradictoires et laissent planer le soupçon d’un téléguidage de l’affaire.
Malgré tout, l’immunité parlementaire de Sonko est levée. Dans un premier temps, il refuse de se rendre devant le juge, mais convaincu par son ami et guide religieux, il accepte de répondre. Ses partisans décident alors de l’escorter jusqu’au palais de justice. Mais son convoi est bloqué par les forces de l’ordre (qui ont invoqué le non-respect de l’itinéraire prévu par le convoi). En tout cas, dans cette situation déjà extrêmement tendue, l’irréparable semble inéluctable. De violents heurts opposent la police au cortège et Sonko est arrêté pour « trouble à l’ordre public ».
Réactions en chaîne
Face à ce climat délétère, Ibou Tall, claviériste vivant à Londres, poste une vidéo sur Facebook dans laquelle il dénonce l’attitude du préfet demandant aux forces de sécurité de disperser la presse et les jeunes venus supporter leur leader politique. Alune Wade, lui aussi se fait entendre. Le bassiste qui vit à Paris s’est servi de ses pages Facebook et Twitter pour apporter tout son soutien au peuple qui réclame plus de justice. Au passage, il explique sa vision de l’artiste et de l’engagement. « Vos messages inbox genre tu es un Artiste, tu dois rester neutre, je vous demande de bien me les épargner. Lorsqu’un artiste se sert de sa bouche rien que pour chanter et manger, quand il la ferme, il s’aligne aux moutons. »
Malgré les alertes, des heurts inhabituels éclatent dans tout le territoire sénégalais. D’une maturité surprenante, les manifestants ont partout entonné devant les forces de l’ordre : « Sunu Société yeuguetuna » (« Notre société bouge, nous avons de la dignité, nous sommes dignes. Nous respectons notre Sénégal. »), une chanson populaire tirée du patrimoine sénégalais pour dire à l’opinion internationale que ce qu’il se passe au pays de la Teranga est le fait de populations lucides et responsables qui n’ont qu’un seul objectif : restaurer l’État de droit et la démocratie.
Le vendredi 5 mars, alors que des manifestations se mettent en branle à Dakar comme dans plusieurs autres villes du pays, les choses dégénèrent. Des nervis armés de revolvers et de gourdins (ils ont été filmés) saccagent la capitale. D’où viennent-ils ? Qui les a envoyés ? Tandis que le gouvernement accuse les manifestants de « terrorisme », ces derniers y voient la preuve d’une nouvelle manœuvre politicienne pour mettre ces dégâts au compte d’Ousmane Sonko qui est désormais poursuivi, entre autres, pour « trouble à l’ordre public » et « appel à l’insurrection ». De nombreuses arrestations ont lieu (notamment celle de Thiat, du groupe Keur Gui et membre de Y’en a marre). Les affrontements auront fait au moins dix morts et des centaines de blessés, du jamais vu depuis des décennies au Sénégal. La crise a même des résonances jusque dans la sous-région. Au Mali, la diva Oumou Sangaré dont le pays était déjà en proie à des troubles socio-politiques, manifeste son soutien au peuple sénégalais.
Au lendemain du carnage, le rappeur Dip Doundou Guiss frappe un grand coup avec la publication de « #FreeSenegal », un morceau hyper-engagé. Dip sert un texte puissant qu’accompagne un saxo en mode balade. Un tube dans lequel il dénonce les tueries survenues au cours des manifestations… et au-delà, tous les maux du Sénégal actuel, du manque de perspective des jeunes au sentiment que sa classe dirigeante a été vendue aux intérêts de la France, l’ancienne puissance coloniale. Le rappeur qui assimile Macky Sall à un tyran se fait le porte-parole de cette jeunesse révoltée qui réclame plus de justice et le retour de l’Etat de droit.
« Je suis révolté par tous ces jeunes qui meurent. Jusqu’à l’éternité, nous pleurerons (…) Oublie (Macky Sall) ton orgueil, nous t’avons élu. La place des jeunes n’est pas en prison, mais à l’école », dit l’artiste de 29 ans.
Outre le Président Sall, Dip taille un costard à Moustapha Niasse Président de l’Assemblée Nationale et à Idrissa Seck Président du Conseil Économique et Social, qu’il cite nommément et qui, selon le rappeur, ne font que piller les ressources de la nation. La chanson de Dip faisait suivre la parole aux actes, puisqu’il était lui aussi dans les manifestations. Le clip de « #FreeSenegal » dont la plupart des images sont tirées des affrontements entre forces de sécurité et manifestants est devenu rapidement viral. Sur son compte Twitter, il prolonge son engagement avec des mots très forts : « Ce qui se passe actuellement au Sénégal est inadmissible. Tuer des manifestants, couper le signal à des chaînes de télévision, limiter la possibilité de transférer des contenus audios, photos & vidéos, via les médias sociaux », lit-on.
Les rappeurs, et les autres aussi
Les doyens du Positive Black Soul – en pointe depuis la fin des années 90 pour la défense de la démocratie sénégalaise – ont de leur côté sorti un single dénommé « Bayil Mu Sed » qui veut dire en wolof « Laisse béton ». Une adresse en mode appel téléphonique au chef de l’État qu’ils invitent à apaiser la situation en libérant Ousmane Sonko, Guy Marius Sagna et tous les autres détenus. Dans un style très hardcore, le célèbre duo Awadi et Duggy Tee demande au Président Sall de reculer, car la jeunesse n’a peur de rien.
De leur côté, les artistes Moh Dediouf et Adam Sene ont apporté également leur contribution à la lutte en signant un manifeste de 100 personnalités demandant la fin de l’impunité au Sénégal.
Adam Sene a republié sa vidéo « Joyou Askan » (« La cité pleure ») datant de juillet 2020, dans laquelle elle rappelle que l’injustice dans ce pays était une chose récurrente. « Comment font les mauvais dirigeants pour dormir le soir ? » se demande-t-elle dans la chanson. Moh Dediouf publiera quant à lui sur Instagram une vidéo appelant à préparer la reconstruction du pays. Après la tempête, l’accalmie, semble dire l’auteur de l’album Trilogie.
L’artiste folk Mustafa Naham a quant à lui remis au gout du jour son fameux tube « Sėédė lenn ma », un formidable hymne dédié à la jeunesse sénégalaise. Il y suggère à l’État de revoir sa politique sociale et de penser davantage aux jeunes et désœuvrés.
Après la remise en liberté d’Ousmane Sonko le 8 mars, le député a appelé à l’arrêt des violences, mais au maintien de la mobilisation. Le soir même, le président sénégalais Macky Sall appelait à éviter « la logique de l’affrontement ». Une fenêtre de décrispation semblait s’ouvrir.
Le lendemain, Ismaëla Cissé, autre claviériste réputé de la scène musicale, a sorti un hymne à la paix et à la concorde dans un clip présenté au public. Sur un fond musical qui puisse aux rythmes casamançais, le musicien interpelle les citoyens du « Sénégal » (nom du single) sur la nécessité de bâtir une nation dans l’harmonie après les troubles meurtriers que le pays a vécu. Fallou Dieng, roi des ambianceurs s’est aussi illustré dans ce contexte en republiant son vieux tube qui n’a pris aucune ride : « Benno » ou « Union » pour dire que l’heure était à la paix. Idem pour les Guiss Guiss Bou Bess, qui publient aujourd’hui un nouveau clip rappelant aux Sénégalais les valeurs de tolérance et d’union que matérialise la parenté à plaisanterie, vieille tradition qu’ils invitent à entretenir.
Connu à travers le monde pour sa riche carrière et ses engagements, le chanteur Youssou Ndour est cette fois le grand absent de ce moment que vit le Sénégal. Il faut dire que l’artiste et homme d’affaires proche du pouvoir n’était sans doute pas dans les meilleures dispositions pour apporter sa pierre à l’édifice dans ce combat. Il s’est contenté de demander à sa sécurité de ne pas s’opposer au saccage des locaux de son groupe de presse par les manifestants. « Faites en sorte qu’aucun d’entre eux ne soit blessé. Je préfère voir mon matériel détruit plutôt que le sang d’un Sénégalais versé », a dit l’artiste à ses gardes lorsque la casse a commencé. L’image d’ambassadeur de l’UNICEF et membre de la mythique tournée Human Rights Now d’Amnesty International en 1988, qui a tant chanté pour la paix et les libertés aurait été forcément écornée si des jeunes manifestants avaient été blessés devant chez lui. D’ailleurs, l’artiste a appelé à l’apaisement et réitéré sa foi en la démocratie et à la diversité des opinions. L’ancien ministre (2012-2013) serait bien avisé, pensent de nombreux fans, de le répéter à son allié de président Macky Sall, qui avait annoncé vouloir « réduire l’opposition à sa plus simple expression » en 2015 lors d’une conférence de presse à Kaffrine (Centre-Ouest du Sénégal).
Après un mois de crise et une semaine de violences inouïes, l’accalmie est arrivée : après le deuil national, les organisateurs ont choisi d’annuler les manifestations prévues le 13 mars. Mais dans ce calme précaire, les deux camps se regardent en chiens de faïence. Artistes et créateurs penchent vers l’après. Va-ton vers une deuxième vague d’hymnes à la résistance ou bien vers des chansons visant la concorde et à la reconstruction ? Avec la dizaine de morts que les heurts ont provoqués, tous les esprits prient en faveur de la seconde option. C’est pourquoi surement que le fameux tube « Jaam Ak Salam » (la paix, rien que la paix) de la chanteuse Aby est grandement plébiscité par les radios en ce temps de décrispation. Dans cette chanson parue en 2010, la frangine de You encourage gouvernants et citoyens à cultiver ce bien précieux, legs de nos ancêtres, qu’est la paix.
Ces deux photos ???#FreeSenegal pic.twitter.com/HRrUzlxIp9
— Ibnu’al Fadilou? (@Bass_G_Mbacke) March 8, 2021