Symbole d’une scène marocaine à la conquête du monde, ElGrandeToto s’est hissé à la quatrième place des tendances monde YouTube avec « Mghayer » (« contrarié », en français). Un morceau introspectif dans lequel il exprime son changement depuis que sa mère repose en paix. Elle qui lui a fait découvrir la musique avec Cher à l’âge de trois ans, a contribué à faire de lui un artiste capable de changer de couleur musicale au gré des émotions, tout en conservant la même peau. En somme, un caméléon : reggae, blues, musique arabe, chant en hébreu… l’éclectisme parental a infusé l’esprit d’ElGrandeToto d’une grande liberté et lui a permis de croire en ses « rêves d’ado ».
Tout seul je souffre dans la vie, rien ne veut rentrer dans l’ordre
ElGrandeToto – « Mghayer »
Salaire tout seul n’est pas suffisant, si ma chance n’est pas présente
10 juillet je t’ai vu partir, sans que je te dise bye bye
Mon cœur n’est pas rassasié de toi, ton fils ne t’oublie pas
7elmet Ado (rêves d’ado)
Ce goût pour l’art et l’expression, le rappeur originaire du quartier de Benjdia (à Casablanca) le cultive depuis longtemps : à l’âge de sept ans, en 2002, il apprend le krump dans la rue et quatre ans plus tard, il commence à écumer les cyphers du royaume : « À l’époque il y avait pas de club ici, on était obligés de danser dans la rue. Je faisais des compétitions à Casa, Meknès… et au fil du temps on a créé un groupe qu’on a eu jusqu’en 2011. »
En parallèle, dès 2007, ElGrandeToto écrit ses premières rimes (des piques à destination de ses adversaires de danse), enregistre ses premiers morceaux de rap avec un matériel rudimentaire et fait des reprises de métal : « System of a Down, Korn… j’ai tout écouté. Pendant un ou deux ans, j’ai même eu un groupe dans lequel je chantais, car j’étais le seul à connaître les paroles (rires). J’avais un pote friqué, le seul de la bande à avoir un garage, chez qui on allait pour faire nos covers. Mais à 18 h, fallait enlever tout le matos avant que son père arrive pour pas qu’il découvre ce qu’on faisait. » Mais au début des années 2010, ElGrandeToto subit une violente agression qui le fait bifurquer sur d’autres chemins : « J’étais tout seul, à Rabat, et je me suis fait tabasser par un groupe ultra alors que j’étais loin de tout ça. Ils m’ont même pété l’arcade. Du coup, dès que je suis rentré à Casa j’ai rejoint les supportes des Wydad (l’un des deux grands clubs de football de Casablanca, NDA) : alors que je n’étais pas à fond de base. C’est surtout une histoire de baston, c’est vraiment con… Après ça je suis parti en vrille et je suis devenu quelqu’un d’autre… De 2012 à 2014, j’ai eu deux années intensives. »
Rattrapé par la rue et la violence qu’il avait déjà connu lorsqu’en 2008, il vit quelqu’un se faire égorger devant lui (comme il le raconte dans le documentaire 7elmet Ado), ElGrandeToto renoue avec le rap au milieu des années 2010. Après avoir rappé avec 7liwa, il décide de pleinement s’investir dans cette musique et quitte son travail de téléconseiller commencé quelque temps auparavant : « J’ai tout fait : SFR, EDF, la mutuelle, les panneaux photovoltaïques… Obligé je t’ai appelé un jour (rires). »
Le déclic a lieu le jour de sortie de la mixtape du rappeur SCH, baptisée A7 : allongé sur son lit, ElGrandeToto écoute le projet avant de se lever pour prendre l’air. Il ouvre la fenêtre et voit des flammes. La boutique de parfum située sous son appartement prend feu. L’incendie dure 5 jours pendant lesquels Toto est livré à lui-même.
Un an après, fin 2016, il sort son premier morceau solo : « 7elmet Ado » (« rêve d’ado » en français) puis une compilation de ses premiers singles, BNJ City Block (en référence à son label qui fait également référence à son quartier, Benjdia) avant d’envoyer l’EP Illicit en 2018. Touchant de sincérité, rapidement, il installe un univers avec un flow percutant, des textes crus et une folie assumée. Le succès est si rapide qu’en 2017, il foule déjà la scène du festival L’Boulevard (un énorme évènement qui programme les meilleurs artistes du pays depuis 1999 en rap, electro, rock/métal et fusion) :
« En 2015, j’étais avec un pote au festival L’Boulevard, il y avait Hoba hoba Spirit, Moby Dick… J’ai dit à mon pote “l’année prochaine je fais le tremplin”. C’est une compétition au sein du festival qui permet au vainqueur de jouer sur la grande scène. En 2016, le festival est annulé et en 2017, je suis invité au festival !! C’était un truc de malade, j’ai été direct invité sans faire le tremplin. »
À la même période, en pleine préparation de son projet Illicit, ElGrandeToto suit une formation dans une école d’animation radio : « J’ai fait trois ans, la dernière année je me suis fait recaler. Et c’est dingue parce que ce matin, j’étais avec la directrice générale de radio 2M pour une émission et elle m’a rappelé que c’était elle qui m’avait recalé justement. En fait, en troisième année, je devais présenter un concept d’émission radio, sauf qu’à cette période j’étais à fond sur mon deuxième projet, Illicit. Le concept de l’émission, je l’ai écrit sur mon téléphone pendant le trajet. En arrivant à l’examen, j’ai présenté le projet oralement, la dame du jury m’a demandé la brochure qu’on était censé préparer et je lui ai montré ce que j’avais écrit sur mon téléphone. » Elle m’a dit « je ne peux pas vous accepter », je lui ai répondu « je suis vraiment désolé, mais je n’ai pas le temps, je suis en train de sortir un EP (rires) ». »
L’ascension du Caméléon
Son ascension, ElGrandeToto la doit aussi à son entourage qui l’a aidé à faire rayonner sa musique et continue de l’accompagner sur Caméléon, notamment Draganov : « C’est le frérot, le directeur artistique. Il m’a assisté depuis ma sortie du groupe Zawa City (groupe avec 7liwa). Il y a pas mal de gens qui me boycottaient par peur de ne plus pouvoir travailler avec 7liwa. Draganov est le seul à être venu en mode “t’as du talent, il y a des clippeurs, j’ai un studio… viens on baise tout”. Pareil avec West, à partir de “Pablo” j’ai beaucoup enregistré avec lui, il m’a assisté, je n’oublierai jamais ce qu’il a fait pour moi. On a passé des nuits blanches en studio. C’est un bon gars et un putain d’ingé. »
En peu de temps, ElGrandeToto est passé d’outsider à bankable. Et dans le même temps, les tensions qui divisaient une partie de la scène marocaine se sont estompées au profit d’une synergie commune : « On le fait pour le Maroc et pour manger. Parce qu’on va tous manger et gagner de l’argent si on travaille ensemble. Pour ma release party, j’ai vu Dollypran, il m’a dit “Wah gros, j’ai vu le minibus que Deezer t’as fait pour la sortie du projet. J’aurais kiffé que ça soit le mien, mais quand même, tu l’as fait, donc c’est comme si c’était moi« . On sait qu’après, il y aura plus d’opportunités, donc on fait ça pour tout le monde en vrai. »
Après avoir multiplié les collaborations avec la scène marocaine, de Shayfeen à la faiseuse de tubes Manal, en passant par le ponte Don Bigg, Toto s’est progressivement ouvert à l’international. Récemment, il signait même le remix de Ckay – « Love Nwantiti », faisant de sa version le plus gros succès de l’artiste nigérian.
Signé chez RCA/Sony depuis 2019, grâce à l’intermédiaire de Kore, ElGrandeToto a désormais une production à la hauteur de ses ambitions comme en témoignent ses derniers clips. De quoi augmenter son aura internationale, comme le fait aussi la tracklist de son album qui réunit la France (Lefa), la Belgique (Hamza et Damso), les Pays-Bas (3robi) et l’Allemagne (Farid Bang) et le Maroc avec Small X « Small X, c’est un artiste que j’ai croisé en tant que fan en 2014/2015, j’ai freestylé devant lui. J’ai l’honneur de l’avoir sur mon album et il était présent à la release party, on a chanté ensemble, c’était un truc de malade ! »
« On s’est dit qu’il fallait essayer d’internationaliser le rap marocain. Notre mission c’est vraiment de mettre le Maroc en avant : sur l’intro, c’est un maître amazigh qui nous a fait l’honneur de poser dans l’album. On a enregistré son acapella et Draganov a recomposé dessus. On voulait vraiment poser une identité marocaine dans les flows ou les instrus : on a intégré des trucs rebeus genre du derbouka [percussion arabe] dans les compositions. On s’est basés sur le nom de l’album en développant différents univers musicaux, tout en restant cohérent. »
Et le pari est réussi. Chaque morceau explore une émotion différente. Des murmures qui se mêlent à la folie sur le strident « ADHD » au bouleversant et mélodieux « Mghayer », en passant par l’entraînant et jouissif « Tango » 2.0 ou le mystique et frénétique « Halla Halla », ElGrandeToto offre un projet d’une grande richesse, à la fois imprévisible et intense.
Dans les tuyaux depuis 2018, la première partie de l’album Caméléon a été enregistrée en 2019, au studio Aloha à Agadir, tandis que la deuxième partie fut enregistrée en 2020 à Casablanca, entre le studio Hiba, chez West et Signature prod : « La plupart des instrus, ont été faites sur place avec les beatmakers. On l’a enregistré en trente jours avec 10 jours de mix au cours desquels j’ai enlevé des sons et j’en ai rajouté d’autres, comme sur “Mghayer”. »
Le morceau a été revisité version acoustique avec le groupe Aykonz : « C’était un truc de malade, grosse dédicace à eux. Je kiff ce qu’ils font, même humainement. À la fin du live, je vibrais de partout, ça m’a rappelé mon époque métaleux. J’ai repensé au garage du pote chez qui on répétait en me disant : au moins, on peut chanter et taper de la batterie comme on veut, personne va venir parquer sa bagnole. »
À la tribune
Tête d’affiche incontournable au Maroc, ElGrandeToto peut aujourd’hui vivre de sa passion et exprimer son art comme il le souhaite. Même les médias du royaume donnent la parole à cette génération d’artiste qui a donné vie à ses rêves d’ado en indépendance totale : « C’est que le début. C’est une fierté d’avoir fait le JT du 20 h. C’est un putain de bon truc, ce n’est pas rien. Mais si on regarde bien, je suis passé officiellement en radio qu’en 2020. Parce qu’ils n’avaient pas le choix. Comme la télé, ils n’ont pas le choix, le rap c’est le truc le plus regardé, le plus écouté. Ce ne serait pas très intelligent de leur part de ne pas s’intéresser à la jeunesse ou de se la mettre à dos. D’ici 15/20 ans, on pourrait prendre des décisions importantes pour le pays… »
Bien qu’il ne s’intéresse pas à la vie politique, la carrière d’ElGrandeToto est politique en soi, dans le sens où elle fait partie d’un mouvement global d’émancipation de la jeunesse avec l’art comme vecteur. Pour autant, à ce stade, il ne pense pas aller voter aux prochaines élections législatives qui se dérouleront en septembre 2021 : « Il me faut quelqu’un de charismatique, qui veut du bien aux jeunes. Qui soit proche d’eux, équilibré, pour la liberté, tout. Quelqu’un qui m’évoque tout ça, je peux voter pour lui. Mais si c’est un mec, dès qu’il rencontre Poutine et lui serre la main, il saute comme Bugs Bunny, je peux pas. Si c’est un mec qui commence à me dire ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire, faut même pas m’en parler. Après je ne dis pas aux jeunes de ne pas aller voter. Juste, si tu votes et que le mec c’est un enculé, ne viens pas pleurer après. Parce que voter c’est un droit, mais ne pas voter aussi. »
Porté par ses rêves d’ado et marqué par un parcours éprouvant, ElGrandeToto a su forcer le destin et s’est forgé une expérience supérieure à celle de son âge : «À 24 ans je me sens déjà comme un vieux. Je suis quelqu’un de calme parce que j’ai foutu le bordel bien avant. Et je pense que c’est bien que je sois passé par là, même si j’étais jeune. » Instinctif et reconnaissant, le Caméléon à la peau dure poursuit les espoirs de toute une génération avec pour objectif de faire rayonner le Maroc et ses artistes, en leur permettant d’être toujours plus nombreux à vivre de leur art.
Caméléon est disponible sur toutes les plateformes.
Retrouvez ElGrandeToto dans notre playlist Pan African Rap sur Spotify et Deezer.