7h30 du matin, la puissante voix rauque du DJ hurle dans le micro, sur un fond de coupé-décalé tonitruant : « L’argent ne fait pas le bonheur, mais Ruinart oui ! Ce n’est pas champagne… c’eeeessssstttttt Ruiiiiinnnnnart !! ». La serveuse joue des coudes dans une atmosphère électrique pour apporter au client le seau contenant le graal : une bouteille de Ruinart Blanc de Blanc facturé à près de 500 euros la bouteille. Le destinataire est Jr La Mélo, 17 ans, star montante du rap-ivoire dont le succès a explosé en 2022. Depuis, il est le promoteur du « mouvement des enfants », aussi appelé maïmouna. Comme nous le raconte le jeune rappeur : « De base, le maïmouna c’est un style musical qui est né en 2021, qui est composé de coupé-décalé et de rap français. C’est juste qu’il y’a eu un buzz où un gars qui s’appelle Tchaikabo a fait une vidéo, (et comme) il comprenait pas bien les paroles du son, il a dit « maïmouna ». Et c’est resté, tout le monde a appelé ça comme ça. C’est pas lui qui a lancé le mouvement, mais c’est lui qui a lancé le mot. Sinon on appelait ça mouvement des enfants par rapport au mood du son : ce sont des sons où y’a pas vraiment le sérieux. Normalement tu vas voir des sons trap qui vont te faire réfléchir, des sons drill tout ça, mais le maïmouna là, c’est que pour s’amuser ».
Sérieux ou non, Dadju lui-même s’est converti au mouvement le temps d’un duo avec Didi B, figure tutélaire du genre. Dès que la bouteille arrive sur la table, Jr La Mélo multiplie les photographies, aussitôt partagées sur les réseaux. Alors que les coupes commencent à circuler, il garde la bouteille en main, ne voulant pas se séparer de son trophée de la soirée.
Les champagnards se couchent tard
À la Maison B, nouveau haut lieu de la nuit des élites abidjanaises, pas de bières sur les tables, mais des bouteilles de Veuve Clicquot, de Laurent Perrier, et de Ruinart donc. La soirée avait déjà commencé depuis plusieurs heures pour le jeune rappeur et ses amis, avec une première étape dans une boîte huppée de la zone 4 – quartier des expatriés -, puis au Skinny, boite de la jeunesse dorée de Cocody où nous le rejoignons au milieu de la nuit, à 4h du matin. À l’entrée, le matériel photo est conservé par les vigiles, interdiction de dévoiler ce qui se passe ici. C’est Ali le Code, bras droit et ami de DJ Arafat, qui nous introduit dans le groupe. Après avoir fréquenté la plus grande star du coupé-décalé qui défraya la chronique tout au long des années 2010 avant de décéder dans un accident de moto en 2019, Ali suit aujourd’hui l’éclosion de cette nouvelle scène du rap ivoire. C’est lorsque le Skinny ferme à 6h10 du matin que le groupe propose de continuer la soirée à la Maison B. En voiture avec Ali, nous voyons défiler nos vies pendant quinze minutes de trajet à 120 km/h dans les rues d’Abidjan. Pour Ali le Code comme pour son défunt ami, l’existence se vit au pas de course. À l’apparition de la star et de son entourage, la tension monte d’un cran dans la boîte. Selon Ali, qui assiste depuis une quinzaine d’années à la succession des « concepts » – lancement d’une musique et d’une danse associée – en Côte d’Ivoire, le « mouvement des enfants » représente la tendance forte du moment : « Y’a mon gars qui s’occupe des artistes ici qui s’appelle « Djina la coordination » c’est lui qui m’a parlé du mouvement des enfants parce qu’il était déjà dans le quartier. Et quand je suis arrivé il m’a dit y’a un nouveau truc, le mood des jeunes ils sortent, ils font la fête. On a parlé comme ça, et un jour il m’a ramené un petit, Jr La Melo, il me l’a présenté, il m’a demandé qu’on le produise. On l’a testé, on a fait son showcase, on a vu qu’il était fort, on a commencé à le programmer et à le suivre sur la direction artistique. A partir de là je le suis, je vois le mouvement, le truc prend de l’ampleur, ça me rappelait même le début du coupé-décalé, au début tout le monde a dit que ça n’allait pas durer, mais quand les jeunes ont accroché, le mouvement a perduré. Donc c’est ce qui est en train de se passer là, cette nouvelle génération elle est en quête, elle est en soif même d’industrie. »
Si le mouvement touche un public jeune et majoritairement issu des quartiers précaires de la capitale économique, ses principales figures sont plutôt issues du quartier cossu de Cocody et fréquentent ces soirées réservées aux élites, où l’indécence est de mise, chaque bouteille de champagne valant au moins autant qu’un salaire moyen ivoirien, à savoir 80 000 Fcfa.
Les nouveaux boucantiers
Depuis l’apparition fulgurante des « boucantiers » (nom que se donnaient les pionniers du coupé-décalé) sur la scène musicale ivoirienne au début des années 2000, les nuits d’Abidjan ont changé de visage : la démonstration de force et de richesse est devenue une pratique existentielle pour toute une génération qui a grandi en pleine crise ivoirienne aux sonorités saccadées du coupé-décalé. « Le mouvement des enfants » n’est que le dernier phénomène en date de la riche actualité des musiques dansantes en Côte d’Ivoire qui se sont imposées depuis une vingtaine d’années à travers toute l’Afrique francophone, mais aussi comme influence pour les artistes d’afro-pop nigériane et pour des rappeurs français tels MHD et Dadju.
Né au début des années 2000 parmi des jeunes Ivoiriens qui fréquentaient les boites de nuit parisienne, le mouvement des boucantiers s’est consolidé autour du groupe de la « Jet-Set » dont faisaient partie Douk Saga, le Molare, Lino Versace, Serge Defallet et Boro Sanguy. Ces jeunes aimaient frimer en boîte de nuit habillés en costumes de créateurs italiens, cigares cubains aux lèvres et coupe de champagne entre les doigts. Ils inventent aussi la pratique du travaillement : jeter de l’argent sur les artistes et le public avec style pour imposer leur nom dans la nuit en le faisant chanter par les DJ. À leur retour en Côte d’Ivoire en 2002, ils diffusent ce style de vie qui mélange l’esbroufe et l’appétence pour les nuits arrosées. Quelque temps en berne après la mort de Douk Saga en 2007, le mouvement prendra une ampleur inédite la décennie suivante avec la montée en puissance de DJ Arafat, Debordo Leekunfa, Serge Beynaud, et plus récemment de Fior 2 Bior ou Safarel Obiang qui actualisent le genre en le mélangeant au rap et à l’afro-pop. Mais depuis quelques années, le coupé-décalé laisse progressivement sa place au rap ivoire qui lui emprunte ses rythmiques saccadées, les styles vestimentaires, mais aussi ses pas de danses acrobatiques et spectaculaires.
Pour les très jeunes rappeurs du maïmouna, dont les clips font défiler les images de la ville balnéaire d’Assinie, les grosses cylindrées, les bouteilles de champagne et les jolies femmes, la richesse et la réussite sont au cœur du projet, quitte, comme le chante Jr La Melo, à dégager les (jeunes) papis :
On va baiser la moulaaaaaa [l’argent]
Jr sur la melodiieeeee
Tu vas faire quoi, Tu vas faire quoi, tu as fait quoi ?
Ici c’est babi non ? yele maman ayelele
On est venu pour s’enjailler, mettez les papis tous à coté
Tu prends en moi et ma nana tu remontes
Mais c’est quand maïmouna j’suis remonté
[…]
On est venu pour tout gâter
Si tu t’amuses je baise ta sœur
La petite a les bobitana [seins] tana ah tana
On s’en va en mama ye tanana
On te parle de résine
Je te parle que tous les petits sont gigatan [enjaillé/excité]
On a pas besoin de conseil
Vous êtes trop pressé, je suis devant
Jamais je suis derrière, trop pressé, je suis devant
Jamais je suis derrière
(Jr La Melo, Bobi, 2022)
Danse et émergence
Deux jours avant le passage à la Maison B de Jr La Mélo, nous étions déjà dans ce lieu afin d’assister à la prestation du danseur star Alaingo, ex-membre du binôme Magic Feet avec Ordinateur, qui fit carrière auprès de DJ Arafat. Nous avions rejoint vers 2h30 ses acolytes Sangokou et Mardoche, qui appartiennent à l’écurie de l’artiste Debordo Leekunfa. Après plus d’une heure à attendre dans un petit maquis de quartier que le manager du lieu appelle les danseurs, nous rejoignons finalement Alaingo peu après 4h. Lorsqu’une heure plus tard les danseurs entrent en piste, ils propulsent la soirée déjà bien animée au firmament. Alors que la foule en liesse autour de la piste s’exclame devant un parfait salto avant de Sangokou et des nombreuses cascades de ces adeptes de la danse acrobatique nommée roukaskas, le rappeur Tchaikabo, dent en or et dreads soignées, décide de se distinguer en venant travailler les danseurs. Ces quelques billets jetés au sol compléteront leur cachet du soir, agrémenté d’une bouteille de mousseux bon prix et d’un whisky-coca que nous partageons avec eux, avant qu’ils n’entrent en scène, à une table coincée entre la scène et le bar. Si les stars du coupé-décalé et du rap ivoire bénéficient d’entrées d’argent rapides et considérables, les musiciens et les danseurs ne peuvent pas en dire autant. Le cachet pour ce type de soirée ou pour une prestation dans un live varie de 100 000 à 200 000 Fcfa par danseur pour ceux qui sont déjà bien installés dans le milieu alors que celui d’un artiste confirmé peut varier de 2 à 10 millions de Fcfa selon sa popularité du moment, auquel s’ajouteront les contrats de sponsoring pour les marques de bières de ou de téléphonie mobile. Comme l’explique Sangokou, qui fit d’abord carrière auprès de DJ Abobolais (décédé en 2017) avant de devenir chorégraphe pour Black K, Serges Beynaud et de danser dans l’écurie de Debordo : « Les prestations même c’est ma base, c’est mon petit gagne-pain. moi-même j’essaie d’improviser les différentes soirées avec les managers, dans les différentes boîtes de nuit où y’a les soirées. Si on peut prendre… On ne va pas dire peut-être le cachet, mais au moins le (prix du) transport pour pouvoir partir se chercher on le fait. Soit c’est un show-case, soit c’est une démonstration. Pour un showcase, si tu as besoin de la totalité des danseurs de Debordo, c’est une rémunération qui est élevée, si c’est moi-seul je peux négocier. Mais ce ne sont pas tous les promoteurs et tous les managers qui ont assez, certains vont te donner 100 000, d’autres vont descendre encore ».
Si ces revenus permettent tout de même aux danseurs confirmés d’évoluer dans ces milieux musicaux et de fréquenter les nuits abidjanaises, il n’en va pas de même pour tous les travailleurs sans qui ces lieux ne fonctionneraient pas, dont les salaires dépassent rarement les 150 000 Cfa le mois pour des serveurs, agents de sécurité ou d’entretien qui observent chaque soir le défilé des grosses cylindrées et des stars locales. Pire encore : la situation de ces nombreux jeunes gens qui vendent des cigarettes ou qui assurent le transport des boissons entre les caves et les établissements, sans salaires fixes. Ils passent leur nuit à attendre les clients avant de dormir quelques heures et de reprendre une activité informelle le jour.
Le développement spectaculaire de ces lieux de la nuit depuis le début des années 2010 doit beaucoup à « l’émergence » promue par le chef de l’État dans un pays où le taux de croissance du PIB varie de +7% à +11% depuis la fin de la crise postélectorale de 2010-2011. Les nuits ivoiriennes sont le reflet de ce Nouveau Monde où l’enrichissement des uns doit surtout à la stagnation des autres alors que le coût de la vie – comme ailleurs – a drastiquement augmenté ces dernières années. À 9h30, lorsque la Maison B ferme enfin ses portes, les clients sortent hagards de la boîte climatisée. Le jour est déjà levé depuis plusieurs heures alors que ces jeunes fêtards fatigués rejoignent leurs voitures de luxe. Les taxis s’arrêtent dans l’espoir d’une course bien payée, et les vendeurs de rue regardent envieux et étonnés le défilé des jeunes stars du rap.