Alesh est devenu une figure incontournable de la scène kinoise, des réseaux sociaux jusqu’aux clubs. Son prochain album, Mongongo, est en cours d’enregistrement. Il y interpelle les dirigeants, tout en dansant. Portrait
L’écrivaine Toni Morrison écrivait “j’estime erroné de n’envisager la création artistique qu’en termes de divertissement ou de pure satisfaction esthétique. À mes yeux, l’apport de l’art est plus profond que cela. La beauté est porteuse de sens, les deux choses ne sont pas séparables« .
Marqué par les drames des guerres qui continuent d’ébranler la République Démocratique du Congo, la carrière d’Alain Chirwisa aka Alesh est guidée par cette quête de sens. Né en 1985 à Kisangani (au Nord-Est de la RDC, NDLR), il tente de cicatriser les plaies de ses concitoyens grâce à sa plume engagée, qui lui a permis de voyager à travers le monde et de rencontrer Barack Obama. Rappeur converti à l’afro-house, Alesh poursuit un rêve : sensibiliser les peuples pour mieux les unir.
De Kisangani à la Maison Blanche
Fan inconditionnel de Michael Jackson qui lui a donné envie de monter sur scène, le “King” de Kinshasa vient d’une famille d’artistes : sa mère et ses sœurs sont choristes, et son grand frère, Patrick Chirwisa, est une figure du théâtre boyomais (Boyoma est l’autres nom de Kisangani, NDLR). C’est son aîné qui a parfait son éducation musicale : « J’ai vraiment écouté de tout avec mon frère. Des débuts de Boyz II Men à Shabba Ranks.”
Marqué par l’époque des Boys Band et persuadé que le seul moyen de faire carrière est d’aller en Europe, sous les conseils de son ami et actuel manager, le jeune Alesh décide de faire ses classes en rejoignant le groupe le plus en vue de Kisangani : les Hot Boyz, sorte de Wu Tang Clan avec ses 11 membres. “Il y avait un seul studio dans ma ville, il était situé à l’alliance franco-congolaise. On enregistrait juste avec un synthétiseur et un micro de scène, le Shure SM56. C’était la vieille école, sans MAO, on devait poser en one shot sur une piste. On était 11, donc on passait parfois toute la journée à essayer d’enregistrer un seul morceau… car à la première gaffe, on devait tout reprendre à zéro. Ça m’a forgé et donné le goût de la perfection”.
En 2005, Alesh quitte les Hot Boyz après trois ans de service : “Je voulais une carrière professionnelle mais la musique était devenue une distraction pour eux. Du coup, je leur ai gentiment dit “Quand vous prendrez la musique au sérieux, faites-moi signe. Pour l’instant, j’ai besoin d’évoluer seul.”
Après avoir aiguisé son style au fil de singles profondément engagés et réussi son parcours universitaire, Alesh entame en 2008 l’enregistrement de son premier album, La mort dans l’âme, dans lequel il dédie un morceau à son frère aîné décédé. C’est ce disque qu’il remettra, en 2014, à Barack Obama. Mais nous n’en sommes pas encore là. Entre temps, Alesh a fait une rencontre vraiment déterminante. Celle du chorégraphe et metteur en scène Faustin Linyekula, qui tourne sur les scènes du monde entier et dirige, à Kisangani, les studios Kabako : “ Il m’a appris tout ce qui entoure un succès artistique, au-delà du talent. Il a placé une structure administrative autour de mon travail, aidé à créer un discours et expliquer mon approche artistique. Il m’a mis en contact avec un gros réseau d’acteurs culturels, ce qui m’a permis d’obtenir des subventions pour financer des tournées et même mon album”.
Pas étonnant que le discours d’Alesh soit aussi structuré et qu’il ait pu lancer son label, Mental Engagé (2010), avant de s’envoler vers les Etats-Unis deux ans plus tard : “Le département d’Etat américain organisait un concours pour tous les musiciens qui utilisaient l’art afin de passer des messages politiquement engagés. Sur 2000 candidats, on est 32 musiciens de 21 pays différents à avoir été retenus. Ensemble, on a créé de la musique et effectué une dizaine de concerts [agrémentés de quelques concerts solo à New-York et Houston]. Quand vous n’avez que le Congo ou votre ville natale comme référence, c’est difficile de situer son niveau et s’améliorer. Cette tournée m’a permis de revoir certaines choses mais également d’apprécier ce que je faisais.”
Avec Mental Engagé, Alesh poursuit un objectif à la fois artistique et social en finançant des projets hip hop engagés, peu importe la discipline (graffiti, DJing, danse, rap…).
En 2013, il a ainsi produit l’album Get Loud, réunissant vingt-et-un artistes congolais et une japonaise : “ On a abordé les questions des femmes à travers différentes perspectives : à l’Est de la RDC, on parlait de violences sexuelles. A l’Ouest, on s’est focalisé sur l’égalité homme/femme dans le milieu professionnel, etc.”
Secouer les corps et les esprits
S’il a choisi la musique comme canal d’expression et de transmission pour essayer de changer les choses, c’est parce qu’Alesh estime que “le Congolais est plus perméable à ce qu’il entend qu’à ce qu’il voit. Le Congo, c’est le pays de la musique. Quand tu nais, la première chose que t’entends, c’est de la musique. Toute notre vie est faite de musique, même nos deuils.”
Après deux ans de pause, en 2017, Alesh a opéré une transformation artistique et même linguistique, tout en faisant table rase du passé sur sa chaîne Youtube. Alors que son premier album s’inscrivait dans la lignée du boom-bap new-yorkais et qu’il rappait en français, Alesh s’est tourné pour Mongongo (“la voix”), vers un univers musical plus marqué par la house et a opté pour le lingala: “ Il n’y a qu’à voir l’engouement de ceux qu’on appelle les Shegué, les enfants de la rue. Le lingala restera prédominant, mais j’ai besoin de toucher plus de monde, donc forcément l’anglais et le français reviendront toujours.” La RDC reste son terrain, mais il garde les oreilles tendues vers d’autres pays africains : “Il est important que je connaisse les nouveaux courant sans me trahir. Je m’inspire beaucoup de la musique sud-africaine à laquelle j’ajoute de la sauce congolaise et mon regard hip hop ».
Travaillant essentiellement avec son beatmaker et backeur Kratos, Alesh s’ouvre à d’autres producteurs de la nouvelle génération. Comme DJ P2N qui, quelques mois après avoir produit avec Alesh le morceau « Youyou », s’est retrouvé sur une mixtape du collectif Moonshine.
S’il a mis de côté African Revolution, un disque annoncé depuis 2012, il en a conservé quelques titres qui lui sont chers : “Il y a quelques chansons que j’ai piquées pour les mettre dans Mongongo, comme « Yoka ». Elle raconte l’histoire d’un ami à moi recruté dans un groupe rebelle quand on avait 9/10 ans.”
Des morceaux qui s’ajouteront à ceux en cours d’enregistrement à Kinshasa et qui pourraient inclure des featurings tels que Hiro ou Dadju. Des artistes correspondant au virage d’Alesh vers une musique plus populaire mais qui ne freine en rien son engagement citoyen : “Un modèle qui réussit très bien en France, c’est Soprano. Il joint des textes positifs à une musique agréable qui peut être achetée par les commerciaux. Mon attraction pour l’objectif commercial ne tuera pas le citoyen du monde que je suis.”
S’engager : pas seulement en musique
L’engagement d’Alesh a déjà failli lui coûter la vie et celle de ses proches lors de son retour en 2017 avec « O’A Motema Mabe » (“tu as mauvaise foi”). Dans une période de tensions autour de la présidence Kabila, alors vivement contestée, l’ex-classe dirigeante de la RDC s’est sentie menacée par certaines paroles comme “qu’est-ce qui ne se termine jamais ? même Mobutu, président du Zaïre, est mort”. “La pression, explique-t-il, était devenue tellement forte et le danger si réel, que je n’ai pas pu sortir le clip.”
Malgré les risques qu’implique la critique du pouvoir en place, Alesh a rapidement gagné en popularité et s’est imposé sur la scène kinoise avec le deuxième extrait de Mongongo, « Biloko Ya Boye » (“Ce genre de choses”). Devenu le morceau fétiche de l’opposition. La chanson dénonce la corruption, l’insalubrité, la violence et les incivilités quotidiennes à Kinshasa. Pourtant, lors de la publication du clip, une partie des internautes s’est seulement arrêtée sur… les filles qui twerkent : “Je vis dans l’un des quartiers les plus chauds de Kinshasa où il y a des femmes presque nues qui se vendent dans la rue. Si on est vraiment dégoûté, c’est à nous de le changer en prenant les dispositions qui s’imposent. Dans le clip, il y a les filles qui twerkent, mais il y a également un jeune garçon qui pisse contre le pneu d’un véhicule, un autre qui se fait agresser à la machette. Il y a un politicien qui est au coin de la rue, en train de draguer une fille au lieu de faire son travail… J’étais quand même déçu que les gens ne s’arrêtent que sur ça. A vrai dire, c’est ce que les gens aiment et les commerciaux adorent ça.”
Alesh en est conscient : dénoncer les dérives de la société ne doit pas pour autant contribuer à jeter de l’huile sur le feu. En 2018, il repoussait la sortie de « Mutu » (featuring Bill Clinton Kalonji) à cause des tensions tribales exacerbées pendant les élections présidentielles : “Il y a eu beaucoup de morts en RDC suite aux tensions tribales. C’est pourquoi j’ai décidé de sortir « Youyou » au lieu de « Mutu », puisque c’est un morceau qui parle d’unité en rappelant que le Congo a 450 tribus et ethnies, mais qu’au-delà de nos clivages, on reste tous congolais.”
Joignant l’acte à la parole, la quête d’Alesh dépasse le cadre musical. En créant un mouvement des jeunes volontaires en RDC, le Community Service Day, il a offert une alternative à l’abandon des pouvoirs publics : “Ils descendent une fois par mois pour régler un problème communautaire comme l’insalubrité, ou aident ceux qui sont affectés par Ebola, etc… L’objectif que je poursuis c’est de poser ma pierre à l’édifice d’un monde meilleur. Je ne prétends pas changer le monde avec ma musique, mais je sais que je peux changer quelques personnes qui changeront quelques personnes, ainsi de suite. Et c’est ça le plus important.”