En compagnie d’Abyusif et d’Abo El Anwar, PAM revient sur la genèse de la trap égyptienne, qui, d’Alexandrie au Caire, domine désormais tous les autres courants musicaux.
« Cherche pas, le genre qui domine aujourd’hui tous les autres en Égypte, c’est la trap. » Pour le rapper Abyusif, chef de file du mouvement égyptien, le constat est clair : la trap, qui n’en finit plus de faire émerger des filiales au quatre coins de la planète, vient d’ouvrir deux nouveaux bendo : au Caire et à Alexandrie. L’actuel essor de la trap égyptienne est pourtant l’aboutissement d’une route sinueuse, arpentée par un underground musical historiquement malmené.
Flashback : dans les années 40, la scène musicale égyptienne — tout comme l’industrie cinématographique qui lui est d’ailleurs intimement liée — font étinceler les lumières du Caire sur tout le monde arabe. Souvenez-vous Oum Kalthoum, Abdel Wahab, Abdel Alim Hafiz… Lorsque les immenses voix de l’âge d’or de la chanson égyptienne s’éteignent à partir des années 70, la création égyptienne va connaître un fort déclin. Si la scène jazz, portée par des activistes comme Alah Ragab et son immense Cairo Jazz Band,parvient à maintenir la vie culturelle cairote à flot, les années 90 vont surtout être marquées par l’avènement et la domination de « chansons à danser » : moitié macarena, moitié flamenco-orientaliste, 100 % pop commerciale aussi vidéo-clippée qu’inaudible… rares sont celles qui échappent au pire.
Et pendant ce temps, dans l’underground
Tenu en vie par le jazz, l’underground égyptien va renaître. On le doit à l’impulsion de Mohamed Mounir, une véritable figure égyptienne qui, passée par le Cairo Jazz Band, parvient à faire le pont depuis près d’un demi-siècle entre grand public et une approche plus engagée et référencée à destination de l’intelligentsia cairote. Mais aussi à deux autres noms de la scène jazz fusion : Fathy Salama et Georges Kazazian. Car si en Europe les nineties sont placées sous l’hégémonie du rock — dans ses déclinaisons métal, grunge ou pop —, en Égypte cette scène la joue low profile. Et pour cause : le 22 janvier 1997, près de cent jeunes rockers se font interpeller par la police dans le quartier d’Héliopolis. Ils seront emprisonnés pour « satanisme » (sic).
Quant au hip-hop, en dehors du travail de longue haleine d’un pionnier comme DJ Lethal Skillz, il n’a à l’époque pas vraiment voix au chapitre dans cette région de la méditerranée.
Le vrai tournant va s’opérer au début des années 2000. Dans ce millénaire naissant, l’Égypte connaît deux changements majeurs : l’arrivée via le net d’une culture numérique globalisée, chaînée avec l’ouverture de protoclubs privés. Les premières formations hip-hop émergent avec groupe MTM et leur hit « Omy Mesafra », le très lowrider Mr. Kordy et surtout les Arabian Knightz. Le trio est notamment connu pour un illustre fait d’armes : la mise en ligne, malgré les avertissements d’un gouvernement alors vacillant, de leur hit « Rebel », le jour même du rétablissement d’internet dans un pays en plein soulèvement. De nombreux manifestants ont ainsi défilé au son de ce morceau produit par Iron Curtain, dans lequel figure un sample de Lauryn Hill.
Cette dynamique s’amplifie au moment du Printemps arabe et de la chute de Moubarak. Baptisé chaâbi électronique — ou plus correctement mahraganat (« festival » en arabe) — un nouveau déluge de beats effrénés et de paroles harangueuses vont devenir la caisse de résonance d’une génération populaire, délaissée depuis toujours. Sadat & Alaa Fifty Cent, Filo, Islam Chipsy avec son groupe EEK et toute la scène défendue par un label comme label 100Copies… Le mahraganat explose au Caire. Un essor cathartique — hautement inflammable —, d’ailleurs largement documenté dans le superbe film Electro Chaabi réalisé par la journaliste Hind Medded en 2013.
Laisse parler le parrain
En parallèle de cette mouvance brute, qui recherche d’abord l’impact musical, toute une galaxie bruitiste se déploie au Caire. Au club VENT par exemple (aujourd’hui fermé), sous l’égide du collectif Kairo is Koming, dont certains des membres et sympathisants continuent de produire une musique exigeante et lumineuse. On pense entre autres à $$$TAG$$$, cofondateur du regretté dancing cairote, à une artiste touche-à-tout comme Bosaina ainsi qu’au producter Hussein Sherbini, qui a déjà partagé la scène et le studio avec le trapper Abyusif. Et c’est précisément ce nom qu’il faut retenir.
C’est au cœur de ce pli créatif nouveau – subversif, libéré et ultra-connecté, aussi tourné vers le club que la rue – que la Trap égyptienne va émerger : notamment sous l’égide de son Godfather local donc, Abyusif.
Né d’un père batteur de jazz, Youssef « Abyusif » Altay est à la base guitariste. Il se retrouve rapidement plongé dans la scène métal avec le groupe The Overlord of the Brewing Women (oui, oui) : « je ne me suis jamais vraiment considéré comme un rappeur traditionnel, je viens d’un milieu musical plus large » confie l’artiste. Malgré ce background plutôt ouvert, Abyusif, qui se met très vite à l’écriturerap, manipule désormais parfaitement la mentalité qui règne dans le Game actuel : « le courant musical qui domine aujourd’hui tous les autres en Égypte, c’est la trap. Je me considère comme le numéro un de cette scène. Je pense que c’est dans cet état d’esprit que les rappeurs qui prennent la plume doivent raisonner. Si tu ne penses pas ainsi, ne te lance même pas. Ou alors, mets-toi au tennis. »
Derrière ce genre de saillies boursouflées d’egotrip et de cynisme — que l’on retrouve d’ailleurs dans les paroles du rappeur – se cache en réalité un vrai parrain, qui influence toute l’actuelle génération de trappistes égyptiens : « c’est clairement Abyusif qui a influencé ma façon de faire de la musique », nous a confié Abo El Anwar. Le rappeur, vingt piges au compteur, est une des grosses sensations actuellement au Caire. Il y a une poignée de semaines, il lâchait en ligne les EP’s EL Karta et Faqret El Sa7el.
« C’est Ayusif qui m’a aidé à explorer la scène égyptienne mais aussi anglophone. Avant ça, j’étais juste focus sur les battles de MC’s locaux. Changer, adapter mon flow au type de beats et de productions est aussi un des enseignements que je tire d’Abyusif. »
Le Printemps de la trap
Prods massives, voix autotunées, utilisations d’ad-libs vocaux sudistes et jeux typiques sur le charley… La scène égyptienne a bien retenu les leçons héritées de la capitale mondiale de la trap, Atlanta. Un nouveau venu comme Abo El Anwar nous a confié être autant influencé par les héros locaux du genre que « Gunna, DaBaby, 21 savage ou Lil Baby », récemment adoubés par Gucci Mane, le Trap God (ou dieu de la trap pour les francophones) : « je suis hyper fan de toute cette vague d’artistes américains, je connais les critiques à leur égards, notamment le fait que ces rappeurs ne seraient pas de bons techniciens… Moi je les trouve absolument uniques ! »
Il faut écouter un track récent comme Ghalba ابو الانوار – غلبة d’Abo El Anwar pour comprendre le niveau actuel de la scène trap au Caire : « dans mes playlists, tu trouveras évidemment Abyusif, mais aussi Wegz, Marwan Moussa ou Marwan Pablo », ajoute-t-il. Avec Lege-Cy ou Wegz et ses nappes poisseuses à la Young Dolph, le flow véloce d’Abo el Anwar, dans lequel on retrouve toute la malice d’un Peewee Longway et bien sûr ceux de Marwan Pablo** ou d’Abyusif, le Trap God national… La scène locale est aujourd’hui solidement structurée, dépasse régulièrement le million de vues sur YouTube, charbonne ses propres sonorités et rappe en arabe.
Enfin, l’essor des producteurs égyptiens est un autre signe fort de la vitalité de cette scène. Alors que Dj Totti cisèle des pépites pour Wegz, Lil Baba compose les prods pour Abo El Anwar et change de pseudonyme — il devient alors Siika — pour bosser les tracks d’Abyusif. La mise en avant des producteurs reste un phénomène récent dans le Game international, et perce désormais au Caire : « Lil Baba, qu’on nomme également Siika, n’est pas le genre de producteurs qui arrive et qui te livre un palette de son hypers variés afin que tu fasses ton petit marché » nous explique Abo. « Ce beatmaker te compose un morceau, car il est sûr et certain que la sonorité qu’il te propose est celle qui va coller le mieux à ton univers. Cette dynamique de travail, que l’on doit également à Abyusif, nous a permis de sortir un morceau comme « LOL ».
* Avec par exemple, l’activisme d’une figure comme Salah Ragab et son immense Cairo Jazz Band.
** Un trapper désormais à la retraite : au printemps 2020, le jeune Marwan Pablo pourtant en pleine ascension, notamment avec un morceau comme Free – a surpris toute sa fanbase et le game égyptien en annonçant qu’il se retirait du rap et de la musique : « je me remets désormais entre les mains de Dieu » déclarait-il, entre autres, sur son compte Instagram, avant d’en effacer tous les contenus. Son SoundCloud, qui bouillonnait littéralement de sons auparavant, est désormais vierge. Tout comme sa page YouTube, désormais vide. Une dizaine de morceaux — dont le très impressionnant Free qui avait caracolé dans le Top des tendances en Égypte sur YouTube — restent encore disponibles, pour l’instant en ligne, sur Spotify.