À la sortie de Caribbean Stories voici tout juste trois ans, Samy Thiébault admettait volontiers que la découverte des musiques racines qui inondent les Caraïbes l’avait propulsé dans une autre dimension. Pour ce saxophoniste formé sur les bancs du conservatoire national supérieur de Paris, il s’agissait là d’une remise en cause, et en jeu, de tout ce qui lui semblait promis : un jazz en droite filiation des grands maîtres américains, à commencer par Coltrane dont le natif de Côte d’Ivoire se déclare fervent disciple. Il s’agissait là d’une renaissance, pour paraphraser un de ses albums datés de 2016. À l’approche de la quarantaine, malgré les louanges de la presse et le soutien de ses pairs, Samy Thiébault se plongeait dans le grand bain des musiques créoles, décelant dans les riffs de calypso les vertiges du bebop, dans les roulements de tambours la spiritualité dont manque trop souvent le jazz en mode revivaliste. Pour lui, il était temps de tout déconstruire, afin de se reconstruire un avenir.
Trois ans plus tard, après avoir entre-temps enregistré Symphonic Tales, entre modalité indienne et musique à la française, il signe Awé !, qui entend faire une synthèse entre tous ces univers. Comme une manière, pour celui qui fut diplômé de philosophie, de se placer dans le sillon de la pensée du Martiniquais Édouard Glissant, penseur du tout-monde et panseur d’une planète qui érige des œillères et barrières.
Comme un juste écho au nom de baptême du label qu’il a fondé en 2009, Gaya, sur lequel il annonce d’autres promesses de lendemains qui swinguent sacrément : l’album d’Arnaud Dolmen dès janvier 2022, avec Vincent Peirani et Naissam Jalal, puis celui du big band Coisa Fina, qu’il a enregistré à Sao Paulo en février 2019… Mais revenons à Awé !, paru le 17 septembre, avec l’intéressé.
En quoi ce nouvel album, Awé !, est-il le prolongement des deux précédents disques que tu as enregistrés ?
La trilogie était pensée dès le début, mais elle a pris une autre tournure. Caribbean Stories et Symphonic Tales ont été conçus pour se répondre l’un l’autre : j’avais besoin de travailler la musique caribéenne pour interroger les racines créoles du jazz, afin de pouvoir dans un second temps faire dialoguer dans un même projet musique indienne, musique française et l’inspiration coltranienne. Une fois ces deux étapes abouties, j’ai souhaité créer un répertoire qui témoigne de tout ce chemin et trace la voie future que je devrai prendre. Tout s’est fait naturellement pendant deux ans et demi. Rien n’a été théorisé. C’est de fil en aiguille que le projet a pris la forme qu’il a désormais. Au départ d’Awé !, l’idée était de réaliser deux sessions distinctes : une électrique, une acoustique. Et là encore, une fois la musique enregistrée, nous avons décidé de tout concentrer en un disque. Je le dois à l’ingénieur du son Philippe Tessier-Ducros qui, au mix, a pris des directions très radicales sur la batterie et l’orchestre de chambre en accentuant l’écriture grave, ce qui favorise le groove : c’est lui qui nous a dit de tout unifier, dans un triple maxi 45-tours, ce que je n’aurais pas osé faire. Et tant pis s’il me reste douze thèmes, dont certains sortiront sans doute plus tard.
La première expérience sur le terrain dont témoigne Caribbean Stories t’a énormément changé…
Il y a clairement un avant et un après. Le choix d’enregistrer avec des musiciens caribéens a été déterminant : il fallait que j’en passe par là, par Cuba ou même le Venezuela, pour avoir les codes de cette musique. C’était comme une révolution personnelle par rapport à tout ce que je pensais acquis. Mon jeu au ténor en a été bousculé : plus aucune des phrases que j’ai pu jouer pendant quinze ans ne fonctionnait dans ce nouveau contexte ! Impossible de se reposer sur des automatismes. Pour un musicien, je crois que c’est là que ça commence vraiment. Sans cette initiation déterminante, je n’aurais pas pu réaliser Awé !.
Pour ce disque, tu as choisi Miami, une ville qui est à l’opposé de qui tu es « politiquement » comme « esthétiquement »…
Oui, je déteste cette ville, qui fonctionne selon un déterminisme des classes sociales et raciales et où la communauté latino est très marquée à droite. Mais en même temps, il se trouve qu’il y a une communauté de musiciens très intéressante. C’est ici que vit José Gola, qui tient la basse électrique de ce projet, et qui a notamment accompagné le pianiste Gonzalo Rubalcaba.
Justement, le titre de cet album fait référence à un autre bassiste qui fut aux côtés de Rubalcaba et qui a été un pilier de Caribbean Stories : Felipe Cabrera dont le parcours synthétise toute cette problématique, étant premier prix de basson classique…
Je ne pouvais manquer de saluer Felipe, qui d’ailleurs sera présent pour la tournée qui va suivre. Awé ! est en fait une expression qu’il chantait sur Puerto Rican Folk Song, un thème de Caribbean Stories. C’est un énorme clin d’œil à celui que je considère comme un frère. Sans lui, je n’aurais pas pu aboutir. Je crois qu’il a apprécié qu’un musicien avec mon parcours, c’est-à-dire un saxophoniste français qui joue du hard bop un peu hors-sol, aille humblement poser des questions. Il a été très généreux, me livrant un milliard de trucs. Il était, pour tout t’avouer, prévu de l’embarquer dans ce troisième volet, et son absence n’est due qu’à des questions de budget. Je me suis donc replié sur Yunior Terry, un excellent contrebassiste new-yorkais avec lequel joue Dafnis Prieto, un batteur qui synthétise tous ces aspects et dont je suis ultra fan depuis des années.
Pour ce disque, tu réunis des musiciens d’horizons différents.
Outre tous ceux déjà cités, j’ai choisi le trompettiste Bryan Lynch qui s’inscrit dans une démarche parallèle à la mienne, à savoir être fan de Coltrane tout en ouvrant le spectre vers les Caraïbes. Le pianiste cubain Manuel Valéra fait aussi des merveilles. Il y aussi la chanteuse cubaine Yaité Ramos Rodriguez, repérée dans le projet La Dame Blanche, et Mathieu Gautron au bandonéon. À ces sessions enregistrées à Miami, j’ai ensuite ajouté un orchestre de chambre, que j’ai enregistré entre les deux confinements.
Cette aventure est aussi une histoire de famille, avec la présence d’Eric Legnini au Rhodes ou encore du tubiste Bastien Stil à la direction d’orchestre…
Oui, je connais Bastien depuis une quinzaine d’années, et ce n’est effectivement pas la première fois que nous travaillons ensemble, comme la plupart des autres membres de la section de soufflants venus du classique. Cela facilite les bonnes ondes. Quant à Éric, c’est sans doute plus qu’un ami : c’est un musicien capable de comprendre tout le sens de ma démarche, et d’y ajouter un réel savoir-faire groover. Il s’est impliqué en amont, notamment dans l’écriture des morceaux « électriques », qui n’était pas quelque chose de familier pour moi. Il m’a proposé de tout maquetter, comme un disque de pop, ce qui me paraissait osé face à des musiciens comme Dafnis Prietos. Au final, Éric avait raison, car cela a clarifié mes intentions et ça nous a permis de ne pas en dévier, ou du moins de rester dans ce que je voulais. Il a fait une vraie direction artistique sur les sessions de Miami, changeant parfois les arrangements en direct, et lorsque nous avons enregistré les sections « classique » au studio Ferber, à Paris, il a encore été de bon conseil. Nous avons encore une fois tout maquetté, ce qui m’a permis de me rendre compte qu’il était inutile de mettre des cordes partout, et d’enregistrer les chœurs dans une église, comme je le souhaitais. Nous avons gardé les chœurs numériques qui fonctionnent très bien.
Au final, tu restes malgré tout un « coltranien » en l’âme…
Plus que jamais. J’ai l’impression de mieux écouter Coltrane aujourd’hui. Pendant vingt ans, j’ai entendu tous les trucs harmoniques, ces grappes de notes que j’ai bossées comme un malade, tout cet aspect technique impressionnant, alors qu’en fait si tu tends mieux l’oreille il ne fait que du groove et chanter. Comment ai-je pu passer à côté ?! Je crois que c’est là l’essentiel, et il m’a fallu cette confrontation avec les Caraïbes pour que cela se révèle. Cela me permet de saisir la grande leçon de Coltrane : savoir s’en détacher, car il est unique, même si cela peut sembler une tautologie en 2021.
L’autre leçon de Coltrane, c’est l’ouverture induite au monde des musiques, du son de soprano qui peut faire songer au hautbois indien… à des titres comme Dahomey.
Évidemment. D’ailleurs quand tu réécoutes Dahomey ou Olé, en fait il n’y a pas tant de notes que ça au saxophone, c’est la rythmique qui est au charbon. Il m’aura fallu attendre 43 ans pour comprendre que cette expression est avant tout spirituelle.
Awé ! est disponible chez Gaya Music Production.
Samy Thiébault sera concert au Duc des Lombards (Paris) du 17 au 20 novembre 2021.