fbpx → Passer directement au contenu principal
The Pan African Music Magazine
©2024 PAM Magazine - Design par Trafik - Site par Moonshine - Tous droits réservés. IDOL MEDIA, une division du groupe IDOL.
Le lien a été copié
Le lien n'a pas pu être copié.

Rocé : les yeux ouverts, les Poings Serrés

L’une des plus fines plumes du rap français reprend du service et publie Poing Serrés, un EP qui réunit ses derniers singles. Arguments acérés, prods bien troussées : revoilà Rocé. Interview.

Né d’une mère algérienne et d’un père d’origine russe, résistant et anticolonialiste, Rocé voit le jour à Bab El Oued en 1977 et arrive en France à l’âge de 4 ans. À la fin des années 1980, il se passionne pour le rap à travers Radio Nova et grâce à son grand frère avec lequel il apprend le beatmaking. Proches d’illustres groupes tels que la Mafia K’1 Fry et la Scred Connexion, Rocé trace son chemin en solo et éblouit le rap français par son flow et ses rimes pourfendeuses. Rappeur, producteur et même au mix de ses morceaux, l’artiste acrobate propose un art en constante évolution. Après sa compilation musicale et mémorielle, Par les Damné.e.s de la Terre (2018), Rocé a regroupé ses six derniers singles solo en un EP sorti le 25 juin : Poings Serrés. Rencontre avec une figure qui continue, rime après rime, de donner ses lettres de noblesse au rap français.

C’est le premier EP de ta carrière, comment est née cette envie ?

L’idée avec ce 6 titres c’était de donner une nouvelle carte de visite en partant du principe que rien n’est jamais acquis. Quand tu reviens dans un game, faut kicker comme un petit. Pas de la même manière car j’ai aussi mon expérience personnelle, mais en tout cas, j’ai pas envie de me préserver plus. À moi de faire autant d’efforts que les jeunes qui arrivent aujourd’hui. La musique aujourd’hui, elle se fait au feeling. Il faut vraiment mettre des coups de genoux dans toutes les stratégies des années 90/2000 où il fallait prendre un attaché de presse qui pèse, un ingé son qui a pignon sur rue pour rassurer les majors et les radios. Il faut arrêter avec la politique. Aujourd’hui il faut faire de la musique pour kiffer et casser les règles qu’on nous a mises. Les règles sont venues d’au-dessus, mais au-dessus ils nous suivent. Ils viennent pour nous civiliser, nous expliquer comment faire, puis après ils se rendent compte que ça marche quand t’es sauvage. Au final, la crise a tué les entremetteurs et c’est pas plus mal, ils avaient rien à faire là. Enfin je peux respirer, je me sens libre.

Poings Serrés est plutôt axé trap, bass music sur « Jingle Bells » avec une pointe de jazz sur la trap de « Cxpitxlistes ». Quelles ont été tes inspirations et directions musicales sur ce projet ?

J’aime tout dans la musique : je peux aussi bien écouter Lil Wayne que Griselda. Je peux écouter « Allez les bleus » comme Miles Davis, j’ai pas de jugement, j’aime tout. J’ai fait un morceau avec Kyo Itachi qui est très ninteties dans l’esthétique et à côté je peux faire un morceau trap. Je vais même kiffer de ouf le générique de Père Castor : t’as une bête de flûte qui arrive dessus. Pourquoi se prendre plus la tête ? Quand on me demande de quelle identité je dois me sentir, je réponds que je ne travaille pas dans une administration. Je peux kiffer un morceau d’Erik Satie comme un Mobb Deep ou du Rick Ross. Je passe d’Hornet la Frappe à Ornette Coleman.

Rocé – Poings serrés

Est-ce que tu as surtout utilisé des instruments, ou des samples, pour la composition du projet ?

C’est vraiment un mélange des deux. Souvent c’est une boucle et après je fais des arrangements. Le titre « Cxpitxlistes », j’en suis assez fier car on pense que c’est un sample de jazz, mais il y a 0 sample, même les voix derrière, tout a été vraiment joué. Celui-là c’est un peu ma fierté. Et il y en a d’autres où je me prends pas la tête : je mets un sample, un kick (grosse caisse, NDLR), une snare (caisse claire, NDLR). C’est juste que ça va jouer des fois en ternaire ou des fois ça va plus être une batterie type trap, sans être de la trap.

Est ce que c’est ton père, Adolfo Kaminsky, qui a nourri ton engagement ou c’est le rap qui t’a rendu engagé ?

C’est mon état d’esprit : faire les choses sans but, sans cohérence, ça m’ennuie. La technique pour la technique, ça ne m’intéresse pas. Et faire de la conscience pour faire de la conscience, autant aller écrire des livres. C’est le mélange des deux qui fait que ça devient intéressant. Pour moi, pousser un cri, quand on n’a rien à dire, c’est du caprice ; et dire des choses sans faire attention à la forme, ce n’est que de l’analyse, pas de l’art. Il n’y a pas de passion sans se battre, donc pour moi les combats sont dans la forme comme dans le fond.

Ça me fait penser à l’écrivaine Toni Morrison qui disait « La beauté est porteuse de sens, les deux choses ne sont pas séparables ».

C’est ça, quand tu fais une punchline, c’est qu’elle dit quelque chose, c’est pas juste qu’elle rime. Si tu dis des conneries, elle ne sera pas aussi belle. J’ai été attiré par le rap pour sa beauté, pas seulement pour son sens. Sinon j’aurais été attiré par le marxisme ou des courants politiques. Des fois ça va un peu me gêner qu’on me voie comme un artiste engagé car je le suis moins que beaucoup, je ne m’engage pas tant que ça. Mais ce que je vais dire, je vais le dire avec sincérité. Selon moi ça devrait être la moindre des choses, mais vu le monde dans lequel on vit, on voit ça comme de l’engagement.

(c) Mehdi Sotot

Ton morceau « Habitus » est parfois étudié au lycée et en faculté de sociologie. Que tes textes soient analysés et surtout compris par les nouvelles générations qui formeront ce pays, n’est-ce pas le plus bel aboutissement pour ta musique ?

J’ai appris ce terme très tard, quand je suis allé à la Fac. J’ai fait un bac Éléctrotechnique, donc je ne savais même pas que les gens en bac général apprenaient ce terme plus tôt. Ce terme m’a fait beaucoup de bien. C’est dommage qu’on vive les concepts avec une sorte de complexe et de frustration à se dire qu’il faut arriver à tel stade d’étude pour comprendre tel concept. Alors que non, s’il est expliqué dans un morceau de musique, à 12 ans on le comprend, le terme.
Il suffit qu’on nous explique les choses pour qu’on les comprenne. Il n’y a pas de génie là-dedans. Tout est une question de pédagogie, c’est pour ça que ça me tenait à cœur d’écrire ce morceau en me disant que si j’arrive à l’écrire avec une bonne pédagogie, il sera compréhensible par tous. Je viens pas en donneur de leçon, je viens pour dire un truc qui m’a fait du bien à comprendre, du coup c’est une sorte de transmission. De voir que ça a fonctionné, ça me touche.

« Où sont nos histoires, on ne sait rien de nous
Des peuples sans mémoire deviennent des peuples de fous
On perd tout espoir on a que du dégoût
Couteau dans le cou, on a que dans le goût »

Rocé – Tenir Debout

À quoi cela mène de ne pas connaître son histoire ?

Ne pas connaître son histoire c’est déjà ne pas avoir la chance de s’attacher à une fierté et une dignité par rapport à l’histoire de nos aînés, et d’être prêt à embrasser n’importe quel concept sorti de l’uberisation du capitalisme. Le musicien congolais Ray Lema donne un exemple fort : quand t’ouvres ton application GPS, il est incapable de te donner la direction si tu mets seulement l’endroit où tu vas. Et c’est pareil avec l’histoire, ce qui compte c’est pas seulement où tu vas, mais aussi d’où tu viens. Et aujourd’hui, les questions d’histoire, on en fait des questions politiques. Donc on minimise la vie de certains être humains qui meurent noyés dans la Méditerrannée parce qu’ils « n’auraient pas d’histoire ». Connaître son histoire, c’est une question de vie ou de mort. C’est comme lorsqu’on nous apprend que certaines civilisations ont été pillées. On ne nous parle que des objets, mais pas des savoirs qui ont été récupérés. En prendre conscience, c’est renouer avec sa propre dignité.

Dans le morceau « Spectacle permanent », tu évoques le décalage entre les intentions de ceux qui se révoltent et ce qu’en font les médias, et tu dis aussi : « Musique francophone, aide au développement / Méfie-toi de ces mots, ça cache des colons », tu peux m’en dire plus ?

C’est un peu une analyse sur la façon dont est gérée la musique francophone. Je trouve qu’elle est gérée de la même manière que le sol africain, c’est-à-dire avec une sorte de Françafrique du droit d’auteur et de la musique. On va appeler pays francophone des pays où les gens ne parlent même pas français, mais qui sont encore gérés administrativement par la France. Que ce soit pour leur sol, leur économie ou leur culture. En réalité, les bureaux français qui sont installés dans ces pays d’Afrique sont le prolongement de la francophonie, qui est déjà une sorte de soft-power néocolonial. Les aides apportées à l’Afrique, aussi bien sur la musique que sur le reste, sont apportées par l’ennemi de l’Afrique. Et ça ne peut pas être une même personne qui finance l’emprisonnement et la libération. L’Afrique est le continent qui produit le plus de musique, mais aussi celui qui en récupère le moins les droits. Comme pour son sol…

(c) Mehdi Sotot

C’est avec le morceau « Cxpitxlistes » que tu conclues Poings Serrés. Tant que le capitalisme existera, les luttes seront nécessaires pour les peuples en général ?

Le capitalisme s’est créé sur le pillage de l’Afrique. Depuis qu’existe le pillage de l’Afrique, existe le capitalisme, et les luttes sont nécessaires. Et les empires néocoloniaux sont prêts à tout : faire des millions de morts, des génocides, pour garder ce privilège-là. Un président pantin sort, ils en réveillent un autre qu’ils ont déjà préparé. Tu peux analyser ça à travers la politique, mais aussi la musique : Laurent Bouneau (patron de la radio Skyrock, qui a construit son succès sur le rap, NDLR) parlait du rap français, il parle aujourd’hui du rap francophone. Les bureaux qui sont créés dans tous les pays d’Afrique par les grosses majors, sont faits pour cette raison-là. Analyser Skyrock politiquement, c’est analyser le colonialisme. Et analyser le parcours monétaire de la musique africaine c’est aussi analyser le colonialisme. T’as certains pays où l’hymne national est géré par la SACEM. L’indépendance des pays ce n’est pas une indépendance économique, c’est une indépendance symbolique… Il y a eu des tentatives d’autonomie de gestion de droits et ce sont des choses qui ont toujours échouées, ce sont de longs processus. Les anciens empires draguent l’Afrique, mais la politique panafricaine, j’attends qu’elle soit à la mode, et là on pourra se frotter les mains.

Aujourd’hui, on est dans une période où on sent une tension globale et des luttes dans de nombreux pays, à des degrés différents : Ukraine, République Démocratique du Congo, Colombie, Soudan, Syrie, Algérie, France… mais je n’ai pas l’impression qu’il y ait de réelle convergence des luttes…

Le peuple va se sentir soudé avec d’autres peuples, mais les problèmes sont que les canaux de diffusion ne sont pas ceux du peuple. Donc ça va effectivement donner ce constat que les peuples sont émiettés et pas dans le soutien des uns des autres. En réalité ils le sont psychiquement mais pas politiquement, car les impérialismes ont construit des murs entre chaque peuple. Tu le vois avec l’Afrique où le découpage des pays fait qu’ils ne peuvent pas se souder entre eux sans passer par la complicité d’un pays européen. Du Mali à l’Algérie, pour qu’il y ait des accords, ça passera par la France. Pareil pour n’importe quel pays d’Afrique, ça passera toujours par Berlin ou Paris et les pays anglophones par Londres. C’est le néocolonialisme d’une certaine manière. Le pan africanisme historique et culturel existe, mais le panafricanisme politique n’existe pas tant qu’il n’y aura pas un vrai rapport de force qui sera créé pour ça. Ceux qui ont voulu le mettre en place se sont fait tuer. Et au sein des peuples, entre paysans, ouvriers, subalternes, etc…. c’est la même chose. On ne nous apprend pas l’histoire des luttes, donc on n’apprend pas l’histoire qui nous a liée. On nous apprend l’histoire d’une élite et à côté, l’économie ne nous lie pas. Elle fait en sorte qu’on se tire dans les pattes. À partir de là, ce ne sont que des murs qui ont été construits, mais psychiquement, on est ensemble. Mais c’est compliqué pour transposer ce côté psychique au côté politique, ça ne se fera qu’avec méthodologie et en en ayant conscience.

Poings Serrés, maintenant disponible.

Chargement
Confirmé
Chargement
Confirmé