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The Pan African Music Magazine
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Par les damné.e.s de la terre : le rappeur Rocé fait resurgir « une autre histoire, dite par d'autres voix »

Le rappeur Rocé sort une compilation de musiques contestataires francophones qui ont jalonné les luttes des années 1969 à 1988. Une manière de revenir sur une histoire souvent tue, et d’inspirer les damné.e.s de la terre d’aujourd’hui.

Photo une : Dane Belany et Rocé

Il y a deux sortes de compilation, soit une collection de titres qu’on enfile comme des perles sans forcément de lien entre eux, soit une sélection de morceaux présentant une scène musicale, documentant une époque, avec un lien fort entre chacun d’eux (souvent les compiles les plus marquantes). Par les Damné. e. s de la terre s’inscrit complètement dans cette deuxième catégorie, une compilation qui nous régale les oreilles, mais nous fait aussi réfléchir sur notre Histoire.

Interview au long court avec Rocé, dont le flot de paroles est toujours aussi riche et le propos aussi précis.


Bonjour Rocé, tu m’avais parlé de ce projet, il y a déjà longtemps, est-ce l’aboutissement d’une longue quête ?

Je suis soulagé que ça sorte. J’y pensais depuis dix ans et c’est véritablement trois ans de boulot. C’est une idée qui est venue en 2004 suite à une interview avec Alfred Panou (chanteur et producteur originaire du Togo, auteur du fameux « Je suis un Sauvage » NDLR).

À l’époque je n’avais pas de structure, il n’y avait rien d’officiel puis c’est vraiment devenu sérieux il y a trois ans quand j’ai vraiment commencé les recherches. Au départ j’avais cinq titres, je cherchais l’équivalent en français d’un Gil Scott Heron ou des Last Poets, puis j’ai élargi mes investigations.

Le projet est aussi devenu plus conceptualisé. Au départ, c’était vraiment des choix, musicaux, des choix esthétiques puis on s’est dit que le projet allait au-delà de ça et qu’il y avait un vrai concept autour d’un voyage à travers la francophonie.


Musicalement, historiquement, géographiquement les titres sont très différents, quel a été pour toi le fil conducteur ?

Au départ : le « beau », « l’esthétisme », la volonté de présenter des titres contestataires en français, mais avec basse, batterie, claviers, une touche soul et funk, en rapport avec le rap qui m’a nourri. J’aime les textes de Renaud ou Brassens, mais je voulais trouver l’équivalent de mes héros américains, mais chanté en français. J’ai trouvé Alfred Panou et Colette Magny et je me suis dit qu’il y en avait forcément d’autres. Dans la chanson française, il y avait souvent un côté trop « yéyé », trop léger, pompé sur les Américains.

Les titres de la compile sont envoûtants, car « envoûtés » ! Les morceaux et les artistes sont véritablement « habités ».

Ensuite la mémoire et la transmission sont arrivées, dans un second temps, et m’ont permis de dépasser le cadre du simple « esthétisme ».


Pourquoi avoir travaillé avec des historiens pour le livret de la compilation (40 pages) ?

J’ai souhaité être plus ambitieux. C’était plus qu’une simple compilation, des titres et des pochettes de disques « classiques », mais véritablement des bouts d’histoire, qu’il fallait raconter. D’où la nécessité d’être aidé d’historiens.

J’ai découvert le titre de « Dansons avec les travailleurs immigrés » via la circulaire Fontanet qui réduisait les droits des travailleurs immigrés. Le titre « Versailles » a été enregistré, car un algérien, Mohamed Diab, a été tué dans le commissariat de Versailles. Cette histoire n’a pas été racontée. Je l’ai découverte en même temps que la chanson.

Ces historiens sont à la croisée de l’histoire et de la musique : Naïma Yahi, est une spécialiste du Maghreb, consultée même pas certains diggers, Amzat Boukari — Yabara est spécialisé dans le panafricanisme, mais les deux sont très calés en musique. Musique et Histoire, comprendre les contextes. Découvrir que ces histoires sont liées !

Frantz Fanon


Le titre de ta compilation reprend celui d’un livre de Frantz Fanon 
(intellectuel martiniquais ayant épousé la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, auteur de l’essai « Les damnés de la terre »), c’est tout un symbole.

Oui, bien sûr. Fanon, j’ai rajouté « Par » les damnés de la terre, parce que ce sont les damnés qui parlent d’eux-mêmes, pas une voix extérieure, mais ces damnés-là.

Aujourd’hui les damnés de la terre seraient ceux dont l’histoire officielle ne parle pas, ceux qui n’ont pas leur mot à dire : les pauvres, les campagnes, les banlieues, les villes désindustrialisées, celles et ceux qui portent l’exil, le racisme…


J’imagine que dans le cadre de tes recherches, tu as rencontré les artistes de la compilation, quelles sont les rencontres qui t’ont le plus marqué ?

Abdoulaye Cissé ! Un grand monsieur. Qui a fait beaucoup de choses, sans forcément les raconter. Un homme très humble qui était un compagnon de Thomas Sankara.

Également, Alfred Panou, il a fait énormément chose en France ou au Bénin. Il vit au Bénin et vient régulièrement en France. Aussi Dane Belany, une véritable artiste à l’histoire forte. Née en France, d’origines sénégalaises et turques, elle est partie aux USA. Elle était danseuse classique en France, mais difficile de réussir à l’époque quand on est une danseuse noire… Aux États-Unis, elle s’est vraiment sentie chez elle. Elle n’arrivait plus à chanter à cause d’une grippe, elle avait perdu sa voix. C’était une proche de Ornette Coleman, qui l’a renvoyée vers la France et lui a dit de clamer ses morceaux en français, pas besoin de chanter, il suffisait de parler.

Ce disque est sorti sur Sahara, le label du jazzman Errol Parker, un autre franco — américain exilé aux USA.

Dane est devenue une amie, nous avons tissé des liens forts.

Jean-Pierre Graziani, du groupement Culturel Renault aussi, après l’avoir longuement cherché.

Pour d’autres artistes, je n’ai échangé que par mails. Ceux qui sont encore vivants. J’espère que le projet va durer un long moment et que j’aurai l’opportunité de les rencontrer.

Ce projet a ouvert plusieurs portes : l’esthétique, l’engagement, le questionnement identitaire, la langue française… ce qui devrait lui permettre de durer.


Les paroles sont engagées et la musique l’est souvent également (avec parfois un contre-pied dans l’ironie, comme Francis Bebey), pour toi la musique est elle aussi importante que les mots ?

Oui, c’est une volonté de présenter le sérieux du propos, mais également de la musique. Ça montre quelque chose. Pendant que la France regardait les États-Unis, les USA regardaient eux l’Afrique et les Caraïbes et s’en inspiraient (l’Art Ensemble of Chicago par exemple). C’est ce qui se passe avec MHD aujourd’hui ici. Je voulais montrer que certains ont pris le raccourci pour regarder directement l’Afrique. Et ne pas avoir de complexe d’infériorité par rapport au monde anglo-saxon.

Des titres m’ont vraiment impressionné musicalement. Sur Groupement Culturel Renault par exemple, l’esthétique est super soul, rare pour l’époque, en France on pensait n’avoir que Gainsbourg ou Goraguer. Là, c’est clairement inspiré de « Walk On By » de Isaac Hayes, mais la sonorité est rare pour l’époque. C’est un autre style de musique engagée, un propos sur des styles qu’on n’attend pas forcément.

En tant que rappeur, je voulais que ce projet parle aux gens de ma génération, issus du hip-hop, avec cette culture de la musique noire américaine, mais aussi à des gens qui ne connaissent pas toute cette musique.

Comme moi, j’ai pu être bercé par Gang Starr, Public Enemy  ou des BO comme Shaft ou la Blaxploitation, et en creusant j’ai trouvé l’Afrique et les Caraïbes…


Tu parles beaucoup de mémoire, ce devoir de mémoire te semble important pour les jeunes générations ?

Oui, ce devoir de mémoire est important pour les jeunes (ou les moins jeunes).

Ce sont nous, les artistes, les membres de la société civile, qui mettons les pierres de l’édifice pour rendre la société meilleure, ce sont nos sacrifices, jamais ceux des États.

Il faut faire découvrir ce projet aux énarques, aux élus qui ne comprennent pas que l’histoire qu’on nous impose est excluante, et que notre société ne propose aucun projet finalement. C’est un pan de culture française qu’il faut raconter, les éduquer pour les aider à avoir un projet de société.

Pour moi, cette compilation est un projet d’utilité publique, pas uniquement un besoin du bas de la société, mais aussi du haut, car ce sont des histoires qui se croisent et concernent tout le monde. Pas seulement l’élève du 93, mais aussi le lycéen versaillais, car c’est la même histoire de la France.

Une autre histoire dite par d’autres voix.

Le but est de décentraliser l’histoire et l’adapter.

Montrer que les luttes étaient celles de peuples venant de différentes régions du globe, c’est réussir à partager les fiertés. Que l’histoire ne soit plus déversée de la France métropolitaine vers le reste du monde. Comme l’histoire de cette rencontre entre des activistes guadeloupéens et un label corse indépendantiste. Il y avait un esprit commun, des espoirs communs, la volonté de se libérer du joug impérialiste, d’où l’inclusion d’interviews de Ho Chi Minh, Vo Nguyen Giap ou Jean-Marie Tjibaou


D’ailleurs ta compile sort en même temps que le référendum en Nouvelle Calédonie, c’était voulu ?

Non on avait masterisé bien avant (rires), mais, si ce n’était pas ce référendum, ça aurait été autre chose. Le néo-colonialisme existe toujours, on est encore dans la France-Afrique, ce sont des morceaux toujours d’actualité, avec les mêmes problématiques. Ça n’a pas vraiment changé. C’est même plutôt une régression ! Ils étaient dans une lutte, une époque de fraternité (les non-alignés, le tiers — mondisme). Maintenant on vit les mêmes choses, mais avec le capitalisme et l’individualisme. C’était une époque de revendication, aujourd’hui la culture des luttes est devenue un peu ringarde. On est dans une époque où il est tendance de croire au « no future », à la fin du monde, sans message comme dans les films ou séries récents… On constate plus qu’on ne réagit, on n’invite pas à ouvrir de portes de sortie. On est dans une époque où l’on ferme les portes, car c’est ringard de les ouvrir.

Montrer ces espoirs c’est faire ressurgir des modes d’emploi. C’est ce que je souhaite faire avec cette compilation.

On ne se rend pas compte de ce qui se passe dans le crâne des jeunes générations. On leur dit c’est l’avant-dernière station avant le terminus, on leur dit que c’est la fin du monde et on s’étonne qu’ils veuillent casser ce décor. On a une responsabilité sur l’état du monde qu’on offre aux jeunes !!


Est-ce que tu penses que les artistes de la compilation ont des héritiers aujourd’hui ?

Oui, énormément ! Heureusement d’ailleurs.

Si je devais refaire le même projet avec des titres de 2018, je choisirais des morceaux de rap et quelques-uns d’autres styles, ça serait des damnés de la terre capitaliste et non plus communiste. Ça fait toute la différence. Une époque tiers-mondiste (Congo, Vietnam, Algérie) où l’on se reconnaissait dans une même lutte, aujourd’hui les enfants de ces pays se retrouvent dans une classe de banlieue pauvre sans savoir pourquoi ils sont tous là… mais le prof ne le sait pas non plus ! Les fraternités du passé se sont complètement effritées. Il n’y a plus de communautés d’idées, seulement des communautés géographiques dorénavant.


On retrouve dans ta compilation, cette fameuse convergence des luttes (ouvriers, immigrés…) dont on a beaucoup parlé au printemps, c’est une question qui est toujours d’actualité pour toi ?

Oui, c’étaient des peuples ou des collectifs qui s’étaient créés en autonomie puis se sont alliés les uns et les autres.

En faisant le projet et en regardant l’actualité, j’ai vu des rapports. En travaillant sur la compile, c’est comme si je lisais un livre qui racontait ce qui se passait dans l’actualité. Les pochettes de disques pouvaient être pensées comme des tracts, donc on y trouve une immense richesse, on comprend les affinités entre luttes paysannes du Larzac et le Mouvement des Travailleurs Arabes par exemple, en 1974. Alors que la troupe Al Assifa, qui accompagne le Mouvement des Travailleurs Arabes est constituée surtout de maghrébins, sur leur disque, l’interlude est clamé par un travailleur mauricien.

Aujourd’hui, on ne nous apprend pas à tenir une lutte. Les pochettes que j’ai pu retrouver, elles, le disent d’une certaine manière.

Ce projet montre un passé qu’on ne nous dit pas, et est aussi un mode d’emploi. On nous présente l’histoire comme une accumulation de faits, mais il y a des causes, des conséquences.
 

Manifestation contre les circulaires Marcellin-Fontanet, Paris (1973), © Jacques Pavlovsky


Après tout ce que tu viens de nous expliquer, est-ce qu’on peut encore écouter ta compilation légèrement ?

J’espère que oui ! (rires). En tant qu’artiste, je cherche le beau, mais après, ces titres se justifient.

La musique est instinctive, ce sont d’abord les oreilles et le cœur qui sont touchés, puis le cerveau arrive, dans un second temps, et on rentre dans le morceau et l’histoire (comme dans « Le Mal du Pays » de Manno Charlemagne ou « Hommage à Mohamed Maïga » par Les colombes de la révolution…).


Lire ensuite : Sankara, président mélomane et musicien

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