Propriétaire du Fendika, haut lieu de la vie nocturne à Addis-Abeba, le danseur Melaku Belay a accompagné les monuments de la musique éthiopienne. Mais pas que… Rendez-vous dans son club où Addis toujours swingue.
Photo : Melaku Belay par Mario di Bari
Le Fendika se situe au cœur du quartier populaire de Kazanchis, l’un des plus anciens de la ville. S’il est parfois compliqué de demander son chemin à un taxi à Addis, rassurez-vous, le Fendika est connu de tous ! Fendika ? en amharique ça signifie chatouilleux.. Rien que le nom vous donne de sérieuses démangeaisons ! Ce club mythique des nuits éthiopiennes ouvre à partir de 21 heures, et commence à s’animer très sérieusement deux heures plus tard. C’est là qu’on ressent des fourmis dans les jambes, le tej — l’hydromel local — aidant. L’entrée vous en coûte 50 birr, soit un euro et demi. Francis Falceto, l’initiateur des compilations Ethiopiques, qui, depuis 1985, fait des allers et retours dans la capitale à la recherche de nouvelles pépites musicales décrit l’endroit comme un haut-lieu de brassage social et culturel : « un mix de couleurs entre Habesha (comprendre le peuple éthiopien) et Fèrendj (étrangers), un mix de générations, de 16 à 76 ans, de genres, les filles n’ont rien à craindre. Une sorte d’intelligence collective veille à ce que règne une cordialité bien comprise. »
Souvenirs de l’âge d’or gravés dans la cire
Après cette savoureuse introduction, il est temps de faire le tour du propriétaire. Passé le hall orné d’affiches, on trouve une galerie d’art inaugurée en 2016, avec en peintre invité, lors de notre passage, Afework Yohannes et sa belle exposition « Lemawek ». Puis, direction le bureau du manager au fond du couloir. Décontracté, arborant un large sourire aux lèvres, le boss Melaku Belay écoute sur sa platine vinyle des classiques de jazz. Les disques sont posés en vrac sur son lit, on reconnaît le clarinettiste « New Orleans » Pee Wee Russell. Entre les craquements du microsillon, on entend un solo rauque de saxophone de Paul Gonçalves, dans un live de Duke Ellington. Ambiance. Car s’il est un danseur renommé, Melaku est aussi un digger, c’est-à-dire un chineur de vinyles rares — en particulier d’ethio jazz — et un DJ. Il possède plus de deux mille cassettes. Dans un carton il a stocké des 45 tours de Getachew Kassa ou Mulatu Astatke édités en leur temps sur des labels aujourd’hui disparus comme Amha ou Kaifa Records. « Ces enregistrements sont devenus quasiment introuvables, surtout ces jours-ci », explique t-il, en ajoutant : « Mais l’essentiel c’est d’aimer. Ce que tu aimes tu peux le trouver! Les gens qui en ont chez eux m’en font cadeau parce qu’ils savent que je ne cherche pas à les revendre, mais à en faire profiter tout le monde. » Tous les vendredis, pendant une heure, Melaku fait revivre l’âge d’or de la musique éthiopienne : « ça intéresse les jeunes de connaître ça, parce que la dictature du Derg a tué la culture des orchestres live », retrace-t-il. « Dans les années 1980-1990, c’était souvent réduit à un musicien avec des claviers. Au contraire, dans les années 1960-1970, les orchestres avec cuivres étaient très populaires, comme le Police orchestra, le Kibur Zebegna (nom amharique de l’Imperial Bodyguard band, l’orchestre d’Hailé Sélassié, NDLR). Tous les ans, il y avait une saine compétition entre les vedettes de cet âge d’or Mahmoud Ahmed, Alemayehu Eshete, Getachew Mekurya… »
Créé dans les années 1990, dans le sillage de la fin du Derg — l’acronyme de la junte militaire dirigée par Mengistu Haile Mariam Mengistu, qui imposait un couvre-feu aux Éthiopiens — le Fendika était, à l’origine, un azmaribet, c’est-à-dire un cabaret traditionnel. La culture azmari s’est répandue, mais elle est originaire de la région Amhara, au nord. Mais au fait, qu’est-ce qu’un azmari ? Ce musicien accompagné d’un masenqo, cette vielle à une corde qui se joue avec un archet entonne un chant « sur mesure » devant les spectateurs attablés et ravis : « Les gens regardent l’azmari comme ils lisent le quotidien du jour », décrypte Melaku. « Pour eux, c’est une façon de s’informer car les azmari, de façon improvisée, critiquent la société, les problèmes de justice, les enjeux actuels de notre planète, de l’humanité. » Cela s’exprime via le semena werq, cet art poétique et subtil, un discours avec des significations cachées.
Petit danseur deviendra grand
Nommé chevalier dans l’ordre des Arts et des lettres par le gouvernement français pour son travail, Melaku a eu en 2018, le titre de personnalité de l’année à la cérémonie des Ye Bego Sew (qui récompense les personnes qui ont apporté une contribution significative à la nation). Qui croirait, au vu de cette réussite éclatante, que son histoire est celle d’un « Oliver Twist version habesha ». Né en 1980, orphelin, enfant des rues d’Addis, il danse depuis sa plus tendre enfance. Melaku débute comme danseur sur de la musique azmari, et gagne péniblement son pain ou plutôt son injera-la crêpe éthiopienne faite de tef, une céréale endémique — en dansant pour quelques maigres pourboires. Au Fendika, il dort… sous le bar pendant sept ans, avant d’économiser suffisamment pour le louer en 2008. Petit à petit, il parvient à se salarier lui-même : « Avec la gentrification, tous les azmaribet du quartier ont été détruits. Il ne reste que le Fendika. Je me suis battu pour préserver cet endroit dont je suis propriétaire depuis quatre ans. J’ai fait un emprunt de soixante-douze mille euros que je rembourse peu à peu. » Melaku a réussi son pari en faisant de ce lieu « ’the place to be »’ : « En Éthiopie, on a plus de soixante langues et plus de quatre-vingts danses. Addis-Abeba est le creuset qui réunit toutes ces cultures. J’ai toujours voulu ouvrir un club qui reflète cette diversité ». Il est fréquenté notamment par des Gouragués, peuple du sud-ouest de l’Éthiopie, mais pas, que loin sans faut… « Que tu viennes d’Asie ou d’Europe tu n’es jamais totalement dépaysé au Fendika », assure Melaku. « Tu te sens directement à la maison. Ici, la couleur, l’âge ou le genre ne sont pas un problème. On est tous égaux. Ce lieu dégage une énergie très puissante et sincère, dénuée d’esprit de compétition ou d’égo. Qu’on soit agriculteurs, ambassadeurs, professeurs… tout le monde interagit paisiblement. »
Une nuit au Fendika
Pour profiter pleinement du Fendika, le choix est large. Par exemple, tous les deuxièmes vendredis du mois, en alternance avec Negarit, Melaku danse avec son groupe Ethiocolor « On a bâti notre répertoire avec des influences variées, du Somaliland, Kunama, Afar, Oromo, du Tigré… ». Les lundis, vous pouvez voir le combo jazzy Kaynlab, « avec le batteur-compositeur Teferi Assafa, qui est extraordinaire », nous recommande chaudement Melaku. Il a étudié à Katowice en Pologne, et aux Etats-Unis, où il a croisé Kamasi Washington. Il est ensuite revenu faire résonner ses cymbales à Addis. Mention spéciale aussi pour le trompettiste Nurelislam « Nur » Mohamed, le « Miles Davis du Soudan ». Les mercredis, vous pouvez vous déhancher au son du groove des Funk disciples, une fanfare jazz funk dirigée par le saxophoniste américain Jonovan Cooper. Beaucoup de jazzmen viennent au Fendika faire le bœuf dans un joyeux patchwork tradi-contemporain, flamenco… Ils viennent de partout : d’Afrique de l’Ouest, d’Italie, d’Espagne, d’Allemagne, du Canada, d’Australie, d’Autriche, du Danemark, de Norvège, de Suisse, de France (Akale Wube), des Pays-Bas (le groupe punk The Ex). En 2011, les rockers de Los Angeles Red hot Chili Peppers ont composé la chanson Ethiopia pour leur album « I’m with you » en se basant sur l’expérience de certains d’entre eux, dont Flea le bassiste, au Fendika. Pour le matériel technique, « des bonnes volontés des États-Unis, d’Italie ou d’Allemagne nous aident pour la sono, le sound system… On a aussi obtenu une bourse d’environ 140.000 euros de la part de l’UNESCO », précise Melaku.
Le danseur, qui réinvestit ses cachets dans son club a tourné notamment avec The Ex, le Debo Band de Boston et les aînés Mulatu Astatke, Mahmoud Ahmed et Getatchew Mekurya, décédé en 2016 : « Voyager c’est la meilleure chose dans la vie. J’ai appris de ces aînés ce qu’est le sens de l’art, la confiance en soi, la fierté. De manière générale, les Ethiopiens qui n’ont jamais été colonisés par quiconque ont confiance en eux et respectent autrui. Ils m’ont enseigné la générosité. Il faut se donner à cent pour cent pour le public. Ne pas avoir une mentalité focalisée sur le business. »
Avant que le Covid-19 ne frappe, Melaku aurait dû se produire, fin mai, dans un festival en Allemagne avec les Mercato metal workers-les recycleurs de ferraille du Mercato, du nom du plus grand marché d’Addis-Abeba. Il devait aussi jouer au Japon avec Ethiocolor. Partie remise ! « L’art peut changer notre planète et permet aux gens de se connecter sans prononcer un mot. Au Fendika le niveau est très haut en musique, en danse, en poésie… » Pour preuve, en février dernier, un symposium international d’art y a été organisé pour la première fois, avec 14 pays africains représentés. Après avoir consolidé son club, le quadragénaire aimerait exporter son concept dans le monde entier, « ouvrir des franchises dans d’autres villes en Éthiopie, et pourquoi pas à Paris, Londres, Berlin, New York… en collaborant avec les musiciens locaux. » Affaire à suivre !
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