Le pianiste et compositeur décédé en 1985 révolutionna la musique de son île, et fit briller une nouvelle étoile, la sienne, dans le ciel du jazz. Retour sur le parcours d’un génie trop longtemps ignoré.
« Je veux jouer de la musique de tous les pays. Brésilienne, antillaise, jazz… Je suis un être éclectique. » C’était le moins que Marius Cultier pouvait dire en 1972 pour qualifier la versatilité esthète dont il aura fait preuve lors de son aussi dense que trop courte carrière. Mazurka comme concerto classique, inflexions funk comme réflections biguine, improvisations jazz comme tentations salsa, toucher calypso comme touches rétro, ce pianiste autodidacte longtemps ignoré par le cénacle des académiciens de la musique aura ainsi traversé la gamme pour dépeindre son âme créative. Sur les 88 touches de noires et d’ivoire comme au Fender Rhodes. En qualité d’arrangeur sur-mesure comme de leader émérite, de compositeur prolixe comme de chanteur.
Punch en musique, autour de minuit
Tout est allé très vite pour le natif des Terres Sainville (23 avril 1942), un quartier de Fort-de-France des plus animés à l’époque. À huit ans, il est déjà au tabouret et participe bien tôt à l’émission radio intitulée « Punch en musique » sur Radio Martinique, une fréquence qui compte son audience. C’est le début d’une longue ascension pour celui qui perd ses parents à quatorze ans, une douleur qui restera à tout jamais gravée. Elevé par ses sœurs, le surdoué glane haut la main le premier prix du Piano International Contest in Puerto Rico : au programme une version du « Round ‘Midnight » de Monk. Cette distinction annonce tout ce qui va suivre quand on mesurera bientôt que Cultier, comme Monk, a dans les mains une faculté à écrire de superbes mélodies, toujours avec un décalage qui leur donne cette touche unique.
« Je l’ai connu quand j’étais enfant au lycée Shoelcher ! C’était déjà quelqu’un. Il y avait La Maison des Merengués (maison de disques martiniquaise, NDLR). Marius, il écoutait, il repiquait tout à l’oreille », se souvenait en 2016 le bassiste Louis-Xavier, fondateur du séminal combo Synchro Rhythmic Eclectic Language qui fera sienne d’ailleurs « Diamant », une composition de Marius Cultier. L’autodidacte aura ainsi appris le métier, au service des autres. Son nom figure dès le début des années 1960 sur des compositions et arrangements notamment pour la maison de disques Debs, où il publie un album en quintette, puis en sextette avec Yves Marsile. Henri, fondateur du label, ne tarissait pas d’éloges à propos de celui dont « le plaisir était de vous faire progresser ». « Notre grande amitié lui a valu de m’influencer pour installer une branche de mon activité en Martinique, en 1965. » À l’époque, Cultier est déjà fortement marqué par les versions latines, ayant déjà accompagné Los Cubanos et s’étant fait remarquer pour sa faconde sur les merengués. Tout juste majeur, il se fait aussi les doigts dans les piano-bars martiniquais, accompagné par Jacques Césaire dit Jack Gill à la batterie, Milo Baudin au chant, Georges Julien dit « Pita » aux percussions. Il aura pu en rester là des années, mais le jeune Cultier a la bougeotte.
De Montréal aux seins du Paradis
Son parcours va donc tout naturellement bifurquer lorsqu’il part pour le Canada. Il doit y rester quelques jours, il y demeurera huit ans. C’est là que le Martiniquais, déjà bien renseigné des choses du jazz, va peaufiner son style, auprès de pléthore de cadors qu’il a la chance d’approcher : parmi ceux-ci McCoy Tyner, le pianiste tout juste orphelin de Coltrane, et le percussionniste Mongo Santamaria. Dès 1967, Cultier se distingue sur scène, devant plus de 1500 personnes à la Place des nations lors de l’exposition de Montréal, Terre des Hommes. La même année, il est engagé par Radio-Canada pour participer à l’émission « Jazz en Liberté ». Et en 1969, il enregistre l’explicite LP Marius de la Martinique sur London Canada, avec un « Coco Boogaloo » qui lorgne du côté du meilleur de la scène latino new-yorkaise. Le tout sur des paroles qui racontent ses premiers pas dans le grand Nord. Il enchaîne direct avec A la place des Arts, nouvel album sur un autre label canadien. Au programme, des musiques latines et ses racines revisitées, du funk et de la soul, des percussions enfiévrées et des envolées sur le piano, électrique comme acoustique. Sa version de « Sunny » est un modèle, tout comme celle de « Sans Chemise, sans pantalon », classique de Gérard la Viny. Pour pimenter le tout, il ajoute une bonne dose de bons délires, à l’image des « Seins du paradis ». Allez ouïr, ça vaut le détour.
Cultier, Zouk pionnier
Ce disque marque le début d’une décennie dorée – tous ses disques originaux valent d’ailleurs aujourd’hui comme depuis bien longtemps une fortune – où le pianiste va parvenir comme peu à combiner expérimentation et crossover, comme sur l’emblématique « Piano à Marius Cultier » une bombe atomique qui fait suer tout danseur qui se respecte. Il chante aussi bien en créole, en anglais, en espagnol, en français, il joue dans tous les styles, invoqués bien souvent dans un même titre. Le thème éponyme de l’album Ouelele Souskai, produit en France en 1975 avec un tout jeune Ralph Tamar aux percussions et voix, est un modèle, une polyphonie aux faux airs de cacophonie, boostée par un terrible piano électrique et des percussions ésotériques. Et que dire de « Missie Sirop », des arrangements de cuivre très grande classe. On comprend pourquoi ce disque fait office de culte pour tout amateur. 1975 le voit même sur la scène de l’Olympia ! L’année d’après, le LP The Way sur Magidisco confirme qu’on tient là un personnage tout à fait à part sur la cartographie sonore. Ecoutez donc « Zouk », titre ovni qui ne ressemble à rien de connu mais qui annonce sans le savoir la déferlante à venir. Manière de confirmer qu’en la matière, futur gisement de pépites, on tient là aussi un pionnier, tout comme Henri Guédon. Cultier expérimente dans tous les sens, capable de chanter une espèce de slow soul des plus sensuels, comme de ressusciter l’esprit des bonnes vieilles mazurkas, en mode latin jazz, sous la forme de « Zandoli », autre chanson référence dont le titre a pour nom le petit gecko typique de la Martinique.
Cahier d’un retour avant le grand voyage
En cette fin des années 70, l’enfant prodige est de retour au pays natal. Non sans quelques déboires pour celui qui entend participer à l’évolution de la diffusion de la culture en son pays. « Il est temps que les musiciens soient reconnus professionnellement en Martinique », dira-t-il alors, prenant exemple sur sa propre destinée. « Je ne suis pas un troubadour, j’investis beaucoup d’argent pour jouer de la musique. Je suis un musicien, je vais à la banque pour emprunter de l’argent, investir dans mon art et quand je ne rembourse pas mon banquier, il me le fait savoir. » Las, il enregistre un ultime recueil, Concerto pour la fleur et l’oiseau, dont la chanson titre d’ouverture (Premier grand prix du concours de la chanson française d’outre-mer) sera interprétée par Jocelyne Beroard, à l’orée de la carrière que l’on sait.
Moins de trois ans plus tard, le 23 décembre 1985, il décède à Fort-de-France à 43 ans des suites de trop d’abus, sans avoir pu terminer son nouveau projet, intitulé comme par une curieuse ironie du sort Retrouvailles. Et sitôt, la Martinique se met à l’unisson, un chœur de milliers de voix chantant lors de ses funérailles L’ode à Gisèle, composé pour sa femme.
Culte Cultier
Depuis, même s’il restera longtemps aux abonnés absents des dictionnaires du jazz made in France, le nom de Marius Cultier n’a cessé de hanter les conversations des mélomanes du monde entier, à commencer par les pianistes antillais. « Quel génie ! Il était déjà très loin dans la sophistication harmonique. Marius était un musicien naturel extrêmement doué, trop peu connu en France. Il avait une facilité déconcertante, comme ces coureurs de 100 mètres pour qui cela semble évident. Lorsque je suis allé au Canada, en 1967, j’étais souvent chez lui, à Montréal. Il m’a beaucoup apporté. », se remémorait voici quinze ans le maître du jazz Alain Jean-Marie. Mario Canonge, autre pianiste antillais, ne manquera jamais de saluer sa mémoire, en lui rendant notamment un juste hommage en 1994 en compagnie de Ralph Tamar. « Je me souviens d’un concert au début du New Morning, il n’y avait personne. Et pourtant, quel talent ! Ce musicien a changé les choses en Martinique. Avant lui, c’était le piano créole, comme les vieux pianistes cubains. De jolies harmonies. Lui est arrivé avec Bud Powell dans les mains. La révolution ! Quel swing ! Il était poreux à toutes les informations. Plein de gens pensent que j’ai pris des cours avec lui. Non, il m’encourageait. Mais à seize ans, ça comptait.» Dernier de la liste, Christophe Chassol devait lui rendre hommage en réunissant un parterre de musiciens antillais de toute génération sur la scène du Châtelet, le 7 février 2022, à l’occasion des 80 ans de la naissance de ce pair fondateur du piano créolisé. Concert reporté sine die, comme si la malédiction de Marius Cultier perdurait.