Adossée dans le fauteuil du petit salon, Madina N’Diaye gratte doucement les cordes en fredonnant les premières notes de « Bani », un classique du répertoire musical malien. Accrochée fièrement sur l’un des murs de la pièce bleutée, une tenture à l’effigie de la musicienne. Elle y arbore un large sourire, sa précieuse kora en main. Nous sommes ici à Mouribabougou, à quelques kilomètres de Bamako. C’est dans cette maison familiale que l’artiste vient puiser l’inspiration ou se ressourcer loin du tumulte de la capitale. Un lieu anonyme pour cette musicienne qui fait figure d’exception dans son domaine. « Je suis la première femme joueuse de kora. Pas seulement à Bamako, pas seulement au Mali mais dans le monde entier », assure-t-elle vêtue de sa robe feutrée.
Forte d’un premier album, Bimogow, sorti en 2006 sous la réalisation d’Aliou Traoré (musicien et arrangeur d’Oumou Sangaré), la musicienne et chanteuse de 58 ans s’est fait connaître du grand public grâce à plusieurs tournées en Europe et de nombreuses scènes au Mali. Madina N’Diaye a pu collaborer avec des artistes de renom tels que Les Ogres de Barback, Tiken Jah Fakoly ou encore Rokia Koné et Mariam Doumbia (du duo Amadou et Mariam) dans le cadre de la formation de groupe les Amazones d’Afrique, en 2015.
Aujourd’hui encore, la quinquagénaire demeure l’une des rares joueuses professionnelles de kora au Mali et dans le reste du monde. Originaire de l’aire mandingue, cet instrument à cordes pincées est l’un des plus emblématiques du patrimoine musical malien. Il est désormais joué dans toute l’Afrique de l’Ouest. Traditionnellement réservé aux hommes, son apprentissage se transmet généralement de père en fils au sein des grandes familles de maîtres griots que sont les Kouyaté, les Diabaté, les Sissoko ou encore les Konté. Née N’Diaye et femme, cette double anomalie lui a valu les foudres de quelques puristes. « Certains hommes se considèrent comme propriétaire de la kora, c’est n’importe quoi. Elle n’appartient à personne », martèle-t-elle. « Tous les Maliens devraient pouvoir s’approprier cet instrument traditionnel, sans exception. Le fait que cela soit encore tabou est idiot. Aujourd’hui, les gens sont bienveillants avec moi, mais ça n’a pas été toujours le cas. Surtout quand j’ai commencé. »
La bonne étoile
La belle histoire de Madina débute par un rêve. Nous sommes alors à l’aube des années 90. « Je me suis vue sur la grande scène de l’ancien Centre culturel français de Bamako, la kora dans mes mains. J’étais pieds nus, habillée d’une robe en bazin noire. Je jouais et chantais « Nanfoulé », titre de la guinéenne Mahawa Kouyaté et de son époux sénégalais Soundjoulou Cissokho », se souvient-elle nettement. « Toute la lumière était sur moi. Je ne pouvais distinguer le public, voyant seulement ses yeux briller dans l’obscurité. »
Ce songe ressurgit trois nuits durant. La future artiste y voit alors un signe du destin. Elle entame des recherches sur l’instrument, tente dans un premier temps de prendre des cours, sans succès. « À cette époque, je n’avais pas un sou en poche », contextualise-t-elle. L’artiste finit par ranger cette apparition nocturne dans un coin de sa tête.
C’est encore une fois sa bonne étoile qui remet la kora sur sa route. Dans la rue, Madina N’Diaye croise par hasard le célèbre musicien et joueur de kora malien, Toumani Diabaté. Cette rencontre reste gravée dans sa mémoire : « Poussée par mon amie, je prends mon courage à deux mains pour aller lui parler. Il me regarde de haut en bas : j’avais la tête rasée, une robe courte et des baskets. Toumani m’a tout de suite demandé ma nationalité. Il est vrai que je ne faisais pas trop locale », rit-elle. Elle l’informe de son souhait d’apprendre la kora. « Il a trouvé ça formidable. » La machine était lancée.
Toumani Diabaté l’initie à la kora pendant plusieurs semaines. « C’était long, parfois fastidieux. Mais il a vu que j’étais persévérante. Ce n’était pas une simple passade », argue-t-elle. Le musicien lui offre son premier instrument. D’autres grands maîtres parachèveront son apprentissage, comme Djelimady Sissoko (le père de Ballaké Sissoko, ndlr), célèbre joueur de kora et membre fondateur de l’Ensemble instrumental du Mali.
« Je voulais juste vivre de ma vie »
Ballottée de gauche à droite et de répétitions en répétitions, Madina N’Diaye se professionnalise au fil des mois et des années. Non sans peine. Perçue comme une extraterrestre dans ce cercle fermé dominé par les hommes, l’artiste doit affronter les critiques et regards désapprobateurs. « On me disait que je faisais ça pour approcher les hommes », regrette-t-elle. « Quand je marchais dans la rue pour aller aux cours, la kora sur le dos, on me dévisageait. Les vieux me critiquaient en bambara, pensant que j’étais étrangère. Parfois on refusait de me donner des cours. On a longtemps considéré que je n’étais pas à ma place. Il en fallait du courage pour continuer. Je voulais juste vivre de ma passion. »
Madina devient aveugle en 2002 des suites d’une maladie. « On m’a dit que j’avais perdu la vue à cause de la kora. J’ai entendu ça partout. » Sur son lit d’hôpital, ces mots sévères sont prononcés par une amie. « Elle m’a demandé comment c’était possible de continuer alors que c’était justement cet instrument qui m’avait mis dans cet état. Je lui ai dit que j’avais perdu la vue et non la vie. J’ai dû compter sur ma seule persévérance et mon courage car on m’a très peu encouragée. » À l’exception de sa famille, soutien de poids des premiers instants. « Personne n’a fait pression sur moi. Tous étaient heureux et m’ont appuyé. Mes parents et surtout ma sœur. »
La quinquagénaire travaille aujourd’hui à la sortie de son deuxième album, mais peine à trouver des financements. Pas de quoi entacher la motivation de la musicienne. « Il faut être sûre de soi-même dans ce métier. Je ne me considère pas comme une virtuose, mais j’ai déjà fait mes preuves. Quand je joue, le public aime. C’est ce qui me donne la force de continuer. »
Ce fameux songe, par lequel tout a commencé, est devenu réalité en 2006. Madina N’Diaye se produit sur la scène de l’Institut français en compagnie d’une flopée d’artistes. « Je n’ai pas joué ‘Nanfoulé’, comme cela m’était apparu en rêve. J’espère en avoir un jour l’opportunité. » La boucle serait enfin bouclée. Nul doute que la musicienne se donnera les moyens d’y parvenir.