Cette semaine, le calendrier berbère est entré dans sa 2972ème année. Décalé de 14 jours par rapport au calendrier grégorien, il est souvent fêté le 12 janvier en Afrique du Nord. D’ailleurs, c’est cette date que le rappeur Iguidr (« aigle » en berbère) a choisie pour publier son premier EP : Aghillas (« tigre », en berbère). Représentant du rap amazigh (c’est ainsi que se nomment les Berbères : « hommes et femmes libres »), Iguidr évolue sur la scène marocaine depuis une dizaine d’années. Passé d’auditeur à rappeur en 2008 sous l’effet du morceau d’Akon feat Eminem, « Smack That », il commence à poser sur des beats chinés sur le net. Puis, tout en continuant à s’enregistrer en autodidacte et à prémixer ses morceaux, il travaille avec des producteurs à partir de 2011. À travers sa musique, il valorise la langue, la culture amazighe et le sentiment d’union au sein des 38 millions de berbères qui peuplent le monde (principalement du Maroc à l’Egypte). Pour y parvenir, en février 2021, il a fondé United Elite avec son ami Mustapha Morsi. Une agence qui promeut la culture amazighe à travers des artistes de la communauté, comme Back2b qui a réalisé Aghillas,, ou les rappeurs en featurings Nessyou et Icon. A 30 ans, Iguidr fait le pont entre ancienne et nouvelle génération en remet la culture amazigh au goût du jour.
Qu’est-ce que tu écoutais chez toi durant ton enfance ?
On a grandi dans la culture musicale amazighe, on écoutait des artistes comme Izenzaren, Oudaden, Bizmawne… Et mon père était musicien : il écrivait, chantait, jouait de la guitare, du banjo…
Est-ce que c’est lui qui t’a transmis le goût de la musique ?
C’est une de mes inspirations, on a grandi en le voyant jouer, mais mon père n’a pas poussé ses enfants à évoluer dans le milieu musical. Pour lui, faire de la musique, c’est négatif, il faut devenir docteur ou prof. Il est devenu chauffeur de taxi car tu ne peux pas espérer vivre de la musique au Maroc. Même si ça commence à changer…
À la fin des années 2010, tu t’es renommé Iguidr (« aigle ») à la place de Pure Amazigh. Pour quelles raisons ?
Pure Amazigh, c’était l’idée d’un ami qui avait un label à Agadir. En 2015/2016, il m’avait proposé de signer un contrat sur 3 ans en me disant qu’on aurait des showcases sous ce nom. Mais après les showcases, j’ai regretté, je n’avais pas de feeling avec ce nom.
Sous les conseils de Lmoutchou aka MobyDick, je me suis renommé Iguidr. Il m’a dit « Bro’, tu vis comme l’aigle, comment ça se dit en amazigh ? ». J’ai trouvé que ça représentait mieux ma technique et ma vision. Dans la culture amazighe, l’aigle définit la liberté et ne se limite à aucune frontière. Et de nos jours, la plupart des jeunes amazighs ont cet esprit en eux : ils ne veulent être limité par aucune frontière, ils veulent être libres. Ce sont des valeurs qu’on veut diffuser.
C’est en janvier 2019 que tu deviens officiellement Iguidr auprès du public, avec ton premier morceau solo : « Tamazight ». Est-ce qu’il s’agit d’une référence au village du même nom ?
J’ai envoyé mon premier solo en 2019 le temps de travailler ma musique. Quand les Imazighen disent « tamazight », ils désignent soit le village, soit leur patrie/territoire, là c’est une référence à toute l’Afrique du Nord. Quand les imazighen disent « tamazight », ils désignent soit le village, soit leur « partie/territoire » (leur « homeland »), là c’est une référence à toute l’Afrique du Nord. J’ai envoyé mon premier solo en 2019 le temps de travailler ma musique.
À travers le rap, tu aspires à lutter contre les stéréotypes collés à la culture amazigh. Quels sont ces stéréotypes ? Pourquoi estimes-tu qu’elle n’est pas prise au sérieux ?
Dans la société marocaine et les médias, quand on regarde les 50/60 dernières années, il n’y a eu aucune mise en avant de cette culture. On veut la ramener à la vie, donc on a commencé à s’intéresser à notre culture originelle, se poser des questions, étudier l’histoire et l’explorer… Être amazigh au Maroc, c’est comme une honte. Il y a de la discrimination entre Arabes et Imazighen (pluriel d’Amazigh, ndlr). Aujourd’hui, des gens pensent encore que les Imazighen ne sont pas éduqués, qu’ils ne savent pas vivre… Même le mot « barbare » que les Européens ont inventé, vient de la longue histoire « berbère ». Le peuple amazigh a une longue histoire qui a commencé bien avant Jésus, sous l’Empire romain. Lorsqu’ils ont essayé de s’en libérer, c’est là que le nom « mazigh » – qui signifie liberté- a commencé à s’implanter dans le nord de l’Afrique. Et ils ont commencé de s’appeler eux-mêmes « Amazigh », pour désigner les femmes et hommes libres. Ils ont même diffusé leur nom et culture jusqu’à l’empire Égyptien, à travers le commerce etc… À part des vieux et quelques millennials, très peu le savent. On essaye donc d’étudier et diffuser notre culture pour savoir qui on est et en être fiers.
« Aghillas » signifie Tigre, et c’est un prénom influencé par le roi berbère Jugurtha. Pourquoi avoir choisi ce nom comme titre de l’EP ?
C’était un roi berbère qui a lutté contre l’Empire romain au IIème siècle avant J-C. On essaye de mettre des figures et références historiques. Comme ça, si quelqu’un recherche le nom, il découvrira une partie de notre histoire.
Et pourquoi l’avoir écrit en amazigh égyptien, puisqu’au Maroc normalement on dit « Aghiles » ?
On a choisi un nom issu de l’amazigh égyptien pour montrer qu’on englobe les imazighen de toute l’Afrique du Nord, du Maroc occidental à l’Égypte orientale.
Tu mets cette culture en avant à travers les clips, en parlant amazigh dans ta musique, et en intégrant des instruments berbères dans les prods, comme le Rebab sur « ID ». Parle-nous de ce travail d’intégration de la culture amazigh tout au long de l’EP…
On essayera de développer de nouveaux styles de beat et de musique en incluant tous les instruments liés à notre culture, pas seulement le rebab etc.. Mais pour l’instant on est plus focus sur les messages et valeurs qu’on transmet. On fait du rap amazigh dans la manière de construire les phrases et avec les notes clefs qui correspondent à notre culture : Do mineur ou Ré majeur. Avec United Elite, on essaye de ressentir la qualité américaine en termes de son et de se distinguer du rap marocain. Le rap amazigh c’est une autre manière de jouer sur la rythmique, de prononcer les mots et de poser sur les morceaux. C’est comme en poésie, il y a des règles. Par exemple, « j’essaye d’aller au magasin », en amazigh ça se dit : « au magasin, j’essaye d’aller ». Ce sont aussi d’autres types de métaphores qu’on essaye d’apprendre aux Arabes en les traduisant.
Quel est ton processus créatif ? Tu as des habitudes particulières ?
Il y a toujours des conditions pour créer quelque chose d’artistique : il faut une équipe qui créé un environnement de travail, de l’énergie, de la monnaie, de la stabilité dans ton entourage, sinon tu ne peux rien faire. Notre challenge c’est que la moitié du jour on assure notre vie et la seconde partie de journée, on créé de la musique. Chaque jour, on essaye de travailler, et l’autre moitié on essaye de survivre en faisant de la musique. On a deux jours en un. Si t’as la bonne énergie, tu peux faire ce que tu veux. C’est la première et la dernière condition.
C’est quoi ton job à côté ?
À côté je suis dans la comptabilité, finance, fiscalité… Tout ce qui est administratif. Ça me donne mal à la tête, cette filière me fait perdre mes cheveux.
Une grosse partie de tes productions sont réalisées par YAN. Et sur cet EP on retrouve aussi Back2B qui en signe plus de la moitié. Quel est ta relation avec ces deux producteurs ?
À partir de 2012/2013, j’ai commencé à travailler avec Yan. On a essayé de faire de la musique dans une voie qui nous inspirait, on a construit un studio à Safi (à 150km de Marrakech, sur la côte Atlantique, ndlr). Après on a bossé ensemble un an à Tanger, puis on est retourné à Agadir pour travailler sur le nom de Pure Amazigh (en 2015/2016). Sur cet EP, la plupart des morceaux sont mixés et masterisés par Back2B. C’est lui qui a le lead de l’EP. C’est un jeune producteur très talentueux qui fait de la musique tamazight, la musique de notre « pays ». Il a une bonne énergie et d’excellentes oreilles. Je pourrais finir cet EP en 5 jours avec lui, quasiment sans dormir. En plus, c’est vraiment un artiste loyal, il ne travaille pas pour lui-même ou pour moi, il travaille pour la culture amazigh. On va faire un album ensemble Incha’Allah.
Comment la connexion s’est faite avec l’artiste amazigh Jubantouja, pour le remix de « Nettat » ?
Je lui ai expliqué que je souhaitais faire un remix vidéo de son morceau et qu’on essayait de créer une grosse communauté autour de notre style musical. Il m’a donné le morceau, j’ai appelé Back2B pour faire des retouches dessus. Le jour même, il m’a renvoyé le beat avec la nouvelle énergie du morceau. C’est là que je me suis dit que c’était le producteur du projet et que je bosserais avec lui dessus. Il est très inspirant.
Quel sujet abordes-tu sur le morceau ?
Dans la chanson de base, il y a une description de la femme amazigh et une relation entre un garçon et une fille sans qu’elle soit vraiment décrite. Jubantouja était gêné d’expliquer directement ses sentiments à une femme dans le texte, je l’ai ressenti et je lui ai dit « bro, je vais parler des sentiments ». Toute la chanson était dirigée envers une femme amazigh, sur l’idée d’affection et d’amour. Et sur le remix, on a dirigé sur les femmes imazighen dans leur ensemble. J’essaye de révéler quelques-unes de leurs difficultés, leurs souffrances dans les villages montagneux… Et le clip complète le sens global, avec des messages cachés sur la transition entre l’ancienne et la nouvelle culture.
Est-ce que tu abordes d’autres sujets sur ton EP ?
Sur « AFOGH », il y a une description d’une soirée dans un club et une déclaration d’amour à ma ville, Agadir. Sur chaque morceau, il y a un objectif artistique et d’explication de la culture amazigh : il y a des sujets autour de l’amitié, la fierté de notre état d’esprit, la fraternité, l’amour, la paix, la vie, les difficultés, les prostituées…
Dans toutes les communautés, partout dans le monde, ces sujets existent. Mais dans notre cas, on essaye d’en discuter. Par exemple, pour les prostituées on ne cite pas juste le mot, on essaye de comprendre pourquoi elles le sont devenues, et ce qu’on devrait faire maintenant pour bien les traiter. Ce n’est pas tout le monde qui a le choix, parfois les difficultés de la vie te poussent à faire certaines choses. Peut être qu’un jour je ferai un son entier sur ça, mais pour l’instant, j’implante des idées par petites touches dans chaque morceau.
Et comment s’est fait le choix des featurings sur l’EP, notamment Nessyou qu’on retrouve sur deux morceaux ?
Sur l’EP au niveau des featurings il y a Nessyou et Icon, un jeune artiste de Marrakech. A moitié amazigh, à moitié arabe. J’ai essayé de travailler avec des personnes qui ont une originalité amazigh et savent parler amazigh. Nessyou, c’est un frère aussi, je le connais depuis 2 ans maintenant. Quand j’ai fait un son avec lui, tout le monde a été étonné de découvrir qu’il est amazigh. Dedans il rap avec des « bad words » en amazigh. C’est mal vu de faire ça. Ta famille et ta communauté peuvent ne pas comprendre ce que tu essayes de leur expliquer, et te prendre pour une mauvaise personne. Mais il a eu raison de le faire, on ne devrait pas avoir honte. Laissez-nous juste parler notre langue originelle et écoutez notre musique.
Aghillas de Iguidr, disponible dès maintenant.