Elle aurait pu devenir footballeuse ou « animatrice de prévention » auprès des jeunes. Elle aurait pu s’incarner en princesse ashanti ou en jumelle stellaire d’Angela Davis avec sa coupe afro comme toupet identitaire et le regard perçant de celles qui ne trichent pas et ne fuient pas. Magnétique. Inspirée. Imprévisible. Mais les fées ont décidé de l’arrivée de Salem sur terre à la Réunion, un 20 décembre, jour anniversaire de l’abolition de l’esclavage sur l’île en 1848. Une date symbolique pour les servis cabarè, ces fêtes rituelles de connexion spirituelle aux ancêtres venus d’Afrique et de Madagascar où le maloya coule comme le rhum pour réparer les âmes, panser les plaies, et relier les vivants à l’invisible… et aux disparus.
Trois fois championne de foot de la Réunion avec l’équipe féminine de L’Esquadrille, Christine Salem a trouvé un terrain de jeu et de liberté plus vaste que les pelouses dans les soirées maloya, qu’elle a découvert aux Camélias, son quartier de Saint Denis de la Réunion. « Le maloya, je l’ai appris dans la rue quand j’avais 8-10 ans. Il y a une transmission qui s’est faite avec les musiciens, mais c’est quand même inné, c’est en nous. On est habité ou pas. Cette transe ne s’explique pas vraiment », raconte Christine, qui à l’époque est une des rares filles à chanter et à jouer des percussions dans ces cercles. « Disons que je suis quand même imposante, c’est-à-dire que je m’en fous si on me dit que c’n’est pas pour les femmes ou ceci ou cela ! » sourit Christine, qui fréquente toujours les cérémonies traditionnelles où le maloya tient lieu d’exutoire spirituel et de chronique sociale, là où la voix de l’intime, celle des blessures sourdes et profondes, devient une porte vers l’au-delà.
Salem trace sa route, son maloya aussi
Christine Salem a fini par devenir chanteuse et porte-voix local d’un maloya en renaissance, après qu’il a été banni, ou plutôt mis sous l’éteignoir à la Réunion jusqu’en 1981, car jugé trop subversif. Même des années après sa « légalisation », le maloya est longtemps resté mal vu sur l’île. « On me disait que cette musique ne sortirait jamais de chez nous, que je devais mettre ma voix au service d’autres styles pour réussir dans la musique », raconte Christine, qui a quand même porté cette énergie sur scène en montant son premier groupe, Salem Tradition, qui incorporait des percussions ouest-africaines comme le doundoun et le djembé.
Au fil de ses aventures musicales et de rencontres artistiques, Christine Salem va emmener le maloya traditionnel de ses débuts vers des routes éclectiques (avec Régis Gizavo, Moriarty, la chorégraphe Valérie Berger, ou la deep house d’Alex Barck). De quoi nourrir une nouvelle façon de voir la musique et la vie, qui se confondent souvent pour cette autodidacte.
« J’ai toujours eu la chance de composer de façon très instinctive. J’entends tous les sons ! Je suis parfois même obligée de m’arrêter sur la route ou dans ma cuisine pour enregistrer quand l’inspiration vient », explique Christine Salem. « Mais comme je n’ai pas fait d’études musicales, je manquais de confiance quand je jouais avec d’autres musiciens. J’ai appris beaucoup avec d’autres. Ma rencontre avec Sébastien Martel a été très importante. Malgré son érudition, ce n’est pas un musicien conventionnel, il a su m’encourager et d’une certaine façon me rassurer. » Le guitariste prolixe (aventurier chez M, Femi Kuti, Salif Keïta ou Camille) est arrivé dans la galaxie de Salem grâce au groupe Moriarty (avec qui Christine a collaboré sur plusieurs projets), histoire de sonder les correspondances entre le blues des Amériques et les musiques de l’âme de l’océan Indien.
« On a vite sympathisé, raconte le guitariste Seb Martel, puis on s’est revu au Festival d’Avignon où nous travaillions sur des projets différents. Et quand on s’est retrouvés dans ma cuisine pour écouter ses maquettes, j’étais complètement scotché ! J’ai attrapé une guitare acoustique accrochée au mur et j’ai tout de suite joué ! Les idées m’envahissaient d’un coup, mais Christine restait impassible. Quand elle est partie, je me suis dit : bah c’n’est pas demain la veille que j’irais à la Réunion ! » Mais qui peut prévoir l’avenir ?
Un mois après leur rencontre, elle invite Sebastien Martel à jouer sur le premier album qu’elle sort sous son propre nom, Larg Pa Lo Kor, en 2015. Et le guitariste est encore l’une des clefs de voûte musicales de son nouveau disque, Mersi, qui rend hommage aux ancêtres disparus. « Christine peut parfois se retrancher dans une sorte de bulle silencieuse, je crois que ça lui permet ensuite de s’engouffrer avec une pulsion incroyable dans des transes énergiques », résume Martel. Un calme qui peut paraître étrange, et qui préfigure parfois une tempête explosive comme le Piton de la Fournaise réunionnais. « Christine nous offre une liberté totale, une grande confiance », explique sa percussionniste Anne-Laure Bourget. « Et pourtant sur scène, elle nous bluffe tous, parce qu’on ne sait jamais ce qui peut se passer… »
« Avant, je n’arrivais pas à voir la lumière, je restais concentrée sur l’ombre. »
Sur ce nouveau disque, Salem s’éloigne encore du combo percussions-voix traditionnel du maloya pour donner à la guitare et au violon une place totalement nouvelle et passionnante. En pleine possession de sa liberté, elle s’offre même un duo imprévu avec son percussionniste, Jacki Malbrouk, qui lui répond dans le morceau « Tyinbo », une chanson contre les violences conjugales que Christine a écrite après une série d’assassinats de femmes par leur conjoint, à la Réunion.
Dans ce nouveau disque, elle remercie ses ancêtres et chronique le monde d’aujourd’hui : le 13 novembre 2015 au Bataclan (évoquée en anglais dans Why War), ses combats et sa vie de « guerrière » en bandoulière (Gèryé, Mersi, Anou). Ses chroniques éclectiques mènent son collectif de musiciens vers des chemins inexplorés : des prières maloya a capella au sega en passant par le rock et le blues, et laisse parler les instruments.
« Même si je compose toujours à la guitare ou au piano, j’avais envie d’emmener la guitare plus loin, de mélanger le maloya à d’autres musiques que j’aime et d’y ajouter du violon. Je ne pas expliquer pourquoi, je l’ai entendu comme ça ! Je voulais pouvoir être ouverte et à l’écoute de ce qui peut être beau et c’est cela qui a nourri mes compositions… »
Dans Mersi, le tambour laisse plus d’espace à la voix solo et aux solos des instrumentistes. Dans un tissage d’arrangements subtils à la guitare et au violon, elle lance même un cri d’amour en français : « je t’invite à aimer » (dans « Je Dis Non »). Comme si les années de succès à travers le monde et les retours du public avaient forgé en elle des forces nouvelles. Comme si l’amour et la liberté résonnaient autrement dans sa voix grave surgie des entrailles de la terre et des mémoires, remarquablement mixée par Jean Lamoot dans Mersi.
« Oui, je crois que toutes ces expériences m’ont appris à m’aimer autrement. Pour moi la musique, c’est une façon de se retrouver et d’être libre. Aujourd’hui, je me dis que c’est à chacun de créer sa vie. Quand on est libre, on n’est plus dans la colère ou la haine. Malgré les aléas de la vie, on avance. Si on reste dans une colère ou une émotion, on reste enchaîné au passé, incapable de vivre le moment présent. Grâce à la musique, je me suis ouverte. Avant, je n’arrivais pas à voir la lumière, je restais concentrée sur l’ombre. »
Loin des cartes postales insulaires ensoleillées, la musique de Christine Salem se lit toujours comme une carte au trésor qui creuse la question des racines et des identités, et qui raconte surtout l’histoire d’un blues universel et d’une résistance d’aujourd’hui. Une résistance magnétique et sauvage comme notre époque, mais aussi bienveillante et puissante comme le chant hanté de Salem, à la fois sorcière et magicienne, capable d’enfourcher nos corps et de consoler nos âmes.
Mersi, sortie le 29 janvier 2021 via Blue Fanal.