Au Maroc, la Nayda — qui signifie « réveil » ou « debout » en darija, l’arabe dialectal marocain — désigne un mouvement festif de la jeunesse urbaine, un renouveau artistique pluriel et contestataire, « une communauté d’esprit » selon Mohamed Merhari, l’un des fondateurs du festival L’Boulevard à Casablanca, vitrine du mouvement qui a fait connaître, dès 1999, ses figures emblématiques tels qu’Hoba Hoba Spirit, Casa Crew ou le rappeur Bigg. Vingt ans plus tard, Bab L’Bluz a toujours foi en cet élan, intitulant son premier album d’après l’énergie créative du mouvement, mais pas seulement. « Nayda, c’est aussi un appel à la réflexion, à un éveil intellectuel et spirituel », explique Yousra Mansour, voix de velours du quartet. « Pour la majorité des textes, j’ai choisi un darija poétique quoiqu’assez simple, de manière à toucher tout le monde arabe : ce disque est une invitation à remettre en question toute forme de dogme. » Pour cela, Bab L’ Bluz réveille les ondes d’un son gnaoua magnétique, nourri au rock psychédélique comme à la bohème hippie, tablas et tampura indiennes nuançant par endroits l’instrumentarium du disque d’une petite touche cosmique.
Par filiation, Yousra Mansour convoque aussi un peu de l’âme anticonformiste de Nass El Ghiwane qui réhabilitait, dans les années 70, les traditions musicales populaires du Maroc et la poésie de sa langue, le darija, au gré de rythmes puissants et de textes engagés qui n’ont pas manqué d’irriter les plus conservateurs. « Nous sommes tout de même moins révolutionnaires que Nass El Ghiwane », pondère-t-elle en riant. À l’image d’« Ila Mata », premier single dont les paroles s’inspirent d’un poème de l’activiste tunisien Anis Shoshan, il est vrai que Yousra Mansour chante surtout la paix et l’amour — y compris transcendantal — et pourtant, elle n’hésite pas à s’indigner en anglais parmi les distorsions d’« Africa Manayo ».
Voir l’Afrique baigner dans la pauvreté, c’est quelque chose que nous n’acceptons pas ! Pourquoi les gens meurent-ils de faim alors que leur terre est fertile ? » demande-t-elle. « Au nom du capitalisme ou de la religion, des gens pillent les richesses, pompent les sous-sols et manipulent la population, ce n’est pas correct. »
Bambara, Hausa, Fulani, Soudanais… ainsi appelle-t-elle les peuples à se lever tout en ayant pris soin de concocter un antidote à leur colère avec « El Gamra », une ode à la lune et à ses pouvoirs de guérison, comme aux facultés thérapeutiques de la musique gnaoua.
Confluence du blues
Adolescente, Yousra Mansour et ses parents longent chaque année les rives de l’Atlantique pour assister au Festival Gnaoua et Musiques du Monde d’Essaouira, depuis 1998 un haut-lieu de transe, d’improvisation, et de traditions gnaoua en fusions — rumba, gospel, santeria, flamenco, hindoustanies, blues, reggae, jazz, rock ou yorouba. « J’ai vu tous les maâlems (« maîtres » dans les confréries gnaoua), surtout Hamid El Kasri dont j’aime la profondeur ! J’adorais aussi les artistes plus jeunes, Hindi Zahra ou Mehdi Nassouli. Peu importe la programmation, on suivait la transe ! Ce festival a créé un lien très spécial entre la musique gnawa et moi, avec le blues africain en général », affirme-t-elle.
Pas de hasard alors si, fin 2016, elle rencontre Brice Battin – un alter ego de choix- au sein du collectif Marrakech Jazz Beat, qui marie jazz et musique gnaoua. Tous deux seront les architectes de Bab L’Bluz. L’un, Savoyard basé à Lyon, aime polyrythmies et improvisation quand l’autre, fille d’El Jadida friande d’expérimentations, cherche sa voix et sa sublimation.
Marrakech, c’est aussi là que naîtra l’idée d’un projet commun, lorsque le tandem se lance dans l’apprentissage du guembri pour lui, de l’awicha pour elle, deux luths à trois cordes, totems de la musique et des rites traditionnels gnaoua. Attirés mutuellement par la transe, Yousra Mansour et Brice Bottin explorent alors les potentialités des basses hypnotiques de ces instruments pour composer les dix morceaux de Nayda, à la confluence de tous les blues africains : mauritanien, égyptien, berbère ou malien, à la source du blues du Delta américain dont on perçoit parfois l’écho transatlantique. « Marrakech est une ville qui compte beaucoup pour tous les deux. Pendant l’enregistrement des maquettes, on sortait dans la médina, on passait voir nos amis maâlems jouer sur la place Jemaa El Fna : on avait besoin de cette ambiance, de cette inspiration. C’est pas pareil à la Part-Dieu ! »* raconte Yousra Mansour, voguant désormais entre Lyon et sa ville de cœur.
Parce qu’il a de l’horizon et le sens de la fête, Bab L’ Bluz s’amuse à croiser les qraqebs (castagnettes métalliques) ancestraux avec la flûte de Jérôme Bartholomé, la batterie rock ou afrobeat d’Hafid Zouaoui, accents funk et légèreté chaâbi, invitant également deux musiciens qui se fichent bien des cloisonnements : Mehdi Nassouli sur « El Watane » pour une célébration des richesses du continent africain et Aziz Ozouss dont le ribâb — vielle à pique des Amazighs — surfe sur des boucles ambient de tampura sur l’unique reprise du disque, « Waydelel », un poème hassani de la diva du désert mauritanien Dimi Mint Abba.
Guerrière(s)
« Je ne me lasserai jamais ni de sa voix ni de sa musique. Dimi Mint Abba avait l’air d’être très forte, il n’y a qu’à voir la place qu’elle a conquise… c’est extraordinaire », explique Yousra Mansour. Plus jeune, la chanteuse s’exerce par ailleurs sur des morceaux de Janis Joplin, Oumou Sangaré, Tina Turner, Aretha Franklin ou encore Fairouz, décidément sensible à l’aura des femmes debout. « Mes idoles, des exemples, des femmes honnêtes qui ont toutes souffert », dit-elle encore, animée d’un feu qui la pousse à rendre hommage au courage et à la patience des mères sur l’ensorcelant « Yemma ».
« Ma mère ? Une guerrière ! Après le décès de mon père, elle a élevé ses cinq filles seule au milieu de la société marocaine, patriarcale et conservatrice, en menant de front une carrière d’enseignante. C’était très difficile, mais ma mère nous a toujours encouragées à suivre nos rêves sans nous soucier du jugement des autres. » Optimiste, Yousra Mansour ajoute : « Au Maroc aujourd’hui, les femmes s’imposent dans de nombreux domaines et heureusement, les mentalités évoluent dans le bon sens ». En 2004, à l’initiative du roi et d’un puissant mouvement féministe, le Maroc a notamment mis en place une réforme spectaculaire de la Moudawana, le code de la famille. Grâce à elle, les Marocaines deviennent enfin les égales des hommes et peuvent demander le divorce tandis que le mariage des mineures a été rendu exceptionnel. Dans les faits cependant, l’analphabétisme — près de 50% chez les femmes, les traditions et le contraste ville-campagne pèsent encore sur l’émancipation de nombreuses Marocaines.
« On m’a déjà reproché d’avoir choisi la musique en étant une femme », dit Yousra Mansour qui déplore son association systématique avec des mœurs de mauvaise vie. N’en déplaise aux phallocrates, le gnaoua se joue désormais au féminin car dans les pas d’Hasna El Becharia, rockeuse du désert depuis les années 70, s’élèvent aujourd’hui les voix et les guembris d’Asmaa Hamzaoui, Hind Naira ou encore le groupe Bnat Guinea mené par Sana Guinea, la fille du grand maâlem Mokhtar Guinea…. Une nouvelle génération d’artistes qui, comme Yousra Mansour, peut être fière d’avoir le blues !
*quartier de Lyon qui entoure la gare du même nom
Bab L’Bluz, Nayda (Real World), sortie le 5 juin