Ratch0pper – « ESH SAR? »
3 janvier 2021
Depuis près d’une décennie, les producteurs se taillent la part du lion au sein de la scène (t)rap mondialisée. La Tunisie n’échappe évidemment pas au phénomène. Véritable baron local, Souhayl Guesmi alias Ratch0pper est un des principaux architectes du son trap et rap tunisien, auteur en studios de hauts-faits signés pour des tauliers du game local comme A.L.A., Ktyb ou 4lfa.
Le compositeur déploie une palette sonore extra-large, aussi à l’aise sur des projets abstract et cloud (style de rap vaporeux né sur soundcloud) teintés de jazz, que des instrus vénéneuses et dirty, taillées sur-mesure pour le Cheb Terro national.
Installé depuis 2018 au sein de Bloc.C., son propre studio, Ratch0pper développe également une carrière solo, entièrement instrumentale. Son premier L.P. Faces, sorti la même année, révèle d’ailleurs tout l’amour du musicien pour le piano, le romantisme pop – on pense ici aux sorties les plus oniriques de Ninja Tune –, ainsi que de délicieuses mélodies de poche, finement ciselées.
C’est également à l’ombre de son studio que Souhayl compose et réalise tout l’univers de la jeune Koast, chanteuse franco-tunisienne polyglotte, belle promesse de la scène rap et nu-soul locale. Producteur jusqu’au boutiste, le garçon co-réalise également ses propres clips, de loin les plus intrigants et les plus créatifs mis en ligne de ce côté-ci de la méditerranée.
Koast – « SE’AAT »
6 mars 2020
Avec une de ses sneakers en Tunisie, l’autre à l’université Paris 8, où elle boucle un mémoire dédié aux analogies entre « les vies et les carrières d’Oum Kalthoum et Billie Holiday », KOAST tire son nom de son attrait pour la côte – méditerranéenne en l’occurrence – : « je suis originaire de la ville côtière de Monastir, la mer a toujours été dans ma vie » confie la jeune artiste.
Inscrite au conservatoire depuis l’enfance, saxophoniste de formation, passionnée de Jazz et rompue au patrimoine tunisien, la jeune chanteuse s’est fait les dents dans les bars et les lounge tunisiens, avant de se décider à contacter son futur producer, Souhayl « Ratch0pper » Guesmi sur Instagram : « je lui ai envoyé une petite démo et, peu de temps plus tard, nous nous retrouvions dans son studio pour mettre en boîte B-TOWN, mon premier E.P., en moins d’un mois ».
Sorti en 2019, ce six titres de progressive soul, sous sévère emprise trapologique, sera suivi par une poignée de singles vénéneux, pleins d’insolence, tous enregistrés au Studio Bloc C, le bunker tunisois de Ratch0pper : « il y a une aisance de travail avec Ratch0pper, c’est hyper agréable. J’ai trouvé en Souhayl un producteur capable de m’accompagner dans toutes mes embardées, même les plus expérimentales. Et ainsi répondre à mes influences, qui vont de Lauryn Hill, Aaliyah ou Brandy à toute la scène locale, de 4lfa à KTYB, en passant par Brotherhood. C’est extraordinaire la façon dont le game tunisien bouillonne actuellement, le mot d’ordre ici c’est unity, depuis six mois, les projets fusent dans tous les sens. » Preuve en est la sortie fin décembre 2021 de Rise of a Gang, mixtape collective qui réunit en 18 titres 4lfa, Ktyb, Brotherhood Family, Ta9chira ou Koast !
EMP1RE x WMD – « MOOT KHEER »
10 décembre 2021
Depuis près de deux décades, EMP1RE alterne les L.P.’s et les sorties d’album.
Son credo ? Un rap qui empeste la rue, une voix rocailleuse, souvent poussée jusque dans ses recoins, servie par une iconographie et des clips proches de l’horrorcore, qui mitraillent la violence à chaque image.
EMP1RE c’est LE rapper hardcore de Tunisie, qui n’hésite pas à mettre son pays en pièces dans sa musique. Pas étonnant donc d’entendre le MC s’installer – en 2018 – sur la production du morceau « Temps mort 2.0 » des rappeurs français Booba et Lino, pour une reprise arabophone bien sentie.
EMP1RE convoque à sa table des beatmakers sans concessions et puise dans les sous-genre du hip-hop les productions sonores les plus intenses pour servir ses paroles crues, ainsi qu’un flow brutal : drill de Chicago, épaisse et massive, boom bap sombre et poisseux ou drill anglaise, plus actuelle.
À ce titre, vous avez peut-être manqué « JARGON », sorti début d’année dernière : rattrapez-vous sur cette incroyable balle, flanquée d’un clip ultra-anxiogène, belle antithèse vidéo de la carte postale tunisienne habituelle.
A la toute fin de l’année dernière, le franc-tireur de la scène locale a lâché sur le web « MOOT KHEER », playlisté ici, un hit mis en boîte aux côtés de WMD, lyricist hardcoreux, également bien connu du public tunisien.
POPYTIRZ – « Sober Drunk » (صاحي سكران)
7 février 2020
« La scène rap et trap tunisoise ? Je ne sais pas. Je me sens plutôt proche d’une scène littéraire, composée de poètes romantiques, morts de préférence… Mon rappeur préféré, c’est Verlaine » s’amuse Popytirz. Depuis 2018, la jeune artiste égrenne sur la toile des traînées de paillettes et de pépites cloud, acides, farcies de kicks de 808 (boite à rythme, NDLR), de volutes d’egotrip et de réminiscences andalouses d’une enfance passée à Testour, haut-lieu du malouf tunisien.
Au contact de sa musique, on pense pêle-mêle à Syd ainsi qu’à son live band The Internet ou à la voix égarée d’une FKA twigs, paumée au fond de la médina de Tunis. « Sober Drunk », playlisté ici, contient tous les paradoxes du très instable cross-over musical qui fait le creuset des références de Popytirz : « j’écoute autant Chopin qu’Ichon, Mogwai que Bonnie Banane ou Steve Lacy. Je porte un amour inconditionnel pour André 3000 et D’Angelo » poursuit la chanteuse. « Pour moi, je fais du raï 2021 ! Je me nourris et me laisse influencer par mes faiblesses, mes états d’âmes, mes incertitudes. »
Auteure polyglotte capable d’incartades trappistes, Popytirz charbonne dans la lumière de son home studio tunisois un premier album, prévu pour 2022. Un opus précédé d’un single solo – « Chaâbi Chic » (« chaâbi » signifie « populaire » en arabe) –, co-produit par le compositeur $txev Abidov, et qui sortira le 17 février. Entre strass et crasse, il y a Popytirz : tout le paradoxe de l’époque.
Bonus : Grab the mic, avec les Insoumuses d’Anouk Durocher
Photographe nantaise exilée à Bruxelles, Anouk Durocher s’est installée une demie année au cœur de la scène hip-hop féminine tunisienne. Elle en a tiré les Insoumuses*, son mémoire de Master en Sciences Politiques, ainsi qu’une exposition photographique, collection sensible de portraits des membres du mouvement local.
Là où la scène électronique tunisienne – beaucoup plus lisse politiquement –, a permis à quelques figures féminines de s’élever, la scène rap, beaucoup plus rugueuse politiquement, présente des obstacles, disons, d’une autre ampleur : « qu’elles soient Dj’s, breakeuses, rappeuses ou organisatrices d’événements, elles font toutes face au sexisme ambiant, aux difficultés d’accès aux études d’art et à la culture en général. Elles se débattent avec des questions autour de leur légitimité, de leur identité ou de leur engagement militant » constate la jeune photographe. Résultat ? Dans une société largement dominée par le patriarcat, où les femmes cherchent encore les moyens de faire entendre leurs voix « l’émergence du hip-hop féminin en Tunisie reste un phénomène ultra-récent. La scène tenue par les meufs est composée d’une trentaine d’activistes, toutes disciplines confondues, là où j’ai pû recenser plus de cent artistes masculins. »
Bien que ralentis, parfois empêchés, les processus créatifs féminins se manifestent de plus en plus dans l’espace public tunisien : des graffeuses à des chanteuses comme Koast ou Popytirz en passant par Lilia Ben Romdhane, le refus des injonctions sociétales se solidifie et les premiers jalons de la déconstruction sont posés. Consciemment ou pas d’ailleurs : « il faut se méfier d’une vision occidentale qui réduirait ces créatives à des porte-voix automatiques. Le rapport au féminisme, ici comme ailleurs, est bien plus complexe. Les Tunisiennes du mouvement ont des rapports pluriels quant à la place du féminisme dans leur musique. Leurs engagements sont tous singuliers, la façon dont elles se le représentent diffère selon leurs expériences. »
« J’aime à citer la féministe franco-tunisienne Gisèle Halimi » ajoute Anouk Durocher. « Alors qu’elle nous a quittés il y a peu, son combat nous rappelle ‘combien le sujet politique du féminisme, aussi complexe soit-il, peut-être encore nourri de leur parole et de leurs révoltes‘. »
* Les Insoumuses, engagement féministe et arts urbains dans la Tunisie post révolutionnaire, par Anouk Durocher Hallien, sous la direction de Fréderic Louault. Mémoire de Master en Sciences Politiques, orientation relations internationales, Université Libre de Bruxelles – 2020.
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