Ce jeudi, un visage déjà bien connu à Casablanca sort sa première mixtape, Moroccan Dream. Dix titres qui marquent une nouvelle étape dans sa carrière, celle d’un autodidacte qui croit en lui, et au rêve marocain. Portrait.
Deux cultures, et un seul choix : être autodidacte
Né au Maroc en 1997, d’un père camerounais et d’une mère marocaine, Tagne est le fruit d’un mélange qui se retrouve jusque dans sa conception de la vie. Loin des rivalités, il cultive l’échange et les rencontres pour progresser dans l’accomplissement de soi. Une démarche guidée par l’honnêteté et la simplicité incarnée par son nom de scène, puisqu’il s’agit de sa véritable identité : Ilies Tagne.
Bien qu’il soit le seul musicien de sa famille, très jeune, son environnement est marqué par la musique : à la maison, il écoute des classiques de la musique marocaine avec ses oncles et ses tantes, notamment Latifa Raâfat qui a largement participé à la découverte du darija (dialecte marocain) dans le reste du monde arabe. Tandis qu’aux côtés de son père, organisateur d’événements à destination de la diaspora d’Afrique subsaharienne, il écoute de la musique camerounaise, ivoirienne et congolaise.
« Mon père organisait des soirées différentes. Parfois dans des boîtes, des festivals ou des kermesses. Je jouais à côté de la scène, des lumières, des micros, dès mes six ans, chaque week-end, je voyais ça de près. » Une proximité qui lui a permis de rencontrer de nombreux artistes, dont quelques légendes vivantes que son paternel et lui écoutaient énormément : « Quand j’avais neuf ou dix ans, un jour on m’a dit de venir à l’hôtel pour rencontrer Koffi Olomide et ses danseurs. C’était la première fois que je rencontrais quelqu’un que j’écoutais tous les jours, ça m’a marqué. À l’époque, il n’était pas très connu au Maroc, mais avec la communauté africaine qui vivait ici, le concert était complet. Même les Marocains qui ne le connaissaient pas, rien qu’en le voyant avec ses chaînes, ses danseurs et gardes du corps, ils se demandaient de qu’il s’agissait. »
Et puis, dans son monde musical, il y a bien sûr le rap qu’il écoute, et le film de 50 Cent qui le marque. C’est à l’âge de quinze ans que Tagne se met à rapper officiellement en publiant son premier morceau, « Te7te Men 9obbia » (en dessous de ma capuche). Si ses anciens titres ne sont plus présents sur internet, Tagne les conserve sur son ordinateur : « Quand je les écoute, ça me donne une force incroyable, car je me rends compte du chemin parcouru. Je me suis orienté tout seul, avec le temps, les défaites, les réflexions, les dépressions, etc. J’ai tout fait avec la logique et l’observation, c’est comme ça que j’ai pu me trouver. »
Avec une industrie du rap quasi inexistante au Maroc, Tagne n’avait pas d’autre choix que de se développer en autodidacte. À tel point qu’il confie avoir le sentiment de n’avoir commencé la musique que cette année. « Au Maroc, il n’y a pas de directeur artistique, je suis le seul musicien de ma famille, donc t’es amené à te découvrir tout seul, et ça prend du temps. Maintenant je fais une musique que j’ai moi-même envie d’écouter. En encore, quand je vois ce que produisent d’autres artistes, je me dis que j’en suis qu’au début. »
Pour atteindre son niveau actuel, il a écumé tous les studios de Casablanca pendant près de dix ans en commençant dans le studio d’Al Nasser à l’époque du collège : « C’est un rappeur engagé et respecté par le public pour son discours. Il avait sa place dans le petit cercle du rap marocain, et pour moi, enregistrer dans son studio c’était quelque chose. »
Multipliant les connexions avec les artistes de sa génération, il forme le groupe Xacto avec Madd et rejoint le Wa Drari Squad de Shayfeen au milieu des années 2010, lui permettant de se familiariser avec la scène : « Moi et Madd, on a fait plein de concerts et showcases avec Shayfeen, ça nous a enlevé cette boule au ventre qui vient de la peur de l’inconnu. »
À la poursuite du Moroccan Dream
Suite à cette expérience de groupe, il se lance en solo et acquiert une petite notoriété qui facilite le contact avec des artistes comme Stormy ou Khtek qui écoutaient Xacto. Aujourd’hui, ils se retrouvent en featuring sur son prochain projet dans « Fratello », le plus gros hit de Tagne à ce jour, et rejoignent un casting casaoui de qualité aux côtés de Draganov et Snor, pour ne citer qu’eux.
Il s’intègre ainsi au mouvement d’effervescence que connaît le rap marocain depuis quelques années et vise à redonner espoir à toute une génération en prouvant que même sans industrie, on peut atteindre ses rêves à force de détermination et travail.
« Aux États-Unis, il y a l’American dream. On dit que toute personne qui travaille dur obtient ce qu’il mérite. Au Maroc on dit que seuls les fils de riches s’en sortent. Tout ça, ce sont des préjugés qu’on imprime dans la tête des gens et qui les bloquent. Je connais plein de gens talentueux dans mon quartier, mais juste le fait de croire en eux pour enregistrer, clipper et réaliser le truc comme ils le voient, ils se disent que ce n’est pas pour eux… J’ai envie que les jeunes se disent que tout est possible. Il faut avoir une ligne directrice et y croire, ça ne veut pas dire que tu vas y arriver à 100 %, mais au moins à 50 %. »
Avec Moroccan Dream, Tagne décline ce concept de différentes manières en s’intéressant aux relations humaines et ce qu’elles entraînent. « C’est lié à mon entourage, mes gars du quartier, aux artistes marocains que je connais et aux jeunes qui se débrouillent. »
Doté d’un timbre de voix grave enrobé d’autotune, Tagne développe des mélodies mélancoliques qui confèrent une atmosphère aérienne et touchante à ses morceaux. À l’instar de « Routine », l’un des quatre extraits annonçant sa mixtape, où il s’intéresse à la routine vis-à-vis des parents, celle du quartier qu’on a parfois envie de quitter, mais qui nous manque quand on s’en éloigne, de la zone de confort… « Je pense que la plupart des jeunes vont se retrouver dans mes sons, car parfois, en racontant des choses qui m’arrivent, je sens que les gens vivent presque la même chose. Ca me rappelle qu’on est tous pareils et que personne n’est au-dessus des autres. »
De la même manière, avec le clip tristement poétique de « Flouka » (barque), réalisé par son manager Hakeem Erajai (également manager de Madd et Small X), Tagne pointe une croyance commune : celle qui anime tous ces jeunes persuadés qu’ils ne pourront s’accomplir qu’au-delà de leurs frontières, quitte à perdre la vie lors de la traversée : « Au Maroc, dans certaines régions, le seul sujet des jeunes c’est ça. Ils n’ont pas de passion, rien à faire, pas de métier… Pour eux, le seul objectif est de passer de l’autre côté, pour eux c’est un rêve. Mais des fois, est-ce que ce qu’on souhaite est vraiment bien pour nous ? Les personnes dont je te parle n’ont jamais vu l’Europe et ont des idées faussées, car même là-bas des gens galèrent. Si t’as pas d’ambition pour ton projet ici, tu vas avoir de l’ambition là-bas ? Tu peux même être aux États-Unis et qu’on te dise qu’il n’y a rien à faire qu’il faut aller chercher ailleurs. Mais non, tu fuis seulement la réalité. »
« L’espoir, ça représente tout dans la vie, ça te permet de vivre. Je ne peux pas m’imaginer vivre sans rien foutre ou sans savoir ce que j’ai envie de faire. Ça, je ne peux pas, autant me suicider. » Pour cultiver l’espoir et se donner les moyens de ses ambitions, Tagne s’inspire avant tout de son entourage et des personnes qui réussissent après avoir longuement travaillé dans l’ombre. À l’image de son ami Achraf Laazar, aujourd’hui footballeur international marocain évoluant au poste de latéral gauche à Newcastle. « Je me rappelle que son père l’emmenait aux entraînements à moto, il faisait attention à lui. Il y a eu un suivi, du travail réalisé depuis ses sept ans. Ce sont des choses que les gens n’ont pas vues. J’ai des amis qui ont ouvert des commerces, des restaurants et je sais très bien qu’ils ont charbonné pour y arriver. »
Toucher puis repousser l’horizon
Investi dans le rap depuis dix ans, Tagne n’en vit que depuis un an. Une nouvelle étape qui lui donne, plus que jamais, l’envie de se concentrer sur son inspiration et poursuivre sa progression. Tombant presque à point nommé, le confinement (qui se poursuit toujours à Casablanca avec des déplacements limités) lui a permis de se plonger dans sa bulle avec deux amis et enchaîner les sessions studios : « Je toplinais le son le soir, on se levait vers 11 h, je rentrais direct au studio et j’écrivais sur la topline de la veille. » Ainsi de suite.
Il en a également profité pour réaliser la pochette de son projet. D’une grande beauté, elle capture Tagne sur le toit d’un immeuble, entouré de personnes cagoulées et armées d’instruments de musique. Comme s’ils utilisaient l’art comme un moyen d’affronter les préjugés et conquérir les cœurs.
Désormais signé en distribution chez Believe avec sa structure Tanaprod, Tagne a trouvé le partenaire idéal pour l’accompagner dans son processus créatif depuis qu’il a rencontré Hakeem Erajai : « Avec Hakeem ça fait pas longtemps qu’on bosse ensemble et on aborde des sujets qui me concernent de manière très profonde. On s’emmerde sur des petits détails. S’ouvrir à 100 %, parler de ses défauts ou de ce qui ne fonctionne pas, c’est compliqué… Mais lui sait comment le faire et je le comprends exactement. À l’époque où je devais balancer la mixtape [courant 2019], il s’est avéré que je devais tout recommencer à zéro. J’aime quand on me pousse. Il y a eu une direction artistique de sa part, et là je sens que c’est beaucoup mieux. »
Motivé à élever sa musique toujours plus haut et conscient qu’il peut toucher de nouveaux publics, Tagne réfléchit déjà à sa prochaine mixtape, qu’il espère boucler en mars-avril. Fan des monuments du raï Cheb Hasni et Cheb Bilal, Tagne est aussi un auditeur assidu et un observateur chevronné des nouvelles sorties, comme les projets de Freeze Corleone et Damso. « J’ai aimé QALF, car tu sens qu’il faut respecter le projet, même si tu ne kiffes pas, il y a du travail derrière en termes de recherche et d’inspiration. Il m’a donné envie de faire un putain d’album. Quand un artiste ressemble un peu à tout le monde, ça ne marche pas. Rien que pour ça, je respecte la démarche et tous les artistes marocains, car je sens que chacun a son univers. »
Également fasciné par les artistes nigérians, leur capacité à exporter leur musique et la qualité de leurs mixages, Tagne rêve de feater avec des artistes comme Wizkid ou Burna Boy. « Je me bute à Burna Boy, je l’ai connu avant qu’il pète. Quand je vois des artistes nigérians à 40 000 abonnés sur YouTube, je sais que dans moins d’un an ils vont tout péter. Leurs sonorités touchent tout le monde, même comment ils font ressortir leur son, c’est incroyable. Je sais que pour l’album, j’aimerais avoir des grosses têtes et montrer aux gens qu’au Maroc tout est possible. »
Moroccan Dream, disponible le 29 octobre 2020.