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Billie Holiday, la voix brisée de la liberté
© Michael Ochs Archives/Getty Images - DR

Billie Holiday, la voix brisée de la liberté

Nourri d’archives inédites, le passionnant documentaire Billie retrace la vie de cette grande dame du jazz, harcelée par le pouvoir pour son combat contre la ségrégation, et détruite par la violence des hommes.

Mars 1939, New York : sur la scène du Cafe Society s’élève une longue plainte qui va rentrer dans l’Histoire. Pour clore son gig (concert), une jeune étoile du jazz fait sensation en racontant les « fruits étranges » pendus aux arbres du sud des États-Unis, les corps noirs balayés par la brise, l’odeur de chair mêlée au parfum des magnolias. Dans une salle enfumée de cabaret, Billie Holiday vient de donner vie à « Strange Fruit », déchirant poème sur les lynchages des Noirs qui perdurent alors, malgré la fin de l’esclavage. L’Amérique blanche ne lui pardonnera jamais.

Tout au long d’une existence cernée par la tragédie, Billie Holiday payera au prix fort d’avoir rompu les lois de l’entertainment (le monde du spectacle et du divertissement) pour dénoncer la ségrégation qui gangrène son pays. Féministe, bisexuelle, cocaïnomane, amoureuse de visons et de belles cylindrées, elle aura été bien trop libre pour son époque. « C’était un génie qui s’est battu avec acharnement contre ceux qui voulaient l’écraser pour avoir osé chanter la vérité », résume James Erskine, l’auteur du passionnant documentaire Billie, récemment sorti dans les salles françaises, qui exhume des centaines d’heures d’entretien avec ses proches.

Quand le génie de « Lady Day » éclot dans les années 30, le jazz est loin d’être free. La politique reste à la porte des cabarets où les Américains viennent s’encanailler aux sons des big bands et oublier le péril hitlérien qui monte de l’autre côté de l’Atlantique. Hormis Count Basie, les grands noms du jazz sont alors blancs et bien sages : le bien nommé Paul Whiteman ou le clarinettiste Benny Goodman. La cultural appropriation n’a pas encore été théorisée mais elle fait déjà son œuvre.

Billie (bande annonce)
Une vie de violences 

Née pauvre à Baltimore en 1915, élevée seule par sa mère, Billie Holiday doit d’abord se battre pour sa survie avant de songer à éveiller les consciences. Contrainte de se prostituer à l’adolescence, Eleanora Fagan de son vrai nom endure très tôt la violence des hommes, qui, toute sa vie, voudront la posséder et la régenter. Bravant l’adversité, Billie Holiday refuse de se voir en victime, agonit d’injures ceux qui lui veulent du mal et, au milieu du chaos et des humiliations, cultive un don venu de nulle part : une voix langoureuse et mélancolique, qui tire les larmes et fait frissonner l’échine. « J’ai toujours voulu chanter comme Louis Armstrong jouait de la trompette », dira-t-elle.

Repérée au tournant des années 30 par le directeur artistique John Hammond, elle grave ses premières galettes et rejoint les prestigieux orchestres de Benny Goodman, Count Basie puis celui d’Artie Shaw où elle est à la fois la seule femme et la seule noire. Sur la route, les brimades sont innombrables. Lors de tournées dans le Sud, elle doit passer la nuit dans le bus pendant que les musiciens dorment dans un hôtel interdit aux coloured people. Dans les restaurants, elle commande systématiquement un second plat qu’elle remise dans son sac au cas où, la fois suivante, on refuserait de la servir. Et dans l’État du Kentucky, sa simple présence sur scène provoque une émeute après qu’un shérif local a lancé à la cantonade : « Qu’est-ce que cette pute noire va chanter ? » 

Billie Holiday, moment de détente avec ses musiciens, 1939 © Don Peterson – DR
« Il a fallu sacrifier Billie » 

Sa carrière en pâtit. À la fin des années 30, Artie Shaw décide de se séparer d’elle : l’hôtel Lincoln à New York offre à son orchestre des gigs réguliers mais interdit d’entrée les noirs. « Il a fallu sacrifier Billie », se souvient le guitariste Al Avola dans le documentaire Billie. Lady Day sent par ailleurs le souffre. Grande consommatrice d’herbe, elle devient addict à l’héroïne, à la cocaïne et défie la bonne société en multipliant les conquêtes, masculines comme féminines. « Elle était comme un homme même si elle était très féminine », dira le saxophoniste Lester Young, son compagnon de route et confident. Derrière cette carapace percent toutefois les fêlures, la peur de l’abandon. « Quand Ella Fitzgerald disait ‘mon homme est parti’, on pouvait penser qu’il était allé à la boulangerie. Quand Lady Day le chantait, on voyait le mec loin sur la route avec ses bagages et on savait qu’il ne reviendrait jamais », tranche le pianiste Bobby Tucker.

En 1939, quand elle décide d’interpréter « Strange Fruit », poème écrit par un militant communiste juif, elle est là encore guidée par une souffrance intime : deux ans plus tôt, son père est mort d’une embolie après avoir été refoulé d’un hôpital en raison de sa couleur de peau. « ‘Strange Fruit’ me rappelle la manière dont papa est mort mais je dois continuer à le chanter, pas simplement parce que les gens le demandent mais parce que, vingt ans après la mort de papa, les choses qui l’ont tué ont toujours cours dans le Sud », explique-t-elle dans son autobiographie paru en 1956.

Cet hymne aux droits civiques — magnifié par Nina Simone et massacré des années plus tard par Kanye West — fait aussitôt scandale. « C’est le morceau le plus inhabituel jamais entendu dans un club de jazz », s’écrie le Time Magazine. Face au tollé, Columbia, sa maison de disques, refuse de l’enregistrer et « Lady Day » se retrouve aussitôt dans le viseur du FBI.
Après des années de surveillance policière, 55 grammes d’héroïne sont retrouvés en 1947 dans sa voiture à Philadelphie. Billie Holiday plaide coupable et sera incarcérée un an.

Billie Holiday – « Strange Fruit » Live 1959 [Reelin’ In The Years Archives]

À sa libération, en 1948, elle remonte sur scène avec les plus grands noms du jazz (Duke Ellington, Charlie Parker…) mais retombe dans la drogue avant d’être à nouveau arrêtée à San Francisco. Surtout, elle se jette de nouveau entre les griffes d’amants violents et malveillants, son manager John Levy d’abord et surtout Louis McKay, un mafieux qui la dépouillera de sa fortune. Malade, affaiblie et ruinée, Billie Holiday finit par accepter d’être soignée mais le bureau des narcotiques ne lui offre aucun répit. En 1959, des policiers vont jusqu’à la menotter sur son lit d’hôpital. Elle n’en réchappera pas. Elle meurt peu après, à l’âge de 44 ans, sans avoir pu assister à la fin de la ségrégation.

Jusqu’au bout, une question taraudera ses proches : quelle force l’a continuellement poussée vers des hommes abusifs qui ont causé sa perte mais à qui elle pardonna tout ? La réponse se lit peut-être entre les lignes de son morceau fétiche, le sublime « Don’t Explain », où elle s’adresse à un amant infidèle.

Calme-toi, ne m’explique rien
Tu es ma joie et ma peine
Ma vie est à toi, mon amour
Ne m’explique rien

« Don’t Explain »
Billie Holiday © Charles Hewitt/Getty Images – DR
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