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The Pan African Music Magazine
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Temps troublés, solaire Adé

L’afropéen Adé Bantu, créateur du festival Afropolitan Vibes à Lagos, nous revient avec son collectif BANTU et l’excellent Everybody Get Agenda. Dans le contexte troublé du Nigéria, cet album prend un relief particulier. Portrait.

Adé Bantu a depuis longtemps troqué les dreadlocks de ses débuts, lorsqu’il était MC à Cologne, contre un chapeau d’élégante facture, sans pour autant sacrifier ses idéaux de jeunesse. L’antiracisme et la lutte contre les injustices ont en effet toute leur place dans Everybody Get Agenda, son dernier opus aux tonalités afrofunk enregistré à Lagos, mixé à Cologne et masterisé à Los Angeles.

L’agenda d’Adé ? Engagé forcément : «Faire de la bonne musique et protester contre le statu quo. Les politiques globales sont porteuses de peur, de division. On ne s’écoute plus. Chacun est dans sa chambre d’écho individuelle, avec des gens partageant les mêmes opinions sur les réseaux sociaux. On est choqués par la résurgence des idées conservatrices et de l’autoritarisme avec des gens comme Trump. Mais on ne fait pas attention aux choses quand elles se développent. Et une fois que c’est devenu cette espèce de monstre, il n’y a plus grand-chose à faire contre! Comme chacun a un agenda, il faut être à l’écoute et se demander quel est le mien ? Pour quoi je me lève? Quelle est ma politique personnelle? Quelles sont mes convictions? Pour quoi suis-je prêt à me battre?»  Le titre de l’album vient du refrain du morceau « Cash and Carry », l’un des plus forts de l’album, qui dit « Everybody get agenda with a mercenary enterprise » (chacun a un agenda avec une entreprise mercenaire). «C’est comme si nous étions devenus des mercenaires, des soldats à enrôler», dénonce Adé.

Germanité plurielle

Né en 1971 à Londres, Adé est le fils d’une mère allemande et d’un étudiant nigérian parti tenter sa chance en Europe. Pour la musique, Adé a grandi bien entouré : ses parents écoutent du James Brown ou du Barry White. Son oncle était batteur pour le roi de la Juju music King Sunny Adé, et lui-même découvrira Bob Marley, Public Enemy, DeLaSoul, John Coltrane et bien sûr Fela«Enfant, Fela Kuti était une figure mystique pour moi», se souvient-il.  En 1986, il a seize ans quand sa famille s’installe en Allemagne. «J’ai découvert le hip-hop, qui était notre rock’n’roll!» Trois ans plus tard, Adé est l’un des pionniers du mouvement dans le pays de Goethe avec le groupe Exponential Enjoyment puis Weep No Child en 1993. Mais c’est un autre projet, Brothers Keepers, un collectif de rappeurs afro-allemands, qui va lui donner une notoriété nationale. D’autant que les crimes racistes qui secouent l’ex-Allemagne de l’Est donnent encore plus de résonance à leur combat : «On a fait deux albums, Lightkutur et Am I My Brothers Keeper contre le racisme institutionnel, questionnant l’identité allemande.» 

En 2007, le groupe apparaît dans le documentaire Yes I Am de Sven Alfer. «À l’époque, il n’y avait pas dans le pays le débat sur une « germanité plurielle » qu’on peut avoir aujourd’hui. Pour un pays situé au milieu de l’Europe, c’est un paradoxe qu’il y ait toujours ce stéréotype de l’Allemand blond aux yeux bleus. Alors que les présences noires, turque, asiatiques, remontent à des années. Il y a toujours du contrôle au faciès en Allemagne. L’officier de police s’adresse à un noir en anglais comme si nous n’étions pas Allemands!» 

Et l’Afrique dans tout cela ? Elle est au cœur du projet BANTU, conçu comme un collectif, formé à l’origine en 1996 avec son petit frère Abiodun (Don Abi), le futur chanteur de reggae Patrice, et Amechi. «On a toujours été panafricanistes — d’où cet acronyme BANTU pour « Brotherhood Alliance Navigating Towards Unity », c’est-à-dire « l’alliance fraternelle avançant pour l’unité ». C’est aussi une référence aux migrations du peuple bantou et au surnom du leader sud-africain Steve « Bantu » Biko.  En 2005, sur leur premier album éponyme, BANTU, on trouvait le duo basse-batterie jamaïcain Sly and Robbie, mais aussi les frères rappeurs sénégalais de Pee Froiss et Positive Black Soul côtoyés à Cologne. « On était jeunes, on voulait être un super groupe, le ‘Wu Tang clan de l’Afrique’ avec l’énergie de Method Man ou de Ghostface Killah. La musique a aussi cette capacité d’unifier les gens. »  

Mais sa plus grande fierté, dit-il, reste le coup de fil d’un certain… Harry Belafonte. Adé est alors au volant de sa voiture sur une quatre voies à Lagos et il manque même d’avoir un accident sous le coup de la surprise. « Allo, c’est Harry Belafonte, je veux te voir à Berlin. » Le résultat en studio ? Une reprise de « Don’t Give Up » des Brothers Keepers qui sera utilisée en 2011 dans le biopic du chanteur caribéen Sing Your Song. « Notre grand-mère était tellement fière de nous », se remémore Adé. « Harry est le Forrest Gump de l’Histoire. Il a connu tout le monde, Malcolm X… Sans lui, il n’y aurait pas d’Obama, car il a contribué à ce que le père d’Obama obtienne une bourse. » 

Afropolitan Vibes

En 2009, Adé qui revendique « le meilleur » de ses deux identités, sans les opposer, décide de s’installer à Lagos. Mais la scène musicale à l’époque n’a rien à voir avec celles de Paris ou de Berlin.  « Il n’y avait pas grand-chose pour une ville de vingt millions d’habitants à part le Shrine de Femi Kuti et les concerts highlife de Victor Olaiya (décédé en février dernier) au Stadium hôtel. La plupart des musiciens devaient jouer soit dans les hôtels ou dans les églises. »

Adé décide d’innover avec une recette originale, un plateau réunissant trois artistes invités : une légende « un peu oubliée », une figure de l’afropop, et un jeune artiste en devenir. Parti de façon confidentielle, avec une centaine de personnes issues de l’entourage d’Adé, l’événement cumulait (avant la Covid) entre 2000 et 3000 spectateurs. « Tout le monde y a joué : Yemi Alade, Seun Kuti, Burna Boy, Patrice, Akua Naru, Didier Awadi… On a posé plus de 170 actions en sept ans. On essaie de mettre en valeur les artistes féminines, qui trop souvent sont sous-estimées dans la pop. L’entrée coûte environ 1,70 euro pour être accessible à tous. On dit que chacun est un VIP. Et puis ça profite à tout le monde, quand Burna Boy ou Yemi Alade jouent chez nous ça les incite à se produire en live avec un orchestre… »

Résolument, Adé croit en l’échange intergénérationnel. En 2017, l’album Agbederos International de BANTU comportait un titre avec le regretté Tony Allen. « Il m’a enregistré une partie de batterie. Je lui ai demandé combien il voulait d’argent ? Il m’a répondu qu’il avait payé la session! Il y a un proverbe yoruba qui dit : la seule façon d’avancer est d’utiliser la sagesse des anciens et des jeunes.  Pouvoir enregistrer avec lui ou avec Ebenezer Obey est une expérience indélébile. On veut passer le relais, mais on veut aussi apprendre d’eux. Si j’en suis là, c’est parce que des aînés ont vu des choses en moi. C’est ce qui manque parfois même en Afrique. Avec l’urbanisation et la politique, il y a eu une rupture générationnelle. On ne se parle plus. Je peux critiquer WizKid et Davido, par ailleurs, parce qu’ils parlent d’argent facile et de faire la fête. Mais avec Afropolitan Vibes, on est dans une démarche d’ouverture. Si on les invite, quelque chose de positif en sortira. »

COVID oblige, les grands concerts ne sont pas autorisés au Nigéria. Afropolitan Vibes est donc en stand-by. « Le système de santé est défaillant au Nigéria et nous ne voulons pas prendre la responsabilité que des gens modestes s’exposent », précise Ade, qui déplore les conséquences économiques catastrophiques pour les populations, et dénonce les dangers auxquels s’exposent les voix discordantes, comme celle de Seun Kuti (invité sur le titre « Yeye Theory »).

BANTU – Disrupt The Programme
En trois titres

Mais revenons au « dernier-né » de BANT; Everybody Get Agenda, avec trois titres saillants, sur le fond comme sur la forme : « Water Cemetery » (cimetière aquatique) est celui qui nous prend le plus aux tripes, avec une introduction de piano et des intonations de tambour parleur (talking drum). « Cette chanson a été la plus compliquée à écrire. Je n’ai pas vraiment de solutions. Je pose beaucoup de questions. Quand tu vois des corps flotter dans l’eau ou des gens mourir dans le désert du Sahara et que tu constates à quel point l’Europe est détachée, tout comme les leaders africains. Quand des gens sont parqués dans des camps, pour certains pendant plus de quatre ans, dans l’attente du traitement de leur dossier : il y a un problème. Ou quand des pays comme la Pologne ou la Hongrie refusent de prendre leur part (d’accueil des réfugiés, NDLR)… On se demande ce qu’il est advenu de notre humanité commune. » L’artiste se demande pourquoi il n’y a pas eu concernant les réfugiés un mouvement équivalent à celui de Black Lives Matter après la mort de George Floyd ? « Ce sont aussi des êtres humains, africains pour nombre d’entre eux, qui cherchent à passer en Europe pour vivre une vie meilleure. La plupart meurent, environ 40000 entre la Méditerranée et le Sahara. Je regarde cette tragédie avec les deux points de vue : européen et africain. Au final, c’est le futur du continent qui meurt en mer.»

« Animal Carnival » est sans doute le plus férocement drôle de l’album. Derrière les cuivres et le rythme enlevé, la parabole de ce carnaval des animaux se fait grinçante. « La corruption a atteint un niveau paroxystique au Nigéria », explique Adé. « Une membre du bureau de l’Éducation nationale qui a volé des millions de nairas a invoqué pour sa défense l’esprit d’un serpent qui aurait avalé l’argent. Ça a fait le buzz sur les réseaux sociaux. Deux semaines plus tard, un sénateur a dit devant des caméras : ‘Mon collègue a expliqué que si l’argent avait disparu, c’est qu’il avait emmené les billets dans sa ferme et que des singes les ont volés.’ De la part d’un sénateur, ce genre d’argument paraît totalement irréel ! ». Si Adé a fait cette chanson, c’est pour dire « que je n’ai plus envie de rire : des gens volent notre argent, nous tendent leur majeur et nous disent : ‘Vous ne pouvez rien y faire !’ Le Nigéria n’est pas une ménagerie. Les animaux se sont emparés du pays. »

« Disrupt the Programme » (perturber le programme) est un hommage aux combats de Fela, de Malcolm X, et aux mobilisations sociales à la sauce 2.0 « Ça parle de gens se levant pour faire respecter leurs droits. Il y a une nouvelle génération d’Africains connectés qui expriment leurs colères et leurs frustrations sur Instagram, TikTok, Twitter… Je leur dis qu’il faut passer à l’échelon supérieur. Ça ne suffit pas de s’exprimer sur les réseaux sociaux. Il faut descendre dans la rue, comme l’ont fait les Algériens, les Soudanais, les Égyptiens, et ce qu’on essaie de faire au Nigéria. Des dictatures autoritaires réémergent en Afrique et dans d’autres endroits du globe. Il faut être physiquement présents contre ces états qui nous détruisent. Il faut donc perturber le programme. J’utilise la métaphore du sable dans le gari (farine de manioc) qui gâche le plat. On doit perturber leur vie quotidienne « by any means necessary » !

Au moment de notre entretien, Adé ne se doute pas encore que des manifestations massives vont se déclencher pour protester contre le SARS (Special Anti-Robbery Squad), une unité spéciale de la police réputée pour ses méthodes violentes. La sanglante répression (12 morts) a laissé le Nigéria en état de choc. Le contexte rend l’écoute du dernier album d’Adé Bantu encore plus indispensable.

Everybody Get Agenda de BANTU, maintenant disponible.

BANTU – Everybody Get Agenda (album complet)
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