Le 15 mai 2006 à Paris s’éteignait la Mama du Raï, Cheikha Rimitti. Malgré les années, la sulfureuse diva, figure tutélaire du raï, est toujours boudée par les officiels de son pays et, hélas, beaucoup d’intellectuels algériens.
Née Saâdia Bedief en 1923 à Tessala, région agropastorale de l’Ouest algérien, Rimitti grandit orpheline et connaît les affres de la pauvreté et des années de nomadisme en compagnie des musiciens de la confrérie populaire soufie el Hmadachia. Ballottée de village en village avec ses acolytes, elle fait la connaissance dans les années 40 du virtuose flûtiste Cheick Ouled Ennems et débute dès lors sa carrière de chanteuse. Se produisant principalement dans les cafés et cabarets, antres de la culture « underground » algérienne, elle vociférait « Rimitti, Rimitti ! ». Une déformation phonétique de « Remettez ! Remettez ! (un verre) » en s’adressant allègrement aux serveurs des bars. Ainsi, son sobriquet était né, et sa carrière lancée.
En 1954, elle sort Charrak gatta, (Coupe lacère), un disque produit par Pathé. La chanson éponyme évoque subtilement le culte de la virginité. Outrageusement charnelle, sa musique défit la censure et célèbre l’amour, les étreintes interdites et le suave goût de l’ivresse. Des thèmes parfois à peine murmurés, mais qui détonnent dans une société qui prône un conservatisme puritain. Dans « Hak swalhek hak » (Prends mon nombril) elle va jusqu’à raconter ses ébats.
Prends mon nombril
« Hak swalhek hak »
Prends ton dû
Prends mon nombril
Prends ! Mon amour
Sur mon nombril, tu t’abreuveras de whisky
Prends ! Embrasse ! Prends ton dû
[ ] Prends, enivre-toi !
Quand le raï faisait échos à la Révolution algérienne
Durant la Guerre d’Algérie, sa voix se fait résistance en reprenant les chants populaires comme « Oued Chouly »en hommage a la bataille éponyme de 1956, où tomba le combattant Rais Benallal ou encore « Naouri ya ghaba w dargui el moudjahidine » (Luis, forêt ! et cache les Maquisards) et « Ya Ouled el Djazair » (Ô, enfants de l’Algérie). Elle reprend aussi le poème contestataire « S’hab el Baroud » (Les compagnons de la Poudre) de Houari Hanani. Ce texte subversif, écrit en 1931, est une ode aux résistants de la première heure et une réponse à l’ostentatoire commémoration du Centenaire de la colonisation française en Algérie. Au fil des reprises hélas, le texte originel fut altéré par les raïmen contemporains.
Les compagnons de la poudre
« S’hab el Baroud »
Les compagnons de la poudre et de la carabine
Ils portent la poudre
Et ont allumé la mèche
Les chants révolutionnaires produits avant et durant la guerre d’Algérie font partie intégrante de l’acte de résistance anticolonialiste. Mais réactualisés dans le contexte post — indépendance, certains chants patriotiques prennent alors des airs de propagande en véhiculant la vision totalitaire du FLN — Front de Libération National — devenu parti unique au lendemain de l’Indépendance, et qui pour mieux asseoir son monopole exclut les diverses composantes d’une Algérie plurielle (dont dont l’amazighité, identité culturelle berbère). Des textes emblématiques comme « Hamat al majd » (Les cimes de la gloire), « Anchidou ya chabab » (Chantez), « Chaabou al Djazaïr Mouslimoun » (Le peuple algérien est musulman) ou encore « Ya Chahid El Watan » (Ô, martyr de la patrie) incarnent l’expression d’une identité de façade inhérente aux valeurs du puritanisme Panarabe.
À l’aune de cette dynamique dominatrice, Rimitti qui a chanté la révolution se trouve, à l’instar de beaucoup d’artistes du terroir, exclue et occultée du champ médiatique algérien et son engagement pour la révolution négligé, voire dénigré. A-t-elle subi les affres de sa condition de femme libre ? Ou est-ce sa ruralité qui a valu le mépris de la bourgeoise citadine ?
Ladysou Al’Uzza et Madame H, les deux protagonistes toulousaines d’origine algérienne qui ont décidé de mettre à l’honneur la chanteuse dans leur Nina Rimitti Project expliquent « Rimitti est honnie, encore de nos jours, par les Algériens y compris ceux de la diaspora du milieu bourgeois. Elle est pour nous un modèle de femme libre et farouchement révolutionnaire. Elle est notre matrimoine. Faire coexister deux icônes telles que Nina Simone et Rimitti et les fédérer autour d’un projet musical est un vibrant hommage que nous rendons aux femmes rebelles qui prêchent la religion de l’amour ». Et de conclure : « la sulfureuse image de Rimitti prime, dans l’imaginaire des étriqués et puritains et fait oublier à plus d’un, son génie musical, la structure de ses chansons et la force de sa voix. »
En 1964, Rimitti brille par son absence lors du Colloque national sur la musique algérienne qui s’est tenu à Alger. Elle cristallise le déni que l’État voue aux anticonformistes. Il est vrai qu’avec ses tatouages ethniques amazighs, son franc-parler et sa musique qui suinte le foutre et le foin, elle contraste avec la pensée unique officielle. À sa sortie des geôles du pouvoir en 1965, un autre oublié de l’Histoire, le poète Bachir Hadj Ali rendit visite à son amie Rimitti et augura à la Diva et son raï un prospère avenir. Opposant au régime et secrétaire communiste au sein du PCA (Parti Communiste Algérien) l’auteur de la thèse « Qu’est-ce qu’une musique nationale ? », officielle, avait vu juste.
En 1978, Rimitti s’installe en France et sa musique transcende les barrières culturelles et rayonne. En 1994, c’est l’année de tous les succès, l’album Sidi Mansour invite une pléiade de rock stars : Flea, le bassiste de Red Hot Chili Peppers, Robert Fripp et East Bay Ray de Dead Kennedys. Rimitti est propulsée sur la scène internationale. Ses nombreux albums : de Ghir al Baroud (1996), à N’ta Goudami (2005) en passant par L’étoile du Raï (2001) sont très bien accueillis par le public occidental.
Sa chanson « Nghni kima nbghi » (Je chante comme je veux), résume sa philosophie.
Laissez-moi chanter comme je veux
« Nghni kima nbghi »
Le ghiwen et le guellal sont nés le même jour
Laissez-moi chanter
J’ai appris le jeu de la gasba jeune
Laissez-moi chanter comme je l’entends
Laissez-moi chanter comme je l’entends
Rimitti a vécu affranchie. Libre des diktats. Libre de chanter. Libre d’aimer. Elle est la digne héritière des Cheikhates, figures féminines controversées de la culture populaire algérienne, vaillantes poétesses qui professaient la religion de l’amour, n’en déplaise au patriarcat.