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Les objets parlent, Cheryl Ann Bolden transmet leur mémoire
Cheryl Ann Bolden

Les objets parlent, Cheryl Ann Bolden transmet leur mémoire

Le 7 mai prochain, PAM diffusera le documentaire The Keeper réalisé par Mariette Auvray, consacré à Cheryl Ann Bolden. Cette artiste a fondé son musée itinérant et sensible, qui connecte les gens à l’histoire noire. Rencontre à Paris.

Sans le documentaire de Mariette Auvray, The Keeper (la gardienne), bientôt diffusé sur la chaîne YouTube de PAM, vous n’auriez peut-être — comme moi — jamais eu l’occasion de connaître Cheryl Ann Bolden… et ça aurait été sacrément dommage ! Car cette femme mûre et réfléchie, volubile, sensible et drôle a un parcours des plus atypiques. Surtout, elle a développé un rapport à l’histoire qui passe par les objets et les rapports intimes que nous avons avec eux. Cheryl raconte l’histoire : son histoire personnelle comme l’histoire collective des noirs, en vous faisant toucher du doigt des objets personnels, des documents qu’on lui a donnés ou qu’elle a retrouvés, comme si se rapprocher de ces vestiges du passé redonnait vie à tous ceux qui furent les grands oubliés de l’histoire officielle, celle racontée par les « vainqueurs ». Née dans le New Jersey, fille d’un des premiers pompiers noirs de la ville, cette insatiable chercheuse a fait le tour du monde – avec escales en Afrique — avant de s’établir il y a un peu plus de vingt à Paris. Elle a installé son atelier-musée baptisé « Precious Cargo » (précieuse marchandise) à Aubervilliers, et n’hésite pas à le transporter dans les écoles pour interroger les stéréotypes, et susciter la discussion avec les jeunes générations.

Avant de la découvrir le 7 mai dans le documentaire The Keeper, de Mariette Auvray, PAM l’a rencontrée, pour faire les présentations. Enrichissant… et funky.

N’oubliez pas d’activer le rappel pour la premiere ! ?

Cheryl, vous dîtes souvent que vous êtes Africaine-Américaine depuis six générations. Vous avez fait des recherches sur la généalogie de votre famille aux États-Unis ?

Un peu, on sait qu’en Georgie, il y avait ce Britannique qui avait des esclaves. Je n’ai pas fait de recherches approfondies, mais j’ai pu remonter cette histoire de ma grand-mère à mon arrière-arrière-grand-mère. Par contre, je ne sais pas exactement d’où je tire mes origines en Afrique, et ce n’est pas un problème pour moi, au contraire… c’est peut-être même mieux en un sens, comme ça je peux me sentir originaire de partout en Afrique. Et pour moi, c’est très important de dire que je suis américaine et africaine. D’abord parce qu’au temps de l’esclavage, nous étions considérés comme des Africains, ce n’est donc pas nouveau. Nous ne sommes pas venus de Chine, ou de Russie, mais bien d’Afrique ! Ensuite, nous avons été appelés « gens de couleur » (colored), « Nègres » (Negro) ou « négros » (nigger) qui est un terme péjoratif… Mais dire « Africain-Américain » c’était une manière d’affirmer la fierté de son héritage. Dire que nous sommes africains nous redonne de la fierté. Si on vous a dépouillé de votre fierté, le cœur de cette idée révolutionnaire (qui vaut pour les Africains du continent) c’est d’assumer l’Afrique, de revendiquer que l’Afrique est votre terre.

Déjà dans les années 60, il y avait cette idée de retrouver l’estime de soi, en portant ses cheveux au naturel, en affirmant une idée de la beauté. Car qu’est-ce que la beauté ? Qui décide de ce qu’est la beauté ?

Moi j’ai commencé à porter des dreadlocks dès l’adolescence, et bien sûr comme j’étais à l’école catholique c’était mal vu, ma grand-mère non plus n’aimait pas ça. Mais comme j’avais le cheveu épais, les dreadlocks étaient la chose la plus naturelle qui soit, et j’ai dû l’assumer. En traînant à New York, dans le Village ou à Harlem, j’ai rencontré des Africains-Américains qui portaient déjà les dreads dans les années 70. J’étais à mi-chemin entre une hippie et une militante panafricaniste revendiquant son africanité. Et j’ai aussi compris que j’étais une authentique Américaine, et que la « Yes we can attitude » n’était pas réservée aux seuls blancs, et que j’avais moi, femme de couleur, les mêmes droits que n’importe quel Américain… mais qu’il faudrait me battre pour cela. Je l’ai compris très jeune, même si ce n’était pas aussi consciemment formulé : toute ma vie, j’ai été confrontée à cette question de la race.

Cheryl Ann Bolden, à l’âge de 17 ans © David Booker, Archives personnelles C.A. Bolden

Comment vous est venue cette passion pour la collecte et la conservation des objets ?

J’aime dire que je suis « une clocharde ». Après avoir étudié l’acuponcture, je voulais aller faire des études en Chine, et devenir un « médecin aux pieds nus » qui va dans les villages et soigne les gens. Mais à l’époque, la Chine était fermée (aux Américains, NDLR) et j’ai eu un boulot de maître-nageuse en Alaska, et c’est à travers l’université d’Alaska que j’ai eu la possibilité de partir étudier à Pékin (à croire, en me donnant le visa, qu’ils n’avaient pas compris que l’Alaska faisait partie des États-Unis). Je n’ai jamais été communiste ou apparentée, mais je voulais aller en Chine pour voir un système différent. Voilà pourquoi la Chine m’intéressait. Mais en réalité, après quelque temps là-bas, j’ai trouvé ça vraiment déprimant. Alors je suis partie pour l’Australie.

Quel que soit l’endroit où j’allais, déjà en Alaska, les autochtones me demandaient de parler de l’histoire et de la culture africaine-américaines, et donc je me suis retrouvé dans cette position d’ambassadrice, de porte-parole de ma culture. Ce fut le cas aussi en Chine, où à l’université on m’a demandé de parler de la condition noire. Idem en Australie, j’ai parlé d’histoire noire. Jusqu’alors je n’avais pas mesuré l’importance de la culture et de l’histoire des Africains-Americains pour les gens vivant en dehors des États-Unis. Et je m’y suis retrouvée plongée parce que les gens m’y ont poussée avec leurs questions. C’est là que j’ai commencé à voir mes ancêtres autrement que comme des victimes : à les penser comme des « gens mis en esclavage » — le mot est choisi) — plutôt que comme des « esclaves ». J’ai donc vu mes ancêtres qui, même « mis en esclavage », étaient d’abord et avant tout des humains qui ne pouvaient se résumer à des victimes.

En Australie, j’avais rencontré des Aborigènes : eux qui étaient les autochtones connaissaient les mêmes problèmes que nous, les Africains-Américains. Des peuples auxquels ont avait enlevé leur terre, et si vous arrachez les gens à leur terre ils perdent leur culture, ils boivent, s’entretuent et finissent par mourir. Et j’ai trouvé le même rapport avec les Maoris en Nouvelle-Zélande, et même en Chine avec les Ouïghours.

Finalement, après l’Australie je suis retournée aux États-Unis au début des années 80, avec en tête l’idée de faire davantage de recherches sur l’histoire et la culture américaine, mais d’un point de vue différent. J’ai pris un travail à Ash Lawn, la maison de James Monroe (président d’États-Unis de 1817 à 1825, NDLR) juste à côté de Monticello (maison de Thomas Jefferson, président de 1801à 1809, NDLR). À cette époque, les sociétés d’histoire n’étaient pas très ouvertes à parler de l’esclavage, qui restait une histoire enfouie et n’était pas intégrée à l’histoire américaine. Vous êtes Américain, et puis à côté de ça il y a cette culture séparée de ceux qu’on appelle esclaves et qui sont en réalité des êtres humains qui ont construit les États-Unis en échange… de rien. J’ai donc embauché comme guide dans cette maison, et je devais parler des peintures, du mobilier… Quant aux cases réservées à ceux qu’on avait mis en esclavage, personne ne nous avait jamais dit d’en parler — de toute façon c’était assez mal ressenti qu’on parle de l’esclavage. Et moi qui pensais : attendez un peu, ces gens — les Thomas Jefferson, les James Monroe, et tous les autres propriétaires d’esclaves… S’ils n’avaient pas profité de ces gens mis en esclavage, ils n’auraient jamais pu accomplir ce qu’ils ont accompli. C’est la réalité ! Et quand les gens disent : « oh c’était il y a si longtemps ! », il n’en reste pas moins que certaines lois conçues à l’époque sont toujours en vigueur et permettent de nous maintenir en bas de l’échelle sociale. Moi, j’étais pleinement consciente que nous étions d’authentiques Américains, et que nous avions contribué au développement de ce pays. Ah… et puis j’ai été virée !

C’est alors que j’ai ouvert la galerie Bolden et le musée Precious Cargo. Et des gens autour ont commencé à me faire don de documents liés à l’esclavage, qui parfois étaient restés dans la famille. J’en ai qui sont des avis d’impôts : car quand vous possédiez un esclave, il était considéré comme votre propriété et vous deviez payer une taxe, donc il était compté au nombre des biens imposables. Au début je n’ai pas mesuré l’importance de tous ces documents qu’on m’apportait, et puis j’y ai vu un signe : certains étaient même visuellement très beaux, mais surtout ils en disaient long : quand vous voyez écrit « deux nègres » et « cinq chevaux » sur la même ligne, ça montre la valeur qu’on accordait aux humains, comparée à celle des animaux. Et ça pour moi c’était très important, et ça m’a poussé à démarrer ma collection, en fouillant dans ma famille, mais aussi les antiquaires du coin où j’ai commencé à acheter toute sorte d’objets, dès lors qu’ils étaient liés ou représentaient des noirs. Voilà comment le musée Precious Cargo est né.

À quand remonte votre premier voyage en Afrique ? J’imagine que pour vous comme pour beaucoup de noirs américains, c’était quelque chose d’important…

À Newark, il y a avait des Africains. Et Harlem, c’était comme l’Afrique. Quand j’habitais en Chine, j’avais rencontré l’ambassadeur du Sénégal et donc quand je suis allée au Sénégal, en 1985, j’avais un point de chute. « Oh mon dieu que c’est beau » me disais-je évidemment une fois arrivée… C’était une sacrée expérience que d’aller sur l’île de Gorée d’où embarquaient les esclaves pour les États-Unis, c’était triste, et l’on sentait l’énergie des gens qu’on avait réduits en esclavage dans ces endroits. Je me suis rendu compte qu’on était bien dans une ancienne colonie française, ça se sentait, et ça aussi c’était un aspect intéressant. De mon côté, j’ai passé beaucoup de temps à faire du shopping, car ma galerie était avant tout une galerie d’art africain, et donc j’ai voyagé ainsi en bus, en train, en voiture tout le long de la côte : Côte d’Ivoire, Ghana, Togo, Nigeria, Kenya, Éthiopie, Zimbabwe…. Je voulais aller en Afrique du Sud, c’était avant la prétendue « fin » de l’apartheid. Mais arrivée à la frontière, je me souviens m’être dit : je ne suis pas sûre finalement de vouloir y aller, avec mes dreads, ce n’est peut-être pas une si bonne idée. Et j’ai renoncé. Mais j’ai été très marquée par l’Afrique.

Vous me permettrez un raccourci dans votre histoire : au début des années 90 vous avez habité le Portugal, puis l’Allemagne, la Grande-Bretagne, le Mexique…. Qu’est-ce qui vous a amenée en France, où vous vivez depuis lors ?

Ma fille est née quand je vivais à Londres. Je suis partie pour le Mexique pour vivre au bord de la mer avec elle, et c’est là que j’ai rencontré cet Allemand qui avait fait son doctorat à la Sorbonne. Quand ma fille a eu deux ans, nous sommes venus nous installer avec lui à Paris, dans le 5ème arrondissement. Voilà comment je suis arrivée ici. Et je suis restée : j’avais un enfant, un amoureux avec lequel nous comptions nous marier… mais ne l’avons pas fait, et ça m’a joué de vilains tours, car j’ai fini par me retrouver sans-papiers. Donc je comprends bien ce que c’est que d’être noire et de vivre sans-papiers. Mais j’ai eu la chance de rencontrer des gens bien qui travaillaient dans les services sociaux et m’ont aidée à obtenir ma « carte de séjour ». Et puis, j’ai eu le soutien de l’ambassade des États-Unis pour emmener mon musée « Precious Cargo » dans les écoles, et c’est ainsi que cette idée de musée itinérant a pris corps. Celle d’aller dans les écoles avec des documents originaux et des œuvres, pour parler d’histoire, mais vue à travers les yeux d’une artiste.

Qu’est-ce que vous voulez dire par « parler d’histoire, mais vue à travers les yeux d’une artiste » ?

Comme j’ai eu la bénédiction d’avoir une très belle vie, j’incorpore mon histoire personnelle : donc quand je vous montre un document et que je le commente, je peux le réinterpréter pour qu’il devienne encore plus réel à vos yeux, bien plus que s’il était enfermé dans une armoire en verre. Par exemple, j’ai des chaînes d’esclave que vous pouvez prendre et manipuler. Je crois qu’en tant qu’artiste, vous pouvez ouvrir des débats sur la signification de ces objets, et le récit de mon histoire personnelle contribue à les humaniser. Car parfois on peut se demander : comment l’histoire (particulièrement l’histoire universitaire, même la meilleure qui soit) fait écho à notre vie ? Comment elle a joué sur la vie de quelqu’un de votre entourage ? Je ne suis ni historienne ni activiste, mais en tant qu’artiste je peux ajouter ma touche. Le fait que j’intègre mon histoire à moi aide les gens à ouvrir un peu plus leur esprit et les pousse à faire leurs propres recherches. Car les gens doivent faire des recherches : il y a tellement d’informations accessibles aujourd’hui qu’on n’a plus aucune excuse de ne rien savoir sur certains sujets.

Vous intégrez votre histoire, celle des gens qui vous ont transmis ces objets, et il y a cette dimensions du toucher que l’on voit bien dans le documentaire The Keeper. Pourquoi est-ce important de toucher ces objets de mémoire ?

Eh bien, ce n’est pas pour rien que mon projet s’appelle Musée Précious Cargo. Car je crois que les musées sont des endroits extraordinaires pour leur force d’enseignement, pour leur force d’éveil artistique. Mais dans les musées en temps normal on ne peut rien toucher. Donc j’avais envie qu’on puisse associer à cette culture visuelle celle du toucher : apprendre à toucher, apprendre la texture et la valeur de ce qu’on touche. La valeur de conserver des choses que votre grand-mère aurait sans doute jetées, comme des lettres ou des photos. Et ainsi, par exemple, les chaînes dont je parlais, celle qui servaient à mettre les gens en esclavage : quand vous les prenez, elles sont lourdes – et vous pouvez ressentir ce que ça représentait de les porter aux chevilles. Quand je les apporte dans les écoles, certains jeunes sont terrifiés, et d’autres ont envie de les prendre et de les porter, et ils jouent littéralement avec… ce qui est super, car ils ont transformé ce sentiment premier : celui de dire « mon Dieu comme c’est lourd ! ». Bien sûr que c’est lourd, mais d’un autre côté le fait qu’ils jouent avec leur ouvre l’esprit, ils tirent de l’objet son énergie, et ça fait comme un cercle dans lequel ils jouent avec les chaînes, et en même temps les respectent.

J’essaie aussi de me démarquer de cette manière qu’ont les musées ou les universitaires de mettre les gens à distance. Or c’est important que les jeunes comprennent qu’il n’est pas obligatoire d’avoir un doctorat pour connaître l’histoire. J’encourage bien sûr ceux qui le veulent à poursuivre dans cette voie, mais ce n’est pas un passage obligé. Et je leur dis qu’ils peuvent ouvrir leur propre musée, et qu’ils peuvent faire ce genre de choses sans être bardés de diplômes… je crois que c’est très important : il faut dépasser l’idée qu’on se fait de l’éducation, en particulier de nos jours. Qui va dans les grandes écoles ? Qui a le droit de transmettre l’information ? Qui interprète cette information ? C’est vraiment très important.

À partir du 7 mai, sur la chaîne YouTube de PAM, retrouvez Cheryl Ann Bolden dans The Keeper, le portrait que lui a consacré la réalisatrice Mariette Auvray. Pensez à cliquer sur la petite cloche de la premiere YouTube !

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