Mory Kanté : un griot majuscule s’en est allé
Par Vladimir Cagnolari
22 mai 2020
Le chanteur et griot guinéen s’est éteint ce 22 mai à Conakry. Il fut à la fois celui qui fit entrer avec fracas les musiques d’Afrique au sommet des charts occidentaux, et l’héritier d’une immense tradition. PAM publie l’entretien inédit qu’il nous avait accordé : il y revient sur son histoire… avant « Yéké Yéké ».
« Je me suis dit qu’il fallait faire le bilan : Tout ce que j’ai fait, est passé devant moi comme un film. Le bilan est positif : j’ai participé à l’émancipation de la musique africaine dans le cadre de la musique universelle » nous confiait Mory Kanté lors de cette interview accordée à PAM dans les loges de la salle Pleyel, à Paris. Nous étions en novembre 2017, et il s’apprêtait à recevoir le Prix SACEM des Musiques du Monde, une reconnaissance pour l’ensemble d’une carrière bien remplie. Celle d’un griot devenu mondialement connu, premier artiste africain à avoir vendu des millions de disques et tenu de longues semaines durant, en cette année 1988, la tête des charts européens. J’avais douze ans et « Yéké Yéké » était la toute première chanson africaine qui passait en boucle sur les radios pop (comme NRJ) pourtant peu coutumières du fait. J’étais fasciné par le son de la kora, les chœurs, et cette langue pour moi inconnue que j’imitais dans un yaourt qui aurait bien fait rigoler les descendants de l’Empire du Mali. Certes, cette chanson, dont c’était la seconde version boostée à coups de synthés, fit le bonheur et aussi le handicap du Guinéen, qu’elle allait poursuivre tout au long de sa carrière, pourtant productive (son dernier disque, un conte musical trempé dans la tradition, recevait en 2019 le prix de l’Académie Charles Cros).
Pour ma part, au début des années 90, je découvrais que ce fameux « Yéké Yéké » n’était que la face émergée de l’iceberg, celle d’un Mory Kanté qui à quarante-sept ans conquérait le monde, mais avait derrière lui un riche passé. J’avais 17 ans quand mon frère musicien me fit entendre sa version de « Soundiata, l’exil » enregistrée en 1975 avec le Rail Band de Bamako. Énorme. Magnifique. Un classique magistralement ouvert par Djelimady Tounkara, aussitôt rejoint par les cuivres, avant que ne s’installe la rythmique, calme et sereine, ouvrant devant elle les horizons du vieux Mandé pour que s’y déploie la voix de Mory Kanté, chanteur et conteur d’un épisode crucial de l’épopée de Soundiata, son exil forcé avec sa mère, Sogolon Condé, que PAM vous racontait ici.
Oui, bien avant le Rail Band, bien avant les années abidjanaises de Mory Kanté, et donc bien avant « Yéké Yéké », il y avait cet immense passé dont, dès l’enfance, il avait été instruit pour qu’à son tour il le transmette. Son destin de griot était écrit, même si personne ne savait encore qu’il serait un « griot électrique » et planétaire. Pour lui rendre hommage, et évoquer sa mémoire, rien ne valait de l’écouter parler, lui, de cet héritage, dans cet entretien inédit. Que la terre de ses ancêtres lui soit légère.
Mory, vous êtes né en 1950 à Albaderia, dans la région de Faranah, et vous êtes le dernier d’une fratrie de… trente-huit enfants ?
Pas tout à fait le dernier, mais on était les avant-derniers d’une grande famille. Mon père a vécu 109 ans et ma mère 93 ans, je suis de cette famille, et ce furent ces griots-là qui furent les compagnons de l’indépendance de la Guinée, avec le Président Ahmed Sékou Touré. Ma maman (Fatoumata Kamissoko, NDLR) était une grande griotte. À la veille de son décès, elle a appelé un de ses petits-fils pour l’accompagner au balafon, c’était rare de la voir chanter à la maison. Elle avait 93 ans. Le lendemain, elle est décédée. C’était comme mourir sur scène. C’était sa manière de dire au revoir.
Notre frère aîné, Kanté Facelli, qui était aussi le directeur artistique des Ballets Africains, a été ministre de la Culture de la Guinée. Et il est décédé dans un accident d’avion entre Prague et Casablanca. Parmi les enfants de mon père, il y a eu aussi les Kanté Manfila (Balla et ses Balladins), Sekou Kanté, Kanté Diarra (l’un des meilleurs guitaristes de la Guinée), une grande sœur qui s’appelle Mama Kanté (la plus grande cantatrice en Guinée, elle était incroyable mais vraie), et puis aussi des ingénieurs, etc…
Et moi, je suis un musicien. Moi, on m’a enlevé de l’école pour m’envoyer au Mandingue apprendre mon métier : la tradition orale, pour être un vrai griot, sinon un grand griot. C’est vrai, le métier de la musique a prévalu sur ma vocation de griot, mais j’ai fait connaître les griots dans le monde.
On vous a enlevé de l’école ?
Oui, on m’a enlevé de l’école où j’étais pourtant parmi les meilleurs : je bûchais sur le syllabaire de Mamadou et Bineta, mais je passais le reste du temps soit avec la guitare soit avec le balafon. On avait des oncles qui nous faisaient la troisième école : il y avait l’école coranique, l’école des blancs, et l’école de la tradition orale – la plus difficile. Il fallait apprendre à parler, à écouter les vieux, les suivre lors des séances. Quand j’avais quatre ans, mes oncles m’ont offert un petit balafon, parfaitement accordé, on m’asseyait avec mon petit balafon, et (quand je jouais) les mamans, les jeunes filles, les garçons me donnaient des coqs, des cabris ou des moutons en récompense.
C’est là qu’ils m’ont découvert et il ont dit : « celui-ci, on va pas casser sa vocation, il va partir ». On m’a remis à ma tante maternelle, Ma Damba Kamissoko, connue de tous au Mali. Une grande chanteuse, inimaginable. On m’a envoyé chez elle à Bamako. Et elle, elle m’a envoyé en brousse (il rit).
Pour suivre une initiation ?
C’était extraordinaire. Là, c’est la grande découverte de la vie même, c’est pas de l’amusement, c’est l’initiation. C’est extraordinaire de voir les maîtres : il y a une discipline à suivre, apprendre l’intelligence, la sagesse, l’abnégation, la sincérité, apprendre à être humble, exemplaire. Le griot qui informe les gens, le peuple, la société, il faut qu’il soit exemplaire sur le plan disciplinaire, de l’éducation, de la vérité, de l’intégrité, donc c’est très très important.
Kouyaté, Diabaté, Sissoko. On connaît ces grandes familles de griots. Toi qui t’appelles Kanté, du nom de Soumangourou Kanté (l’ancien roi qui fut le rival de Soundiata Keita, empereur du Mandé), tu te définis aussi comme griot ?
On est griot du côté maternel. Soumangourou Kanté était un chef, un grand chef mystique, d’autres disent qu’il était sorcier. Son père, Sosso Balla Kanté était le chef du royaume du Sosso quand le père de Soundiata était le roi du Mandé. La naissance de Soumangourou Kanté était extraordinaire, il avait trois mamans. Leur père était un marabout qui était venu islamiser, il était d’origine mauritanienne. Et il a demandé au père de Soumangourou d’adhérer à l’Islam s’il voulait épouser une de ses filles, mais lui voulait les trois, qui étaient des triplées. Les trois soeurs tombèrent ensemble enceintes, et accouchèrent toutes les trois dans la même case d’un seul et même enfant, Soumangourou. C’est incroyable, mais vrai.
On ne peut pas rentrer dans tous les détails, mais Soumangourou est devenu roi du Sosso, et il avait des forces surnaturelles, c’était un grand homme qui tenait tête à tous les peuples et à toutes les nations qui l’entouraient. Moi je viens de Bambangana, le fils de Soumangourou, et de ce fils jusqu’à moi je connais l’histoire… sur près de 800 ans.
Si les Kanté ne sont pas des griots, dans l’épopée mandingue, il est dit que Soumangourou joue du Balafon.
Soumangourou est lié aux griots, parce que les vrais griots ce sont d’abord les Kouyaté. La seule lignée de véritables griots c’est les Kouyaté, et c’est Soumangourou qui les a baptisés, qui leur a donné un nom, et en même temps le sens de leur vie, leur vocation.
Le premier balafon, c’est lui qui l’a créé, mis au point, et joué. Or, Balla Fasséké Kouyaté – qui était le griot de Soundiata – a pris cet instrument à l’insu de Soumangourou et, instantanément il a su le jouer. C’était mystique. Il a chanté les louanges de Soumangourou. Alors le roi du Sosso a dit que c’était bien d’être ovationné par une autre personne que soi-même, que les éloges sont mieux dans la bouche d’une autre personne.
Il a donné le balafon à Balla Fasséké Kouyaté, et il lui a donné un nom avec beaucoup de significations : kunkun ban tantanba sege ani babi Kouyaté, niani niani ani kambasiga (tout ça c’est des noms) et il lui a dit : tu porteras le nom que je vais te donner. Tout le monde te doit le respect, parce que tu es mon griot.
À l’époque, au Mandingue, c’était la guerre entre Soumangourou et Soundiata Keita. Comment est-elle venue ? les gens souvent le savent pas. Soumangourou était l’ami du père de Soundiata. Ils avaient un pacte : « si je meurs avant toi, je te confie mon royaume ». Le père de Soundiata est mort, et le grand frère de Soundiata a chassé Soundiata et sa maman en exil, j’ai même chanté cette histoire avec le Rail Band. Soumangourou était énervé : mon ami est mort, sa famille se déchire. C’est alors qu’il a dit « je vais envahir le Mandingue ».
Soundiata, lui, s’est mis dans la guerre à cause de Balla Fasséké, son griot. Car Soumangurou qui voulait le garder lui a coupé les tendons. Soundiata était fâché, il voulait son griot, et c’est ça qui a amené la guerre entre le Mandingue et le royaume du Sosso. Et puis Soundiata a gagné la guerre a Kirina (à côté de Koulikouro, au Mali) (…).
Soumangourou est devenu nyamakala (terme qui désigne les gens de caste, NDLR), sa descendance est noumou, c’est à dire « forgeron ». Les forgerons ont une place incroyable mais vraie au Mandingue, Soumangourou était très fort dans la fabrication des armes, et jouait donc aussi balafon. Mais nous autres, nous sommes des griots parce que nos mamans sont des griottes. Et après une guerre, c’est comme pour Charlemagne et autres, après la guerre ceux qui flattent peuvent donner place à ceux qui ont gagné. L’histoire est comme ça. Et quand elle est dans la bouche des griots, ce sont eux qui transmettent la tradition orale.
Soundiata lui aussi a beaucoup œuvré pour les griots, il a donné une place privilégiée à Balla Fasséké Kouyaté. Quand il partait conquérir un autre pays, il mettait Bala Fasséké à sa place : les griots, c’est pas n’importe qui !
Revenons à Bamako, après votre initiation. Quels étaient vos débuts avant d’entrer dans le Rail Band ?
Avant d’entrer dans le Rail Band, j’étais avec les jumeaux de Lafiabougou, deux jumeaux très connus, des Diabaté de Banankoro, en Guinée (à côté de Niagassola), et c’est là que j’ai rencontré le vieux Batrou Sékou Kouyaté qui m’a donné cette kora-là. Là, j’ai formé un groupe « apollo » (orchestres qui animaient les cérémonies et les bals de quartier, NDLR), j’ai eu tellement de succès que pour adhérer au Rail Band c’était un problème, parce que le groupe marchait bien, et les filles refusaient leur mari à cause de moi : « je n’aime pas mon mari parce qu’il n’a pas pris Mory pour mon mariage. » À ce moment j’étais chanteur, et guitariste. Après les jumeaux, j’ai eu le groupe avec Mady Sylla Kouyaté, et j’ai adhéré à ce groupe avec mon oncle Djelimady Kamissoko, qui est décédé. Le Rail Band, ils sont partis voir ma tante : « votre petit là, il chante bien il a du succès, est-ce qu’on peut le mettre dans le Rail Band ? » À l’époque Salif (Keita, NDLR) était le chanteur titulaire, mais le chef d’orchestre Tidiane Koné et le directeur Ali Diallo ont tout fait pour que j’adhère. Je devais écouter l’avis de ma tante, je la respectais. J’ai amené le balafon dans le Rail band, j’étais guitariste et quand je faisais mon répertoire, dans ces cas-là, je jouais la guitare solo et je chantais.
Un jour, Senghor nous a invités à Dakar pour aller jouer la bas, et notre guitariste Baba Nabé a fui pour aller rejoindre l’Orchestra Baobab de Dakar (il rigole)… et il n’y avait pas de guitariste donc tout de suite le chef d’orchestre m’a dit : « tu prends la guitare, à partir d’aujourd’hui tu es un guitariste-chanteur ». Et après on est revenus à Bamako, et un jour, on ne trouve plus Salif : il est parti avec mon grand frère Kanté Manfila dans les Ambassadeurs. Il s’agissait de trouver un guitariste pour que je devienne le chanteur lead mais moi, j’étais habitué à la guitare, je leur ai dit de chercher un chanteur, ils ont insisté et ils sont partis chercher Djelimady Tounkara qui était dans l’orchestre national A, on a sympathisé, et on a fait la passation.
Avec le Rail Band, vous avez enregistré le superbe Soundiata, l’exil que vous avez évoqué. Mais Salif lui aussi avait enregistré un Soundiata avec l’orchestre.
Il a chanté mais il n’a pas raconté l’histoire, il chantait « Nankoumandjan, » c’est une partie des lignées des Keita du Mandingue, il a chanté ça, et aussi Soundiata, mais dans la version chantée, et moi j’ai fait la version chantée et raconté l’histoire. En racontant l’histoire, il faut dire l’authentique, la vérité.
Vous descendez de Soumangourou Kanté, Salif Keita de Soundiata Keita. Les deux furent ennemis. Est-ce que ça créait une rivalité entre vous ?
Pour moi un Keita c’est un notable. Il y a même ce totem entre nous, on est des sanankou (cousins à plaisanterie, NDLR), il y a le sanankouya (cousinage à plaisanterie) entre nous jusqu’à maintenant, et moi je l’ai considéré ainsi. On était jeunes, c’était l’insouciance.
Et jusque maintenant, c’est ça qu’il y a entre nous, moi et Salif. Nos femmes sont très amies, et il y a ce pacte-là entre nous, et moi j’ai une très grande considération pour ça. On n’a pas eu la chance de continuer dans le même groupe. La tradition dit que les Keita ne doivent pas chanter, mais je trouve que le monde doit évoluer, Salif a chanté et ça a été bon pour lui.
À la fin des années 70, pourquoi êtes vous partis à Abidjan ?
À l’époque, dans tous les orchestres on était comme des fonctionnaires, et on trouvait qu’on était pas bien payés, alors on a protesté. Certains chefs se sont fâchés, et on a commencé à nous « redresser », alors tout le monde a fui (rires). Je suis parti seul à Abidjan. Il y a un ami, Madou Sanfo, qui m’a donné un appartement, une petite villa à Marcory Sicogi. Il m’a payé des instruments, et je lui ai dit : « donne moi les moyens d’aller prendre le Rail Band, Djelimady (Tounkara) est un grand ami, je ne peux pas le laisser derrière moi ». Je les ai mis dans l’avion et on a recommencé. (le Rail Band devient ainsi le Super Rail Band à Abidjan, NDLR). Il y avait les amis dont certains comme Cheick Tidiane Seck sont encore là aujourd’hui, c’était un très bon groupe.
Et puis certains ont décidé de rentrer au Mali, et moi je voulais rester pour voir d’autres choses. Et comme l’amour des instruments traditionnels est venu à moi il y a très longtemps, j’ai formé un groupe acoustique traditionnel. J’avais l’un des meilleurs balafonistes qui ait jamais existé : Djelymory Djan Kouyaté, le fils de feu El Hadj Sory Kouyaté de l’ensemble instrumental national de Guinée. Il était professeur de musique à l’institut national des arts d’Abidjan. Et avec lui, on a formé cet orchestre rien qu’avec des instruments traditionnels : moi j’étais à la kora, il y avait mon petit frère Djeli Moussa Diawara auquel j’avais donné le bolon pour faire les basses. On jouait dans un grand restaurant à Abidjan qui s’appelait le Climbier, au plateau. On a interprété le slow de Barry White quand il est venu, il a même pleuré quand il a entendu ça, et il s’est mis à chanter. Johnny Pacheco est venu aussi, on a joué « El Manisero » avec lui. Pareil pour tous ceux qui passaient par Abidjan (des musiciens du Nigeria, du Ghana, des Américains, les Cubains d’Aragon… ).
Dieu m’a donné cette faculté de moderniser les instruments traditionnels. Un jour il y a un Américain, Gerald Theus qui est venu manger au Climbier, tout de suite il a dit qu’il fallait qu’il me produise. Il travaillait pour Ebony Records à Los Angeles, donc on a été là-bas pour enregistrer (l’album Courougnéné). J’ai fait six mois mais ma maman m’a demandé de rentrer. Et là, toujours à Abidjan, j’ai fait un grand ballet de 76 personnes sur le modèle des Ballets Africains. Et on a joué la même nuit au Centre Culturel Français, nous et les Ballets Africains de Guinée. La plupart de mes artistes ont ensuite adhéré au groupe de Souleymane Koly (l’ensemble Koteba, NDLR). J’étais en tangence entre la tradition et le moderne.
Et quel a été le signal de départ pour Paris ?
J’étais déjà allé à Paris en 1982, j’avais fait trois mois mais je n’avais pas pu tenir : la solitude… je m’en suis retourné à Abidjan. Il y a un Nigérian qui s’appelle Aboudou Lassissi (producteur installé à Abidjan), il m’a amené à Paris, et là j’ai fait (l’album) Mory Kanté à Paris en 1984 (où figure la première version de « Yéké Yéké », NDLR), et je fus découvert par « Tintin », Philippe Constantin (patron de Barclay, NDLR) . C’était lors de mon concert à la Mutualité, on a joué les titres de l’album, et là il a dit « je le signe ».
À partir de là, la carrière internationale de Mory Kanté s’emballait pour de bon, et après l’album Ten Cola Nuts, la nouvelle version de « Yéké Yéké » sur l’album Akwaba Beach (1987) le propulsait au sommet.