Il est l’un des guitaristes les plus originaux de la scène française, au sens large. Car voilà, cet autodidacte surdoué habite à Pointe-à-Pitre, à des milliers de kilomètres de nos oreilles, et ses passages par Paris sont aussi rares que guettés. L’une des dernières fois c’était pour le Gwoka Pwojè, le 13 septembre 2020 dans le cadre de Jazz à La Villette, soit la réunion autour de lui de certains des tout bons jeunes jazzmen guadeloupéens émigrés de ce côté de l’Atlantique : le pianiste Jonathan Jurion, auteur d’un remarquable hommage au saxophoniste Marion Brown, et trois tambours qui comptent désormais sur la scène hexagonale : Arnaud Dolmen, Olivier Juste, et Sonny Troupé. « Christian est un exemple inspirant et un maillon incontournable dans l’histoire du gwo ka. Sa musique et son jeu devront être étudiés au même titre que les grands maîtres guadeloupéens, mais aussi par n’importe quel guitariste ou musicien qui souhaite acquérir des idées et technique originales », analysait alors Sonny Troupé, qui fut à la fondation en 2002 du trio avec Christian Laviso, programmé ce 15 février à Sons d’Hiver avec en invité David Murray, épisodique complice depuis plus de quinze ans.
Depuis vingt ans, le guitariste au vaste sourire et aux larges pognes développe au sein de cette formation complétée par le tambour Aldo Middleton, vieux complice des années de galère, une profusion rythmique qui renvoie à sa manière si particulière de pratiquer les six-cordes. C’est cette puissance de percussion qui frappa en pleine tête les esprits du jazz lorsqu’on le découvrit en 2004 avec les Gwoka Masters de David Murray, qui lui aussi ne tarit pas d’éloges au sujet de celui que l’on nomme d’un simple Laviso, privilège des meilleurs. « Son approche de la musique, notamment du jazz, et son jeu de guitare si particulier en font un musicien d’exception. Dès que l’occasion se propose, je saisis l’opportunité de jouer avec lui. » Un autre saxophoniste, et non des moindres, Kenny Garrett, a lui aussi décelé l’originalité du Guadeloupéen, subtil mélange de fureur rythmique et de douceur mélodique. L’ex-protégé de Miles ira ainsi même jusqu’à participer en 2008 à Timoun A Lafrik, l’un des albums autoproduits par Laviso, avec son trio et quelques voix issues du sérail traditionnel, dont le titre évoque ce lien avec le continent des lointaines origines. Trois ans après un initial Chaltouné passé inaperçu, le Guadeloupéen y remet en perspective les questionnements inhérents à ce peuple déporté.
Quand la guitare parle créole
Mais avant d’en arriver là, Christian Laviso avait déjà des kilomètres de musiques au compteur. Né à Pointe-à-Pitre le 24 septembre 1962, ce guitariste a grandi chez sa grand-mère à Marie-Galante, où il découvre « des musiciens très originaux et des chants de labeurs, qu’on ne pouvait pas entendre à la radio ». A l’époque, le créole est interdit de cité, alors que la République française réprime dans le sang les manifestations de travailleurs guadeloupéens et qu’Edouard Glissant, le penseur de la créolisation, est assigné à résidence. Ce régime « spécial bananier » sera le ferment d’une nouvelle génération, qui va chercher à tout prix une liberté d’expression. Celle des années 1970, où Laviso va s’initier au jazz, « ce sentiment de liberté » qu’il découvre par son oncle Rozan, bassiste au Club Med. Très vite, le gamin se tape les plans d’Alphonso Johnson, bassiste de Weather Report. Enfant surdoué, sans doute. Etudiant forcené, sans aucun doute. Dans sa chambre, le futur costaud de la guitare se rêvait trompettiste, « mais mon père ne voulait pas que je joue de la musique. J’ai donc dû m’exercer en cachette, fabriquer un tambour et bricoler une guitare, avec un bout de bois, un pot de sardine et des lignes de pêche. Sans barrettes, cet instrument me permettait de jouer les quarts de ton. Je me disais que la guitare parlait créole : une sonorité spirituelle, très dissonante aussi. » Depuis, l’adulte rêve de retrouver cette vibration particulière, de rebâtir ce modèle unique qu’il n’a pas conservé.
Chez son oncle, Christian Laviso va surtout découvrir le guitariste Gérard Lockel, le visionnaire père du gwo ka modèn, une révolution en termes d’orchestration et la revalorisation des racines par les apports du free jazz. « Au début des années 70, il venait de revenir en Guadeloupe et personne ne comprenait sa musique. » Pour l’adolescent, cela sonne pourtant comme une évidence : il y retrouve les chants de Lin Canfrin et d’Alexandre Cornano à Marie Galante. « Outre des performances remarquables, Gérard Lockel a réalisé un travail colossal sur le gwo ka. Il en a écrit un traité fondamental pour tous ceux qui veulent comprendre notre musique. Je ne vois pas comment ne pas être héritier de tout cela… » Tout comme il est porteur des stigmates de l’identité des Marrons, ce désir d’indépendance que lui ont transmis ses pères spirituels : avant tout les chantres du gwoka comme Velo, Robert Loyson, René Perrin qui jouaient dans la rue. Un espace informel, « la Piétonne » où tambourinent chaque samedi les gars d’Akiyo en centre-ville de Pointe-à-Pitre, où Christian Laviso reviendra régulièrement pour transmettre cette parole trop longtemps confisquée. Le guitariste s’avère aussi bon chanteur. Chants de canne, chants de coton ! Le slogan cher à Guy Konket tombe sous le sens, et voilà pourquoi il s’est aussi épris de jazzmen venus du blues. « George Benson a été un guide, je voulais techniquement à la guitare, dans le gwoka, faire aussi bien que lui. Et bien entendu, John Coltrane dont l’expérience me nourrit dans la musique par ses soucis de briser les carcans. »
Héritages marrons
Quarante ans que Christian Laviso oeuvre ainsi à une ouverture des oeillères, comme la plupart de ceux qui sont arrivés à maturité à la fin des années 1970. « Il y avait beaucoup d’expériences à l’époque, dont malheureusement il reste peu de traces discographiques. Cela a continué la décennie suivante. » Nombreux sont alors en recherche d’identité, et lui la mène avec le combo Ka Leve et les mythiques Gwakasoné. Au sortir des années 1980, Laviso crée le groupe Horizon, devenu culte auprès de ceux – les DJ comme les diggers – qui ont perçu dans le gwoka un groove surpuissant. « C’est en quelque sorte un laboratoire », résumait Laviso en 2011 alors qu’il s’apprêtait à publier un nouveau disque de ce groupe, Liméwo Twa, s’inscrivant dans les traces des événements du LKP en 2009, comme un nécessaire devoir de mémoire. Le gwo ka, subversive bande-son, porteuse du message des Neg’ Marrons, n’a jamais cessé d’irriguer la colère comme la création en Guadeloupe : que ce soit les rappeurs ou les jazzmen, tous s’appuient sur la puissance tellurique des sept rythmes qui le fondent. Et quand la grève sonne, le gwo ka tonne. Hier comme aujourd’hui. « En Guadeloupe, le tambour a toujours été l’instrument de contestation et de communication. C’est un moyen de dire notre moi, de raconter notre histoire non officielle et en même temps de nous interroger sur nous-même pour avancer. C’est cela que j’essaie de sonder avec ma guitare. » Pas facile de faire entendre sa divergence de style dans une île où les décideurs culturels ont longtemps entretenu l’amnésie à coup de subsides et de subventions. Pas question pour autant de partir : « Mon espace nourrit ma création et puis le jeune musicien guadeloupéen doit pouvoir trouver dans son pays des références pour persévérer dans la mise en valeur de sa culture. » Et pourtant, il aurait pu être promis à une toute autre carrière, en termes de notoriété s’entend.
Désormais, sa ténacité a valeur d’exemplarité, auprès des plus jeunes Guadeloupéens qui commencent à se faire un nom par ici. Encore récemment, Arnaud Dolmen saluait cet aîné qui fut l’un de ses modèles, ou du moins dont la musique lui donna envie d’oser. Contrairement à ses cadets, le guitariste a donc pris le pari de demeurer chez lui, quitte à faire d’autres boulots tout en maintenant une activité musicale, en jouant dès que l’occasion se présente. A travers ses drôles de métriques et son picking aux accents rageurs, Laviso cherche depuis toujours l’esprit du tambour ka, « ce qui fonde notre originalité », qui se niche dans le jazz, à moins que ce ne soit l’inverse. « Entre ces musiques, il y a des tubes communiquants. Avant le voyage, nous sommes des enfants des mêmes lignées. Les Afro-Américains ont perdu le tambour aux États-Unis. Pas nous, les Marrons. C’est ce qu’ils cherchent ici : les rythmes et les mélodies de l’ancestralité.»
Ce fut aussi le sujet de Simen Contra, le quintette jazz et tambours dont il a été aussi le moteur dès la fin des années 1980, et qu’il a régulièrement réactivé depuis. En 2019 encore, le groupe jouait régulièrement au Point Vert, un bar de plage de Gosier, l’enclave touristique non loin de Pointe-à-Pitre. Et même devant deux tablées, Laviso donne à entendre une musique qui ne ressemble à rien d’autre qu’à son parcours de vie. Profondément enracinée mais incroyablement libre.
En concert à Paris, le 15 février au Festival Sons d’Hiver.