« Alors que le COVID vient de sévir, sans compter toutes les injustices raciales et sociales dont nous savons qu’elles perdurent pleinement, il est grand temps que les gens acceptent que ce moment de l’histoire est celui de la guérison ! » A l’approche des soixante-dix ans, le natif de Chicago n’en démord toujours pas. La musique a toujours été un médium pour éveiller le monde et élever les consciences, lutter contre la peur et les préjugés de tout bord qui ont envahi la planète depuis trop longtemps. « Je me vois comme un serviteur de l’Esprit, sur lequel je pratique l’énergie d’ouverture dans mon travail de musicien, d’artiste, d’activiste, d’éducateur et maintenant, d’aîné. »
Toute la longue discographie de Kahil El’Zabar s’entend ainsi, à commencer par le tout dernier album, justement intitulé A Time For Healing. Neuf titres, où le « tambour » majeur (et chanteur à ses heures) persiste et signe dans une voie qui fut la sienne depuis ses débuts, un jazz que d’aucuns qualifieraient de spirituel, que l’on dira conscient de ses racines africaines, plus ouvert à la nécessaire altérité qu’empreint d’une banale virtuosité. « L’esprit doit primer sur la technique. Si cela ne vient pas du cœur, ce ne sera pas de la bonne musique », confiait-il voici dix ans.
Congas, bongos, gongs, berimbau, cloches… Kahil El’Zabar utilise depuis toujours toute la palette des percussions pour dépeindre ce qu’il ressent. Ainsi la kalimba, ce petit piano à pouce qui habite le cœur vibrant d’une Afrique ancestrale, donne la couleur générale de ce nouvel album : ambiance minimale, mélodies sublimes, rythmes tressés en de fines boucles percussives et accords décadrés d’un clavier en mode ésotérique, tandis les deux soufflants (trompette et saxophone) évoluent sur un mince fil harmonique. Par-dessus, la voix du maître de céans hurle sans hausser le ton, feule sans surjouer, groove tout naturellement.
Dans A Time for Healing, Kahil El’Zabar explore la gamme de la Great Black Music, ce principe cher à l’Association For The Advancement of Creative Musicians dont il fut président de 1975 à 1979 : du blues au R&B, de la soul comme de la house, du jazz libre au plein sens du terme. Cet « urban shaman », pour paraphraser une de ses ritournelles qui hypnotisent, y salue la mémoire d’Eddie Harris, « le pionnier du sax électrifié » et marche dans les traces de Coltrane, le temps d’un « Résolution », le thème central de Love Supreme, qui décolle sur un solo d’orgue Hammond. Last but not least, le recueil se clôt sur « Summertime », une version où la kalimba fournit pour finir l’envoûtante trame sur laquelle la trompette et le saxophone prennent la parole à tour de rôle.
Autoportrait en quatre tableaux
Avec ce quatrième volume pour SpiritMuse Records, Kahil El’Zabar parfait la forme d’autoportrait entamé depuis le début de sa collaboration avec ce label « audiophile et démocratique » (c’est ainsi qu’il se présente) basé à Londres. En moins de quatre ans, il vient de publier quatre disques qui « montrent les différents aspects de ma vision musicale ». De Spirit Groove, avec son vieux complice David Murray, à America The Beautiful, réquisitoire contre les Etats désunis et ode à la liberté -en formation plus large (sections de cordes et soufflants conviés), tous s’avèrent essentiels à toute discothèque.
Le premier de cette série s’intitulait Be Known : Ancient/Future Music (une dualité qui est une constante chez cet homme qui s’inscrit avant tout au présent du subjectif), avec l’Ethnic Heritage Ensemble, la formation phare qu’il créa de retour du Ghana où il choisit de s’établir en 1973 au lieu d’aller étudier chez le mime Marceau à Paris. Il n’a alors que vingt ans quand il débarque à Accra et ils ne sont pas légion les musiciens de jazz à franchir un tel Rubicond. « Aller en Afrique pour la première fois a changé ma vie ! J’ai pu voir les noirs comme des citoyens de premier rang plutôt que comme des citoyens de deuxième classe dans les Amériques et en Europe. Cette expérience m’a aidé à devenir libre dans ma vie et ma musique. Le Ghana, pour moi comme pour Stevie Wonder, c’est comme notre vraie maison. »
Jusque dans son nom, l’Ethnic Heritage Ensemble rappelle son point d’ancrage dans le continent originel. C’est aussi là, à Accra, que son maître ès balafon lui dira de suivre sa propre voie, et que celle-ci passait par le blues. Quoi de plus naturel quand on est originaire du South Side, le berceau du blues électrique et le foyer de bien des révolutions de la musique afro-américaine. « Chicago est un endroit très spécial pour le développement de la musique depuis un siècle. Cette énergie fait vraiment partie de moi ! J’ai eu la chance d’être là et d’entendre Sir Thomas Dorsey, le créateur du gospel, ainsi que la grande Mahalia Jackson qui vivait dans la même rue que moi gamin. J’ai pu entendre de près toutes les légendes du Chicago Blues. J’ai pu entendre et jouer avec de nombreuses légendes de la soul et du R&B de Chicago, Curtis Mayfield, Jerry Butler, Gene Chandler, les Five Stair Steps, Donny Hathaway, Chaka Khan… et aussi Gene Ammons, Eddie Harris, Ramsey Lewis et tous les aînés de l’AACM ! J’ai même été l’un des premiers partisans de la musique house venant de Chicago. Je n’aurais pas pu vivre tout cela dans une autre ville ! » Lui s’inscrit dans ce continuum, le titre d’un autre album de l’Ethnic Heritage Ensemble. Et c’est pourquoi, alors qu’il est enfin possible de retourner sur scène, Kahil reprend son bâton d’infatigable pèlerin de la cause – la great black music qui entend déjouer tous les clichés– à l’occasion du Black History Month. « Hormis les deux dernières années pour cause de Covid, j’ai toujours tenu à monter des tournées lors de ces célébrations. »
Black history life
« Quand de nombreux noirs ont migré depuis le Sud pour Chicago, ils ont dû développer leur propre business, le marché de l’emploi n’étant pas ouvert comme à New York. Une culture entrepreneuriale à part est née, ce qui a posé les fondations d’une culture à part. Que ce soit dans la mode ou la presse, les compagnies privées ou les syndicats ouvriers, et bien entendu la musique. L’AACM, comme toute la musique de Chicago, est le produit de cet ADN socio-historique tout à fait unique, dont le principe actif était le partage de connaissances et le contrôle de nos moyens de production. Et derrière toutes ces expériences, il y a un seul et même dénominateur : la communauté », confiait-il en 2019, lors d’une rencontre dans sa nourricière Cité des vents (le surnom de Chicago).
De tels principes, celui qui est né sous le nom de Clifton Blackburn le 11 novembre 1953 eut l’heur d’en saisir l’importance très vite, notamment au sein de l’Afro-Arts Theatre de Phil Cohran, membre fondateur de l’AACM et géniteur des Hypnotic Brass Band. De ce musicien, connu pour ses engagements et sa radicale indépendance qui lui valurent la surveillance du FBI, il retiendra la leçon : il faut apprendre des anciens pour espérer trouver son propre son. « Nous devons tous venir d’un autre endroit avant de pouvoir arriver là où nous voulons aller ! »
Ce fut l’objectif du Ritual Trio, son autre formation totem, qui trace depuis bientôt quarante ans les perspectives aléatoires d’une musique folklorique en perpétuels mouvements, entre la sobriété du blues rural et les abstractions du futurisme, d’impressions d’Afrique à des invocations de Grand Orient. Kahil El’Zabar y sera associé pendant deux décennies au saxophoniste et pianiste Ari Brown et au bassiste Malachi Favors, pilier du Art Ensemble Of Chicago, et y accueillera aussi Dwight Tribble -le chantre d’un jazz sensuel, ainsi que le légendaire saxophoniste chicagoan Duke Payne.
Dizzy Gillespie, Cannonball Adderley, Nina Simone, Archie Shepp, Pharoah Sanders, Wadada Leo Smith, Lester Bowie, Kahil El’Zabar a joué avec beaucoup, menant même des expériences avec la diva funky Nona Hendryx et plus tard l’esthète des platines Marshall Jefferson, sans jamais perdre le fil de son engagement sur le terrain sociétal comme social : il milita ardemment pour les droits des musiciens, comme il œuvra à l’élaboration de festivals hors normes (Underground Fest, Express Your Self Fest). En 2014, ce francophile avéré était ainsi à la manœuvre dans le quartier dit difficile des Grésilles de Dijon, tout comme il fut impliqué plusieurs fois dans les actions musicales de Banlieues Bleues. Le soutien aux plus maltraités et le droit des minorités demeurent, aujourd’hui comme hier, l’un des moteurs de celui qui, pour être activiste, situe ses enjeux sur le domaine artistique. «Ce qui fait la force d’une révolution artistique vient des racines », a-t-il coutume de dire. Voilà pourquoi, en bon pédagogue (il a enseigné dans plusieurs universités), sa mission est aussi une histoire de transmission.
Trans-missions
« J’ai appris d’un grand maître indiscutable, dont je suis très reconnaissant et fier ! J’essaie de faire de mon mieux pour transmettre ces informations aux nouvelles générations. » En témoigne, sur son dernier album, le casting composé de cadets (le plus jeune n’a guère plus de vingt ans) : des « super bad » comme il dit. « Ils ne sont pas comme ces autres universitaires carrés, qui ne savent que ce qu’ils ont appris techniquement. Mes gars, pour être de vrais virtuoses, donnent toujours un sens à leur jeu ! » Le trompettiste Corey Wilkes, le saxophoniste Isaiah Collier et le claviériste Justin Dillard sont des purs produits de Chicago, mus par une versatilité stylistique qui rime avec une radicalité esthétique. L’avant-garde se joue dans ces franchissements de barrières, ces dépassements qui font tomber les œillères d’un vieux monde bâti sur l’exclusion. « L’activisme est toujours à l’avant-garde pour créer des opportunités de transformation face à l’oppression. En ce sens, Black Lives Matters était nécessaire en ces temps pour réveiller un changement inéluctable dans les pratiques sauvages de persécution raciale, culturelle et sexiste des êtres humains à travers le monde ! »
A Time For Healing de Kahil El’Zabar, disponible chez Spiritmuse Records.