À Trinité-et-Tobago, on a coutume de dire que lorsque les habitants ne célèbrent pas le carnaval, c’est qu’ils sont en train de le préparer. Car en plus d’être le coup d’envoi des festivités, J’ouvert est l’événement qui cimente l’identité de cet archipel aux deux îles jumelles.
Prononcé « jou-vèi » en créole antillais, le terme est composé des mots français « jour » et « ouvert », désignant l’aube, juste avant que le jour ne s’ouvre. C’est une fête matinale et copieusement arrosée pendant laquelle la population envahit les rues et se jette à la figure moult peinture, poudre, huile et graisse, sautant et bondissant au son des steelbands et des sound systems. Reconnu et célébré au sein de la diaspora trinidadienne — de Londres à New York — J’ouvert est un creuset de culture, d’histoire et de mémoire collectives habituellement célébré à Trinité-et-Tobago le lundi précédant le mercredi des Cendres.
Pour mieux saisir l’importance de l’événement, un retour aux origines du carnaval aux Caraïbes s’impose.
Le jour se lève sur le carnaval
Les plaisirs du carnaval auraient été introduits sur l’archipel par le colonisateur français en 1783, sous la forme de bals masqués au cours desquels les propriétaires de plantations dansaient, buvaient et festoyaient joyeusement. Les pitreries désinhibées et grotesques de ces mascarades suscitèrent la curiosité et l’amusement des esclaves, à tel point qu’ils commencèrent à organiser leurs propres festivités dans l’arrière-cour de leurs modestes habitations. Mais c’était pour mieux y moquer et caricaturer le comportement de l’aristocratie, non sans oublier d’incorporer des éléments de leurs propres rituels et folklores d’Afrique de l’Ouest, territoire d’où on les avait arrachés quelques années plus tôt.
Quel est donc le point commun entre ces extravagances et l’anarchie qui caractérise les festivités matinales et peinturlurées de J’ouvert ? L’anonymat offert par les masques est un premier indice.
Dans les premiers temps de Carnaval, on se goinfrait jusqu’à l’excès en vue du mois de jeûne qui s’ensuivait, et ces orgies gastronomiques se transformaient parfois en véritables pugilats de nourriture nocturnes. Il faut dire que l’obscurité, à l’instar des masques, brouille les pistes et offre l’impunité nécessaire à un comportement désinhibé, au sein d’une foule où tombent les barrières du jugement social. D’où l’horaire choisi pour le lancement de J’ouvert : quatre heures du matin.
Une particularité du carnaval trinidadien est l’utilisation des canboulay – pour « cannes brûlées » –, ces torches enflammées qui évoquent à la fois l’embrasement des champs de canne à sucre qui marquait les révoltes des esclaves, et les « émeutes Canboulay » de 1881 à Ports-d’Espagne [soulèvement meurtrier des descendants d’esclaves affranchis contre la police britannique qui tenta de réprimer les festivités de carnaval ; Note du Traducteur]. Certains suggèrent également que la peinture et la graisse dont les participants se recouvrent le corps sont un hommage au camouflage des esclaves rebelles.
Le voile blanchâtre de l’aube naissante de J’ouvert est le décor duquel émergent les personnages de ce « bal masqué » — à l’esprit ouest-africain plutôt qu’européen.
À la Grenade, c’est en août que l’on choisit de célébrer J’ouvert, pendant les dix jours de Spicemas [« Mascarade épicée » ; « mas » étant le terme de créole trinidadien pour « mascarade » ; NDT], une parade dont l’incontournable clou du spectacle est l’apparition des terrifiants Jab-Jab ou Jab-Molassi. Les Jab-Jab sont une troupe d’individus grimés, la peau recouverte d’un mélange de mélasse, goudron et boue, et dénudés, portant un minimum de vêtements, à l’exception d’un casque surmonté d’une paire de cornes. Ils représentent les diables [« Jab Jab » vient du français « diable diable » ; NDT] et leur entrée en scène dans la faible lumière matinale de J’ouvert est une véritable performance artistique qui veut célébrer le grotesque et le macabre. À Trinité-et-Tobago, ce sont les « Diables bleus » (« Blue Devils »), arborant une autre couleur ; et on retrouve le même accoutrement jusque dans les rues du West London, les quartiers ouest de Londres où J’ouvert est célébré le dernier dimanche d’août, pavant la voie au fameux carnaval de Notting Hill.
De Trinidad à Notting Hill
C’est au début des années 1960 que le carnaval de Notting Hill voit le jour, sous l’impulsion de la journaliste et activiste Claudia Jones. La native de Trinité-et-Tobago gagne rapidement le titre de « mère du carnaval » au Royaume-Uni.
Conçues initialement comme une célébration « paninsulaire », les festivités visaient à rassembler les diasporas d’outremer et apaiser les tensions surgies lors des émeutes raciales de Notting Hill de 1958, quand plusieurs agressions racistes ciblèrent la communauté caribéenne. En cinq décennies, l’événement est devenu à la fois la vitrine promotionnelle de l’art carnavalesque et une célébration joyeuse du multiculturalisme. Ainsi l’explique Matthew Philip, directeur du « Notting Hill Carnival » : « Le Royaume-Uni a une telle variété de populations issues des nombreuses îles, que c’est le carnaval qui a construit et soudé la communauté de Notting Hill dans les années 50 et 60. Les gens étaient forcés de vivre ensemble, mais avec pour point commun le carnaval. »
À Londres, J’ouvert commence aux aurores plutôt qu’à l’aube, à six heures du matin, et contrairement à son cousin de Port of Spain, sa bande-son est intégralement acoustique, assurée par trois à sept steelbands, comme le détaille Matthew lors de notre entretien via Zoom : « À Trinité, les festivités débutent à quatre heures du matin et se poursuivent toute la matinée, jusqu’à ce qu’on ne rencontre plus quelques fêtards égarés, recouverts de peinture et de boue. Notre version de J’ouvert est différente puisqu’on se rassemble entre six et neuf heures du matin, avant d’enchaîner avec les troupes de “dutty mas” jusqu’au dimanche après-midi. Plutôt que d’enfiler son plus beau costume, l’idée est d’être le plus sale possible ! » [« dutty » pour « dirty », « sale » en anglais ; NDT]
Les troupes londoniennes de dutty mass détonnent au milieu des hordes « fancy » (chic) et « pretty » (joli), tout en paillettes éblouissantes et plumes extravagantes à mesure que la parade se faufile dans les rues de Notting Hill et Ladbroke Grove jusque tard dans l’après-midi. C’est que « jouer le mas » exige une sacrée énergie !
Les accoutrements matinaux sont légèrement différents lors du J’ouvert britannique : « On utilise de la peinture et de la poudre, et non pas de l’huile, comme le voudrait la tradition. Certains groupes utilisent même du chocolat certifié sans arachides et dérivés, afin d’éviter tout risque d’allergie ! »
Bien que 2020 fût marquée par la toute première annulation du carnaval en cinquante ans d’existence, l’événement eut lieu sous forme dématérialisée, avec un programme impressionnant de spectacles, interviews et débats en ligne. « Nous étions fermement déterminés à célébrer le carnaval et marquer le coup, profitant de l’occasion pour éduquer les gens et leur dévoiler les coulisses de la fête. En temps normal, les membres des troupes participantes n’ont pas le temps de tout assimiler et d’avoir une vision d’ensemble de ce que représente le carnaval. L’édition 2020 a offert à la communauté l’opportunité de saisir l’importance de la contribution de chacun, et ce qui fait du carnaval un moment très spécial dans l’année. »
New York, ville J’ouverte
Toutefois, la version la plus panafricaine de J’ouvert a lieu du côté de Brooklyn, l’arrondissement de New York qui célèbre le carnaval trinidadien le premier lundi de septembre, lors de Labor Day (Fête du travail et des travailleur·se·s).
Si le carnaval s’est d’abord tenu à Harlem à partir des années 1940, il a franchi East River pour rejoindre les rues de Brooklyn au sud. Mais aux États-Unis, on aime faire les choses en grand, tant et si bien qu’à partir des années 1970, la petite parade caribéenne s’est muée en une belle pagaille impraticable, une sorte de kermesse ouvrière parsemée çà et là d’excentricités carnavalesques. En réaction, un groupe de joueurs de steelpan a décidé d’organiser J’ouvert en amont du Labor Day, négociant avec la police new-yorkaise l’organisation d’une parade sans soundsystem le long de Flatbush Avenue et débouchant sur Empire Boulevard.
À l’abri de l’immense foule qui se déhanche au son des soundsystems hurlants, le J’ouvert de Brooklyn se veut plus proche des racines historiques trinitaires, avec groupes de djembé, steelbands et personnages de ole-mas (saynètes satiriques moquant avec humour un événement sociopolitique ; NDT), le tout passé au filtre d’une identité Africaine-Américaine.
Un carnaval syncrétique donc, et émancipé des règles de l’archipel caribéen qui lui a donné naissance.