Voici tout juste un siècle, Claude McKay débarquait à Marseille. Ce port, véritable porte de l’Afrique, sera le cadre idéal pour dépeindre l’histoire mouvementée d’une bande restée à quai, et entre les lignes raconter une autre histoire de l’arrivée du jazz en France, loin des récits officiels du Paris mondain, bien plus en phase avec toutes les réalités d’une diaspora qui en compose la bande-son, créolisée à souhait.
Avant d’en arriver là, le natif de la Jamaïque (le 15 septembre 1889) a déjà vu pas mal de pays depuis ses vertes années passées dans la campagne. Dès 1912, l’année même où il publie son premier recueil en créole local, Songs of Jamaica, il est parti en Alabama, pour étudier l’agronomie à l’université Tuskegee, un établissement pour les afro-descendants dans cette partie du pays soumise à une sévère ségrégation. Puis a rejoint une université du Kansas. C’est là qu’il découvre Souls of Black Folk, le totémique ouvrage de W.E.B Dubois, qui le fait radicalement bifurquer du chemin tout tracé qui lui était destiné. Direction New York, avec l’ambition de devenir poète, pour celui qui vient d’épouser Eulalie Lewars, « un amour d’enfance » qui le quittera bien vite pour repartir dans son île. Lui y demeure, patientant dans les coulisses d’une improbable gloire, publiant trois ans plus tard tout juste deux textes sous le nom d’Eli Edwards, tout en multipliant les petits boulots.
Engagé voyageur, poète enragé
C’est le début de folles années qu’il va consigner dans une autobiographie, récemment ressortie après une première édition en 2001 chez André Dimanche. Son nom, A long Way from Home (« Un sacré bout de chemin » en français) en dit déjà long sur le personnage qui au sortir de la Première Guerre mondiale va beaucoup bouger. De Londres à Paris, de Moscou à Petrograd, de Berlin à Marseille, de Barcelone à Tanger. A chaque étape, le jeune homme renforce ses convictions, affine son regard sur le monde, par une pratique du terrain où il peut aussi bien se colleter les plus grands penseurs de l’époque que fréquenter le petit peuple des bas-fonds. Son écriture en gardera traces dans le futur : elle slalome entre les styles, avec un swing évident et un sens de la ponctuation qui annonce les meilleurs tombeurs de mots. À New York, il est plongé au cœur du bouillon révolutionnaire qui agite le Greenwich Village, publie au sein du magazine The Liberator, ce qui va le faire entrer dans la longue lignée des auteurs afro-américains engagés contre le racisme institutionnalisé des Etats-Unis. If We Must Die, long poème en réaction au sanglant été rouge – celui de 1919, quand des suprémacistes blancs attaquèrent nombre de quartiers afro-américains, frappe les esprits.
« Si nous devons mourir, que ce soit d’une mort noble.
Mourir, peut-être mais d’une mort qui soit noble,
Que notre sang précieux, ne soit pas versé
En vain ; et bien que morts, les monstres eux-mêmes
Que nous défions seront contraints de nous honorer !
Ô mes frères ! Affrontons l’ennemi commun !
Ils sont bien plus nombreux, montrons notre courage,
Et pour mille coups portés, donnons un coup mortel ! »
À Londres, où il arrive en 1920, il poursuit dans la même voie, se rapprochant des cercles socialistes, intégrant en qualité de journaliste la rédaction du Workers’ Dreadnought, le journal de la Fédération Socialiste des Travailleurs, tandis qu’en parallèle il continue de publier ses poèmes. Dans la toute jeune Union soviétique, où il est convié en novembre 1922 pour participer au quatrième congrès de l’internationale communiste, il va rester six mois, devenant une icône bien malgré lui. Ses échanges avec Léon Troski sont restés fameux, établissant des ponts entre la situation des Noirs-Américains et la révolution en marche. Certes, mais Staline devant bientôt triompher, cet homme épris de liberté, plus anarchiste qu’autre chose, reprend la route, atterrissant en France, après un court séjour à Berlin. Il en passe par Paris, comme un passage obligé pour ce bohème en l’âme, où il reviendra régulièrement au cours des années 1920. En témoigne une photo datée de 1926 de Berenice Abbott, où il affiche un large sourire !
Entre deux poses pour des peintres de Montparnasse, où il risque une pneumonie, sa personnalité haute en couleurs fait sensation chez les intellectuels, notamment les surréalistes, mais aussi au salon littéraire des sœurs Nardal, où un tout jeune étudiant l’écoute : Aimé Césaire. Pourtant, ce n’est pas dans la ville-lumière qu’il va trouver l’étincelle, mais à Marseille où il termine son roman Home To Harlem, qui va durablement marquer le mouvement de la Harlem Renaissance mais aussi les auteurs de la Présence Africaine en France. Il y dépeint le quotidien d’un jeune afro-américain parti dans les tranchées de 1914-18, qui navigue à son retour dans les bouges et bastringues du New York des années 1920, au rythme du jazz et des plaisirs charnels. Jusqu’à ce qu’il croise la route d’un intellectuel noir originaire d’Haïti aux positions politiques radicales, qui va ébranler ses convictions. Toute correspondance avec la propre vie de celui qui assumait sa bisexualité n’est pas fortuite. Salué d’un prestigieux prix, le roman au verbe cru lui vaudra une sérieuse critique de W.E.B. Dubois, une de ses majuscules influences pourtant : « Home to Harlem dans l’ensemble me donna la nausée, et après ses morceaux les plus sales, je ressentis distinctement le besoin de prendre un bain ».
Marseille au son du Banjo
C’est aussi et surtout Marseille qui sera le théâtre de son deuxième roman, Banjo, l’inscrivant définitivement au panthéon des auteurs du vingtième siècle. « Ce fut un soulagement que d’aller vivre à Marseille parmi des gens à la peau noire ou brune, qui venaient des Etats-Unis, des Antilles, d’Afrique du Nord et d’Afrique-Occidentale, et se trouvaient tous rassemblés pour former un groupe chaleureux. Des traits et un teint négroïdes n’étaient pas exotiques, suscitant curiosité ou hostilité, mais spécifiques à un groupe et naturels. L’odeur des corps noirs ayant transpiré durant une dure journée de labeur, tout comme l’odeur des chevaux à l’écurie, n’était pas désagréable, même dans un café bondé. C’était bon de sentir la force et la différence d’un groupe social, et d’avoir la certitude d’en faire partie. », écrira-t-il a posteriori dans son autobiographie. La ville phocéenne, et notamment les quartiers alentours du vieux port, ne sont pas pour déplaire à cette personnalité anti-système dont l’état d’esprit est tout à fait raccord avec l’âme du Marseille on the docks. Lui-même sera d’ailleurs à plusieurs reprises docker.
Il y dépeint comme peu, hormis peut-être Albert Londres, le Quartier réservé, zone fréquentée par une faune noctambule : la pègre, la prostitution, les fêtards en tout genre comme les zonards s’y retrouvent… Dans cet entrelacs de ruelles délabrées situées au cœur du quartier Saint-Jean – qui sera dynamité le 17 février 1943 à la demande des Allemands – tout ce petit monde pulse aux flonflons du bal musette, aux sons du ragtime et du jazz. C’est donc dans ce vaste bordel à ciel ouvert, surnommé la Fosse, qu’il fait zoner Banjo, le narrateur dont le nom renvoie à l’instrument précurseur du peuple blues – sujet de mains débats et ébats entre les personnages – et tous ceux qui forment à ses côtés une drôle de bande. Tous sont dockers, chacun incarne une pièce de puzzle afro-diasporique : il y a un péquenaud de l’Alabama, un black bourgeois de la Côte Est, un Nigérian, un Sénégalais, deux Antillais et un Haïtien, alter ego de McKay lui-même. Cette distribution permet au romancier de mettre en musique les différents courants de pensée de la communauté, partagée entre l’assimilation résignée aux valeurs « occidentales » et la volonté de rupture radicale telle que prônée par Garvey. « Claude McKay, qui a eu des engagements communistes, avec des pratiques plutôt anarchistes voire fouriéristes à ciel ouvert, il a conservé toute sa distance critique envers ces deux leaders si antagoniques. Avec le recul, je pense qu’il n’a été fidèle ni à l’un ni à l’autre. Et suffisamment perspicace pour se tenir à l’écart des lourdes ambivalences de son compatriote Garvey, sans le réduire à ces erreurs. », analyse dans Libération Christiane Taubira. A bien des égards, ce roman de Claude McKay, qui se proclamera lui-même « auteur à portée universelle », préfigure le Tout-monde tel que dépeint par Edouard Glissant. Soit une vision du monde décloisonné, comme l’est la version du jazz qu’il développe en creux au fil des pages.
Open (jazz) society
Tous suivent Banjo dans son désir de monter un orchestre de jazz, la bande-son à l’avant-garde de la mode dans ces années folles. Du jazz, McKay à travers ces personnages donne une lecture plus afro-diasporique, que simplement ancrée dans la mémoire des champs de coton. Comme un point d’intersection entre tous, comme la danse est un mouvement « libératoire » qui permet de ne pas demeurer les deux pieds enclavés dans le moule pesant de la culture européenne. Comme le symbole d’une unité possible, chez ceux qui n’arrêtent pas de se séparer par ailleurs dans ce roman qui s’est choisi pour titre un instrument du blues qui fait la connexion avec les premières heures et malheurs l’Atlantique noir.
Cette vision « ouverte » du jazz, caisse de résonance multiple d’une pensée singulière, renvoie à ce que l’on désignera un demi-siècle plus tard à Chicago par Great Black Music. Il s’agit avant tout d’une affaire de swing, une histoire de groove qui se décline aussi bien sur une flûte que sur des percussions, sur des tempos pieds au plancher que sur des ballades plus à la coule. « Shake that thing » est le mot d’ordre de cette drôle de bande panafricaine. C’est en fait le titre qu’ils ne cessent de jouer, en place publique comme dans un bar sénégalais surbondé… un standard précurseur du jazz hot par le banjoïste Papa Charlie Jackson qui fit grand succès en 1925 aux États-Unis dans la voix d’Ethel Waters, grande dame du blues. C’est le thème fédérateur par excellence, comme le démontre cette citation. « Et voilà qu’un après-midi, il entra en plein dans son rêve. Un cargo était arrivé à quai, dont l’équipage de couleur savait jouer de la musique. Quatre gars – avec un banjo, un ukulele, une mandoline, une guitare et un cornet à piston. Ce soir-là, Banjo et Malty, fous d’enthousiasme, portèrent littéralement le petit orchestre jusqu’au vieux port. Ils jouèrent quelques airs entraînants à la mode mais les Sénégalais réclamèrent « Shake That Thing » en criant à tue-tête. Banjo se mit donc à égrainer les notes de ce morceau et les gars du bateau les apprirent bien vite. Alors Banjo se lança et se mit à jouer à sa manière, folle et merveilleuse à la fois ».
A leur répertoire, il y aussi un tube à la mode « Then I’ll be happy » de l’orchestre de Fletcher Henderson ou encore le « Jelly Roll Blues » de Jelly Roll Morton (1915). Et puis il y a aussi « Stay Carolina Stay », une chanson de la Gold Coast africaine. Tous s’y retrouvent, malgré leurs différences, dans un élan qui préfigure les futures fusions que la deuxième du vingtième siècle, après la décolonisation des pensées, va largement abonder. « Si le jazz prend un tour plus politisé après la Seconde Guerre mondiale et l’émancipation que constituent les prises de positions politiques et esthétiques des musiciens de bebop, nous mesurons qu’il était déjà dans les années 1920 le lieu d’une articulation des valeurs contre-culturelles d’une minorité racialement discriminée. », rappelle Emmanuel Parent, maître de conférence en musiques actuelles et ethnomusicologie à l’université Rennes 2 dont les recherches portent sur les musiques populaires et l’anthropologie des musiques africaines-américaines, dans un article consacré à cet aspect du roman de Claude McKay. Lequel ajoute : « En ce sens, cette culture du jazz est plus proche du slackness jamaïcain comme forme de résistance au capitalisme que de l’entertainment comme réification de la culture noire dans les circuits hédonistes élitaires de publics bourgeois et blancs consommant un exotisme nègre… Le refus du travail, le rejet des opportunités légales ou réglementaires qui s’offrent aux personnages du roman, ne s’inscrivent non pas tant dans une logique de l’aliénation et de la pathologie noire, mais comme une attitude de résistance, de fuite vis-à-vis d’un système dont les noirs, selon Banjo, ne posséderont jamais les clés ». CQFD.
Marseille, des artistes à Kay
Un siècle plus tard, le Marseillais Lamine Diagne, lui-même longtemps vagabond avant de poser ses bagages vers le quartier de Belsunce, en reprend les termes dans un concert multimédia intitulé « Lettres à un poète disparu ». Associé avec le réalisateur Mathieu Verdeil, qui a consacré de nombreuses années à aboutir un documentaire autour de Claude McKay, ce saxophoniste a par ailleurs initié le collectif « Kay », groupement informel qui repart de cette pensée visionnaire pour se projeter dans l’actualité. De quoi remettre Claude McKay enfin au centre des enjeux : mort dans l’oubli à Chicago en 1948, il est ressuscité comme par enchantement depuis peu grâce aux efforts de nombreux (dédicace spéciale au journaliste Armando Cox et à l’artiste Moussu T qui furent précurseurs en la matière) puisque ces dernières années ont vu se succéder les parutions, dont deux inédits Les brebis noires de Dieu chez Nouvelles éditions Place et Romance in Marseille, chez Heliotropismes, qui après son autobiographie couchée en 1937 vient de publier un recueil de nouvelles inédites, Dîner à Douarnenez, tandis que le Retour à Harlem a été ressorti par les éditions Nada. La France, jamais en panne d’idées commémoratives, célèbre même cette année le centenaire de l’arrivée de l’Américain à Marseille !
A partir des pistes de réflexion tracées par cet auteur atypique, ce collectif hétéroclite (musiciens, danseurs, rappeurs, slameurs, comédiens, auteurs, graffeurs…) entre en communion dans une jam session qui dresse un état des lieux en 2023. A chacun de trouver sa place, de prendre la parole, la main, dans ce que Lamine Diagne nomme une scène ouverte. « Au début il s’agissait de se réunir dans un rituel de liberté, sans idée de se présenter face au public, juste en ouvrant un espace temps. Cela s’est très bien passé, dans des moments sur lesquels on ne revenait pas pour ne pas cristalliser les choses ». Depuis, ils sont intervenus sous forme de « performances participatives et immersives » dans des écoles, des établissements médico-éducatifs pour personnes atteintes de handicap, ou des parcs au cœur des quartiers Nord. « Cela permet à partir de la pensée de Claude McKay de se connecter aux réalités actuelles ». Et de toucher des publics, dans leur diversalité, comme prédit Lamine Diagne en conclusion de ces Lettres à un poète disparu : « On sera toujours plus proches que lointains ».
KAY! Lettres à un poète disparu Le 21 octobre à la Cité de la Musique à Marseille, le 2 Décembre au MUCEM à Marseille en conclusion du colloque international sur McKay, et le 5 Décembre à Paris Maison de la Poésie
Le film Claude McKay, de Harlem à Marseille (réalisation Mathieu Verdeil) sera projeté le 17 septembre à la Fête de l’Humanité
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