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Emicida : rappeur, néo-sambiste et tueur de préjugés
© Wendy Andrade

Emicida : rappeur, néo‑sambiste et tueur de préjugés

Le rappeur brésilien continue de labourer le terrain des injustices et des inégalités. Son parcours et sa manière d’utiliser l’art comme moyen d’émancipation lui ont valu le respect de tous : à commencer par ceux de Gilberto Gil, Caetano Veloso, ou Chico Buarque… Retour sur l’itinéraire d’un des rappeurs les plus doués de sa génération.

C’est sur Netflix, en 2020, quand la pandémie bat son plein, que le monde découvre, entre deux séries et trois blockbusters, un documentaire produit par un rappeur qui parle avec amour et tolérance de l’histoire commune du rap et de la samba, les deux matrices essentielles du Brésil contemporain. AmarElo – É tudo pra ontem (titre français Hier et Maintenant) est l’œuvre d’Emicida, l’une des personnalités les plus respectées de l’espace public brésilien, qui, à l’instar de son mentor le créateur du Théâtre Noir Expérimental, le poète, acteur, dramaturge, professeur universitaire et activiste des droits civiques et humains Abdias do Nascimento, utilise l’art comme outil politique contre le racisme.

L’histoire d’Emicida, né Leandro Roque de Oliveira en 1985 à la périphérie de São Paulo, est celle de milliers de jeunes qui grandissent dans les quartiers pauvres des banlieues brésiliennes, en lutte quotidienne contre le racisme et les discriminations. Lui n’a que six ans lorsque son père décède dans une bagarre de bar qui tourne au vinaigre, laissant une femme et quatre enfants dans un total dénuement. Pour fournir des casse-croûtes à toute la famille, sa mère multiplie les petits boulots et les visites à l’église évangélique. Il y eut des jours bien difficiles, comme le raconte Emicida dans sa première mixtape, des jours où les enfants se battaient pour un morceau de pain.

De la BD au rap, de Léandro à Emicida 

Le besoin de créer se fait très tôt ressentir, mais l’école ne fait pas rêver le jeune Leandro, qui pourtant adore étudier. C’est à travers les gibis, des petits illustrés qu’il dévore au kiosque avant de courir chez lui les reproduire, qu’il commence à s’épanouir, remportant à 15 ans le concours de dessin de BD Geração Cultura. La découverte du rap a profondément influé sur sa façon de dessiner de la BD. Il y a d’ailleurs beaucoup de points communs entre les deux activités, notamment dans la façon de raconter une histoire et de décrire ce qui est important en un minimum d’espace. C’est donc presque logiquement qu’il se retrouve un beau jour inscrit à un workshop de rap donné par un centre culturel, lui qui y était d’abord entré pour suivre un cours de bande dessinée, malheureusement complet.

Le premier contact de Leandro avec la musique a eu lieu dans les bals black où l’emmenait son père qui officiait comme DJ. Adolescent, quand il se met à écouter les K7 des Racionais MCs, les pionniers du rap brésilien, issus comme lui de la mégapole paulista, ou celles plus hardcore des Planet Hemp, qui enflamment Rio, il garde encore ce goût de la musique instrumentale, sur laquelle il se plaît à composer des poésies. Intelligent, sensible et agile, Leandro a le don pour l’improvisation. Avec Rashid, son compère du workshop qui se fera un nom plus tard lui aussi, il écume les battles et atomise ses rivaux : 11 fois d’affilée à Santa Cruz, 12 fois à la Rinha dos MC’s, gagnant ainsi le surnom d’Emicida, contraction de MC et d’Homicida.

Premier Paulista à s’imposer en terres cariocas, Emicida, dont les exploits font désormais le tour d’Internet, refuse de rester cantonné à son statut de meilleur rimeur. « On n’avait pas de fric pour prendre le bus mais on était célèbre sur YouTube », rigole-t-il. En 2008, avec un MPC60 de chez Akai et quelques samples de jazz, il concocte son premier single au nom particulièrement bien choisi puisqu’il devient rapidement un succès : « Triunfo – A Rua é Nóiz » (triomphe – la rue est à nous), dans lequel il s’affirme déjà comme le porte voix de ceux qui n’en ont pas, l’ambassadeur de tous ceux qui appellent au secours et des oubliés qui n’ont que la rue pour exister.

Quand l’art se fait arme d’émancipation, et de citoyenneté

Le rap d’Emicida s’inspire de celui des Racionais, qui en ont fait un mouvement de prise de conscience du racisme structurel et des inégalités sociales au Brésil. Lui aussi connecte les classes ouvrières aux idées des intellectuels noirs. Mais le jeune Paulista ne se contente pas de dénoncer la misère et la violence, il va plus loin que ses illustres précurseurs en faisant de son art un exercice de citoyenneté active et inclusive. Pour celui qui a été invité par l’université de Coimbra en 2021 à donner des conférences sur l’art, la transformation et la sociologie, la culture hip-hop s’inscrit dans un projet de vie où l’éducation joue un rôle majeur.

C’est précisément parce qu’il défend une vision collective de la société contre une vision individualiste du monde dictée par le profit et la barbarie que le rappeur créé en 2009 avec son frère Fioti un collectif artistique, le Laboratório Fantasma, référence à son super héros favori, le Motard Fantôme. Le LAB, qui fabrique des CDs, mais aussi des casquettes et des t-shirts, s’adresse au départ aux jeunes des quartiers périphériques, à qui il offre des possibilités de création et d’émancipation. Sa mission est de bouleverser les codes de l’industrie musicale, en provoquant des rencontres, en rassemblant des voix, en inspirant des labels, des producteurs, des marques et des agences artistiques. « Triunfo » en est le manifeste et la possibilité de transformer par la musique des lieux, investis de son idée fondatrice.

Le rappeur croit au pouvoir de l’art, qui transforme l’impossible en possible. C’est d’ailleurs gravé dans ses initiales : Enquanto Minha Imaginação Compuser Insanidades Domino a Arte (tant que mon imagination composera des insanités, je dominerai l’art). Mais pas n’importe quel art : un art multiple qui s’affranchit des frontières et ébranle les idées reçues, une vision moderniste qu’il développe lors de ses apparitions publiques au Brésil ou aux Etats-Unis, comme au festival californien de Coachella où il devient le premier rappeur brésilien à se produire. « Le rap se transforme avec le monde, rétorque Emicida à ses détracteurs, qui lui reprochent de mettre trop d’eau dans sa cachaça. C’est une musique vivante qui questionne sur le type d’humanité que nous voulons construire. »

Entièrement produite de façon artisanale, la première mixtape d’Emicida voit le jour la même année que le LAB. Vendue 2 R$ (environ un peu moins d’1€ de l’époque) de la main à la main, 10 R$ pour les magasins, elle contient 25 titres et s’écoule en quelques semaines à plus de 10 000 exemplaires. Un record, qui attire l’œil du public et des médias. Avec l’album Pra Quem Já Mordeu Cachorro por Comida, Até que Eu Cheguei Longe (pour quelqu’un qui a déjà mordu pour de la nourriture, je m’en suis plutôt bien sorti), suivi en 2013 par  O Glorioso Retorno de Quem Nunca Esteve Aqui (le retour glorieux de celui qui n’a jamais été là), son premier album studio, le rap brésilien entre dans une nouvelle dimension : enrichi de samba et de funk, il devient populaire, s’adresse à un public plus large et s’infiltre absolument partout. Il cartonne sur MTV, où Emicida et ses pairs dialoguent aussi bien avec les sambistes qu’avec les avant-gardistes, mais aussi sur la très officielle TV Cultura, où le jeune rappeur présente Manos e Minas, le programme de référence des musiques urbaines.

Samba et racines 

La carrière d’Emicida prend un nouveau tournant en 2015, lorsque lui et son équipe posent le pied sur le continent africain, pour une tournée de 20 dates qui les mène de Madagascar au Cap vert, puis en Angola, passage obligé de tous les artistes afro-brésiliens. Profondément marqué par ce voyage, objet également de séances d’enregistrement, le rappeur recentre ses interrogations sur les questions politiques et sociales fondamentales qui traversent la société brésilienne et sur la contribution des populations afro-brésiliennes à la faire évoluer. Ces questions sont au cœur de Sobre Crianças, Quadris, Pesadelos e Lições de Casa (au sujet des enfants, des hanches, des cauchemars et des devoirs à la maison), un second album déchirant auquel participe Caetano Veloso. Elles se matérialisent aussi dans la création d’une marque de vêtements aux motifs orientaux et africains, portés sur les podiums par Seu Jorge ou par des mannequins black power abîmés par le vitiligo (maladie de l’épiderme qui se traduit par une dépigmentation, NDLR), et réapparaîtront six ans plus tard sous la forme d’une série télévisée de cinq documentaires abordant l’histoire de la population sous l’angle de la valorisation de la négritude brésilienne, intitulée O Enigma da Energia escura (l’énigme de l’énergie sombre).

Chantre de la pluralité, Emicida atteint la consécration en 2019 avec AmarElo, formidable essai social et musical sur le thème de la liberté de genre, de classe, de race et de religion avec l’esclavage en toile de fond. Pour réaliser cette œuvre, qui se transforme en un show historique au Théâtre Municipal de São Paulo puis en documentaire Netflix, Emicida s’est entouré d’une pléiade de stars, du sambiste Zeca Pagodinho au chanteur et drag queen Pabllo Vittar, en passant par Gilberto Gil récitant un poème du célèbre activiste, leader indigéniste, philosophe et environnementaliste Ailton Krenak. AmarElo est dédié à un autre sambiste, le maître Wilson das Neves, batteur et chanteur qui l’avait accompagné à de nombreuses reprises, sur scène comme sur disque, et qui avait adoré participer au défilé de sa collection de mode consacré à l’histoire de la samba.

Aujourd’hui, c’est justement l’appellation néo-samba qu’Emicida revendique pour sa musique. Dans son dernier enregistrement mi-chanté mi-scandé, il interprète aux côtés de Chico Buarque Senzala e Favela, le titre de l’album posthume de Wilson da Neves disparu en 2017, peu de temps avant d’entrer en studio. Jamais dans l’histoire de la musique brésilienne le rap ne s’était autant fondu dans l’univers de la Musique Populaire Brésilienne (MPB), ni n’avait plongé aussi profond dans l’essence même de la samba, à la recherche de ses racines.

© Julia Rodriguez
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