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The Pan African Music Magazine
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Jorge Aragão, sambiste romantique, poète et kamikaze

Un simple coup d’œil à la page bien fournie du dictionnaire Cravo Albin (une espèce de Wikipédia de la MPB) consacrée au chanteur et compositeur Jorge Aragão suffit à donner la mesure du personnage et l’importance qu’il représente pour la musique brésilienne : tous les grands noms de la samba moderne ont, un jour ou un autre, enregistré au moins une de ses innombrables compositions.

Pourtant, même s’il voit le jour un mardi de carnaval, rien ne prédestinait le jeune carioca à faire partie de ce monde-là. Pas de parents musiciens, pas de copains adeptes du repinique (percussion typique de la samba) ou du tambourin, rien. Né en 1949, Jorge Aragão da Cruz grandit à Rio de Janeiro dans le quartier de Padre Miguel célèbre pour son école de samba, sans pour autant participer aux activités carnavalesques. Comme tous les boutonneux de l’époque, il se passionne plutôt pour Roberto Carlos et les artistes de la Jovem Guarda, ou pour les orchestres latino de studio comme Românticos de Cuba, qui n’ont de cubain que le nom mais qui font un tabac à la radio. C’est donc en parfait ado, pour imiter ses idoles, qu’il emprunte un jour une guitare et commence à gratouiller sur le seuil de la maison familiale. 

Dans ce quartier de classe moyenne, ce fils d’Amazoniens à la stature imposante ne passe pas inaperçu, et un jour, c’est lui qu’on vient chercher pour animer les bals du samedi soir. À sa plus grande surprise, le voilà propulsé guitariste soliste : un comble pour lui qui n’a même pas encore apprivoisé son instrument ! Alors, pour cacher ses faiblesses, le jeune Jorge va inventer un style bien particulier, fait d’accords dissonants et inversés dont il rigole encore aujourd’hui. 

Rattrapé par la samba 

En 1967, la samba finit par croiser son chemin, en la personne de Jotabê, comme lui jeune conscrit de la base aéronautique de Santa Cruz où il fait ses classes. Son futur partenaire musical lui fait découvrir les sambistes de l’âge d’or, la bossa et Wes Montgomery, mais surtout l’art et le plaisir de composer. « Je ne sais pas bien parler, mais j’aime écrire ce que je ressens et m’amuser avec les mots”, dit-il d’une voix douce. De retour à la vie civile, les deux jeunes se mettent à écrire leurs premiers titres, dont le fameux Malandro, repéré un jour béni de 1974 par un de leurs voisins, le capitaine de l’équipe de foot du Vasco, Alcir Portela.

Le footballeur a ses entrées dans le monde de la musique : Malandro finit par atterrir entre les mains du patron des disques Tapecar qui la confie à son artiste vedette, la chanteuse Elsa Soares. Ce sera l’un de ses plus grands succès. 

Dans la foulée, Alcir Portela emmène son protégé au Cacique de Ramos, le bloc carnavalesque du quartier voisin d’Olaria où se retrouvent amateurs de foot et de samba. Dans cet immense espace, certains tapent la balle pendant que d’autres jouent aux  cartes ou font la cuisine. Jorge, qui ne sait faire ni l’un ni l’autre, est prié de mettre de l’ambiance en jouant de la guitare dans un coin. L’amoureux de soul, de rock et de variétés internationales y découvre aussi avec émotion la culture du carnaval : lorsque les autres jeunes sambistes du bloco se joignent à lui, une roda (une ronde, un attroupement) se forme autour d’une table, les bières s’empilent, on chante, on joue des percus, de la guitare 7 cordes, du cavaquinho et même du banjo, une particularité introduite par un habitué du lieu, Almir Guineto, co-directeur de l’école de samba du Salgueiro et membre du combo culte Os Originais do Samba.

Bientôt, tous les mercredis, c’est une foule compacte qui s’entasse au Cacique pour écouter ce que l’on va bientôt désigner comme du pagode, cette nouvelle forme de samba inspirée des fêtes du weekend, quand tout le monde se réunit après le travail dans les bars ou les arrière-cours, pour boire des coups et faire de la musique. 

En avant le Pagode

Dans le petit monde de la samba, une telle effervescence ne pouvait qu’arriver aux oreilles de Beth Carvalho. À la fin des années 1970, la star incontestée du genre va jouer un rôle déterminant dans l’ascension de Jorge Aragão et de ses compagnons : séduite à son tour par la fraîcheur et la spontanéité des jeunes musiciens, c’est elle qui les emmène pour la première fois en studio, dans le but d’enregistrer quelques titres susceptibles de figurer sur son nouvel album. « Vou Festejar » fait partie des retenus. Écrite à deux mains avec Neoci Dias, le fils du célèbre João da Baiana, pionnier de la samba, la chanson est un énorme hit qui retentit encore aujourd’hui jusque dans les stades. 

Pour ouvrir son album suivant, intelligemment intitulé No Pagode, la chanteuse choisit Coisinha do Pai. Cette chanson signée Jorge Aragão, Almir Guineto et Luiz Carlos va faire le tour de la planète samba, et même de la planète Mars, puisqu’en 1997, interprétée par Elba Ramalho et Jair Rodrigues, c’est l’un des signaux musicaux choisis par la Nasa pour activer Sojourner, le premier Rover à se poser sur la planète rouge ! 

En imposant Jorge Aragão, Neoci Dias et les sambistes du Cacique, Beth Carvalho a eu du nez. Rildo Hora, son producteur, va même plus loin, les incitant à former un groupe et à enregistrer. Le Grupo Fundo de Quintal (le fond de la cour) devient le premier orchestre officiel de pagode et va dominer les ventes de disques au Brésil des années 1980 aux années 2000, ouvrant la porte à une foultitude de formations, pour la plupart plus commerciales que talentueuses, qui envahissent les ondes et les plateaux de télévision.

Mais Jorge vit mal ce nouveau départ. Alors que les plus grands interprètes de la samba, Emilio Santiago, Alcione, Roberto Ribeiro, s’arrachent ses compos et que l’argent généré commence à rentrer, le succès inattendu du Fundo de Quintal commence à peser : « nous ne nous sommes jamais pensés comme un groupe, qui allait enregistrer et passer à la télé, mais plutôt comme un état d’esprit, reconnaît-il. Je voulais composer, pas faire des shows et me retrouver sur scène avec eux, dans le même uniforme ! » Il quitte le groupe après l’enregistrement du premier album, voyage à travers le Brésil à la recherche de ses racines, s’établit un temps à Manaus, et écrit à tour de bras.

“Kamikaze” 

Le style de Jorge Aragão s’inspire du partido alto, un genre de samba populaire plutôt lent devenu l’expression musicale noire du Rio des années 1970. Fait « par le peuple pour le peuple », il laisse la part belle à la percussion et ses représentants s’appellent Candeia, Nei Lopes ou Wilson Moreira. Aragão en reprend les thèmes les plus chers : l’ancestralité (Nega Santana), la religiosité (Deus Manda) et la négritude (Coisa de Pele), même si ses plus grands succès restent avant tout des chansons introspectives, intimes et romantiques accessibles à tous les Brésiliens (Papel de Pão, Claridade, Terceira Pessoa, Guerra e Paz…).

Supplié de reprendre la route et la direction des studios, Jorge Aragão finit par céder et s’engage dans une carrière solo, interprétant à son tour ses propres chansons, à la façon de ses modèles, avec beaucoup de simplicité. Il devient entre deux LPs musicien attitré de Martinho da Vila, qu’il accompagne dans sa tournée angolaise en pleine guerre civile, manquant de transformer en peur panique son plaisir de fouler la terre africaine. « Savoir d’où venaient les esclaves a pourtant été très important pour moi », raconte-t-il, évoquant l’angoisse des raids aériens quotidiens. Cette quête d’identité est justement à l’origine d’Identidade, un autre de ses titres qui l’a rendu célèbre, sorti en 1992.

Jorge Aragão aborde le vingt-et-unième siècle en star de la samba. Synthèse live de ses plus grands succès, son album Ao Vivo (en public) s’est vendu à plus de 800 000 exemplaires. Les gens se bousculent pour assister à ses concerts enregistrés et la formule sera renouvelée à de nombreuses reprises. Sollicité de toutes parts, il aura été présent sur d’innombrables enregistrements publics, partageant la scène avec Zeca Pagodinho, Caetano Veloso, Jorge Ben ou Ivete Sangalo, mais aussi avec les différents membres qui ont traversé le Fundo de Quintal, avec qui il n’a jamais cessé d’écrire. 

Le secret de sa longévité ? Essayer « comme un vrai kamikaze » de maintenir coûte que coûte une écriture populaire à l’ancienne. «  Je compose de la samba avec la même force depuis près de 60 ans, toujours avec la même musicalité qui m’a été transmise”, fait-il remarquer, interrogé sur le titre de sa dernière tournée : “Joie et Résistance de l’Art Populaire Brésilien.” Durer aussi longtemps n’est pas courant dans le monde de la samba. C’est pourquoi je me sens bien tranquille pour continuer de cette façon. La preuve, à 74 ans, me voici en train de chanter en France ! »

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