Après avoir réalisé en 2018 Goodbye Jerusalem avec avec Gabriel Laurent, portrait de quatre jeunes israéliens vivant à Jérusalem, la jeune cinéaste Mariette Auvray s’est penchée cette fois-ci sur de jeunes femmes de son âge, vivant de part et d’autre du mur. Un parti pris — exclusivement féminin —, qui lui a « permis de déplacer le regard, et de créer des espaces de réflexions nouveaux. »
Que signifie être jeune, femme, artiste et libre aujourd’hui en Palestine ? Sortie en trois épisodes mis en ligne cet été, la websérie Palestiniennes éclaire une génération bouillonnante, en lutte pour la préservation d’un héritage et la sauvegarde d’une certaine identité palestinienne, à travers son patrimoine culinaire, sa scène musicale rap ou techno ainsi que son savoir-faire textile. Rencontre avec une réalisatrice rompue aux checkpoints et aux très longs détours sur les routes de Cisjordanie.
Comment en vient-on à tourner un film documentaire exclusivement dédiée aux femmes palestiniennes ?
Les films sont des rencontres. Il se trouve que je fais de la musique à Paris depuis une dizaine d’années. J’évoluais dans différents groupes de synth-pop et de post-punk comme Pussy Patrol ou Eyes Behind. Avec un des mes projets, le duo BCBG, je suis partie en tournée à Tel-Aviv, Haïfa et Jérusalem. À l’époque j’avais 27, 28 ans. À Jérusalem, je dormais alors au sein d’un monastère de bénédictines situé dans un quartier palestinien de Jérusalem Est, alors que l’on jouait à l’Ouest. Les restes du conflit, la séparation, les différentes sociétés qui se chevauchent, l’énergie des jeunes arabes rencontrés là-bas… Ça m’a fait exploser le cerveau ! Jérusalem est une ville-monde, tu peux y puiser à peu près tout ce que tu veux. Et puis j’aime filmer des gens de mon âge, j’aime l’idée de filmer une génération en construction, en temps réel. J’y ai co-réalisé Goodbye Jerusalem avec Gabriel Laurenten 2018, un premier film documentaire de soixante minutes, tourné du côté israélien. L’expérience a été tellement intense que je suis partie en me promettant de revenir.
Pour revenir de l’autre côté du mur cette fois-ci.
Oui je voulais voir de l’autre côté du mur. D’autant que tout est fait, côté israélien, pour que tu n’aies jamais accès au côté palestinien. On t’agite le danger, la difficulté de t’y rendre, bref il y a tout un système, très efficace d’ailleurs, pour te faire rester du côté israélien. Je ne voulais pas de ces murs. Pour avoir rencontré beaucoup de mecs en Israël, j’ai voulu inverser le rapport et rencontrer des filles ce coup-ci. Mais du côté palestinien. Je voulais documenter la culture palestinienne à travers ce regard. Je suis féministe, je l’assume, ça fait partie de mon parcours. Donc dans le cadre de ce film, prendre le point de vue des femmes me permettait de décentrer le regard, d’un point de vue créatif. C’était aussi une contrainte assumée, mais dont je savais que le rendu serait singulier. Je me suis empêchée de filmer des mecs, car ce n’était pas le projet. C’était à la fois l’envie d’aller à la rencontre d’une culture palestinienne, mais aussi de trouver des sortes d’alter ego à l’étranger, Palestiniennes, c’est tout ça. C’est un regard de femme sur les femmes. On a besoin d’entendre d’autres récits, d’autres paroles.
Dans ton film, une des intervenantes — la designeuse Ghadeer Dajani – explique qu’être palestinien•ne, c’est un fardeau de tous les instants. Pourtant, la ligne directrice de ton documentaire est très positive, pas du tout victimaire…
Je voulais éviter cet écueil. Résister, c’est créer ! La websérie baigne dans cette forme de lutte créative. Dans cette résistance face à la menace d’effacement. Le textile, la langue, la culture, l’identité — portée par la femme —, cette forme de matrimoine est menacée. Palestiniennes montre et questionne les différents niveaux d’oppression, coloniale ou patriarcale, qui sont à l’œuvre ici. Mais je souhaitais aussi documenter comment ces femmes déploient des stratégies pour contourner toutes ces oppressions.
Un tournage éprouvant ?
Oui parfois (rires) ! Je suis partie seule, j’ai donc réalisé, tenu la caméra et pris le son seule. Durant une vingtaine de jours. J’ai souvent tourné sans cadrer, comme ça, à la volée, un peu en mode guérilla filmmaking. Les transports sont compliqués. J’ai fait Jérusalem-Ramallah en long et en large. En voiture et sans les barrages, il ne faudrait qu’une demi-heure pour relier les deux villes. En vrai, il te faut plus du double. L’attente aux checkpoints est interminable, parfois tendue. En fait, la tension peut grimper d’un coup, très soudainement. Tu retiens ta respiration souvent. Pour les autres, pas pour moi puisque j’étais protégée par mon passeport français. Mais pour les autres, c’est dur. C’est dur à voir.
Le processus de paix semble — à l’heure actuelle — ne pas avoir d’avenir… Il a laissé place à une mécanique de colonisation, devenue aujourd’hui une logique d’annexion, irrémédiable… On a le sentiment que les Palestiniens et les Palestiniennes de ton film s’organisent dans une certaine forme d’urgence pour sauver ce qui peut encore l’être de l’identité palestinienne, la gastronomie traditionnelle, le patrimoine artisanal, textile notamment, la création contemporaine…
On peut également ajouter l’architecture ou les arts vivants. Il est clair que désormais, en 2020, la solution à deux états ne verra pas le jour. Et l’heure est désormais à la sauvegarde d’une certaine identité. J’avais été très marquée par un article d’Amira Haas, une journaliste et auteur israélienne, particulièrement connue parce qu’elle vit en Cisjordanie après avoir habité à Gaza. Elle racontait dans un texte la façon dont elle s’était évertuée à noter lors de chacun de ses déplacements les apparitions de nouveaux segments de fils barbelés. Je pense que cela avait beaucoup influencé mon film. La logique d’effacement est plurielle. Elle peut-être réelle, sur les frontières, symbolique lorsqu’elle s’attaque à l’identité culturelle, mais aussi numérique, puisqu’elle s’opère jusque sur Google maps.
Est-ce la raison pour laquelle Palestiniennes comporte pas mal de cartes ?
La cartographie est hyper utile pour rendre visible et comprendre les dynamiques de colonisations sur un sol. C’est aussi tout le projet du road-trip, s’arrêter, observer, comprendre un territoire. Je voulais aussi contrer une certaine façon de montrer la situation là-bas. En occident, la médiatisation est biaisée, cryptée, elle subit le poids de nombreuses pressions politiques ainsi qu’une communication d’état, celui d’Israël, très forte, très investie, qui utilise beaucoup la peur des gens.
D’autant que les dynamiques qui cisaillent Israël et Palestine sont hyper liées à l’immobilier, au bâti, au cadastre. Il y a quelque chose de très matérialiste qui se joue finalement là-bas.
C’est vrai. On est vraiment dans une bataille de maisons, avec des immeubles vides, d’autres en constructions, d’autres sur le point d’être détruits… Les habitants subissent des menaces d’expulsion ou des interdictions de construire. En Cisjordanie, on peut voir par exemple beaucoup d’habitations vides, achetées par des Palestiniens qui vivent à l’étranger mais ont décidé d’acheter, comme pour fixer leur territoire avec des immeubles fantômes, c’est hallucinant. Dans ce contexte, je me suis d’ailleurs inspirée des travaux de Visualizing Palestine, une communauté de graphistes internationaux, qui produit de la cartographie et de la datavisualisation. C’est Naji El Mir, membre du collectif, qui signe le artwork et les cartes de Palestiniennes.
Palestiniennes montre une colonisation à l’œuvre certes, mais ce n’est pas non plus la clef de voûte de la série…
Je me rendue sur ce territoire sans logique partisane. Je suis réalisatrice, pas militante. J’ai filmé ce que j’ai vu, j’ai cherché une vérité, j’ai arpenté un chemin, j’en livre une certaine réalité, qui ne conviendra sûrement pas à d’autres points de vue, c’est ainsi.
Palestiniennes de Mariette Auvray (2020, 3 x 16’/52’ Dryades Films)
Diffusés en ligne cet été, les 3 épisodes de Palestiniennes seront également diffusés en version film :
– Le 21 octobre 2020, à la Machine du Moulin Rouge – réservez vos places gratuitement. Les mesures d’hygiène et de sécurité nécessaires pour la bonne tenue de l’événement seront bien évidemment tenues.
– Le 9 novembre 2020, lors du Festival Ciné-Palestine à Paris.