Sur une introduction typée highlife, cavalcade rythmique inarrêtable, guitare envoûtante et cuivres démultipliés, une voix nous remet les pieds sur terre, listant fruits et légumes « exotiques » sous les latitudes tempérées. « Persil, jacquier, acérola, mangue ! Que de tentations ! Quel est donc ce fruit que tu as dans la main ? Savourer sans planter ? Et que sont donc ces zèbres tombés au sol ? » Une mise au point post-coloniale au goût psychédélique en guise de hors-d’oeuvre pour un disque qui met au menu le mélange des genres, toujours sur base de free-jazz improvisé, quasi à toutes les sauces des sonorités d’Afrique et de la diaspora, en tête desquelles rumba cubaine et congolaise, rara haïtien et maracatú brésilien. Une exploration sonore avec pour navigateurs et navigatrices un quintette lisboète élargi en joyeux collectif aux idées larges et aux horizons lointains, à contre-courant du « nouveau son de Lisbonne ». Un vent de fraîcheur transatlantique bienvenu, dont le deuxième album augure une montée en puissance et en subtilités qu’on a déjà hâte de conter. Auto-produits et fiers de leurs prouesses DIY, de l’écriture au design de l’objet discographique, les GUME tracent leur route sans préjugés, non sans oublier de remiser ceux des auditeurs au placard de l’histoire coloniale. Rencontre avec Yaw Tembé, principal coordinateur du groupe, en tant que compositeur, arrangeur, interprète (trompette, spoken word) et producteur exécutif du projet.
Après un 1er album intitulé Pedra, Papel (« Pierre, Papier »), vous publiez Dobra (« Pli ») sur votre label baptisé « Facada » (« Coup de couteau ») et le groupe s’appelle « Gume ». Le prochain album s’intitulera « Ciseaux », ou « Origami » ? D’où vient votre penchant pour l’idée de coupure, du cut ?
En réalité, le nom du groupe est le résultat d’un procédé assez paresseux d’association libre de mots, au cours duquel on s’est arrêté sur « gume », le fil ou tranchant du couteau. Ça nous plaisait car ça fait écho à l’idée de transversalité, d’une chose qui est si aiguisée qu’elle peut en traverser une autre. Le titre des albums est la suite logique de cet exercice devenu réflexion consciente sous forme de jeu : on a cherché une façon subtile ou détournée d’évoquer les idées de coupure ou aiguisé. Par exemple, « Pedra, Papel » évoque immédiatement « ciseaux ». Plus subtil, sur ce même album, tu peux entendre la phrase « les montagnes aussi découpent » [le paysage], sous-entendu à travers leur cime, qui en portugais se dit « cume », terme qui évoque la sonorité de « gume », et ainsi de suite…
Maintenant, avec « Dobra », le lien n’est peut-être pas aussi évident : bien qu’un pli puisse (dé)couper, j’envisage plutôt l’idée du dédoublement ou du repli d’une surface par-dessus une autre, comme lorsque tu plies une feuille de papier en deux. C’est assez audible quand tu écoutes notre disque, où chacune des pistes a une face A et une face B qui produit le contraste de la première, en quelque sorte, qui sont chacune le contraire de l’autre. Prends « Sap, Sap », qui ouvre le disque dans une ambiance très joyeuse, pour soudainement tomber dans un univers qui produit un contraste sonore.
En effet, le disque fait cohabiter des univers musicaux très différents, sur le mode d’une accumulation libre de couches sonores, à la frontière entre la juxtaposition et la fusion.
Je pense que ça prend forme à des niveaux et des échelles différents. Déjà, on trouve cette tension-contraste au sein de la structure de chacune des pistes : je suis très intéressé par l’idée de coller une ligne mélodique lente sur un rythme qui cavale, et d’aller jusqu’à la limite. Ensuite, sur un plan plus global, le contraste consiste à inverser le concept dans la deuxième partie d’une chanson, voire dans la chanson suivante : mélodie rapide sur rythme deux fois lent. Enfin, si tu prends le disque dans son entier, le contraste et la tension sautent aux yeux.
Est-ce une technique de composition propre au projet Gume ? En dehors et au sein de l’improvisation, quels sont les concepts que vous adoptez ?
Ce n’est qu’une des nombreuses techniques de composition que chacun est libre de proposer aux quatre autres membres lors des répétitions, dont le déroulé-type est le suivant : l’un d’entre nous apporte une mélodie ou un motif rythmique, sur lequel on commence à jouer en improvisant, faisant surgir de nouvelles idées qui finissent par être intégrées à la composition. C’est pourquoi toutes les musiques sont déposées sous le nom « Gume », et jamais sous le nom de celui qui a apporté l’idée de base.
Vous utilisez des partitions ? Des techniques d’improvisation particulières ?
Dans la structure des morceaux, il y a des moments qui sont réservés à l’improvisation, ainsi que pas mal d’espace laissé à l’interprétation de ce qui est écrit. On n’utilise pas de partitions, si bien que parfois les morceaux sont issus d’une pure improvisation – c’est le cas du morceau « Paradóxido » enregistré en concert au festival Jazz No Parque de Porto. Parfois, on improvise sur une mélodie écrite, en suivant une technique d’improvisation plus classique.
Et vos influences ?
De la musique carnatique à la rumba cubaine. Il y a une relation évidente avec la musique africaine et de la diaspora, accentuée par les échanges inter-atlantiques, d’un littoral à l’autre : le highlife ghanéen et nigérian, sa réponse cubaine avec le rythme abakúa d’ascendance yoruba (sur « Eribó »), ou du maracatu. Je pense que ce n’est pas évident à l’écoute, c’est plus souterrain, mélangé. Par exemple, sur « Sap Sap », malgré le beat très highlife ou afrobeat, il y a le son du sabar que Nataniel Melo a apporté, qui fait penser au mbalax du Sénégal. Personnellement, j’entends notamment des influences du jazz sud-africain qui vient de la kwela, entre autres styles, mais on n’a jamais cherché à en faire des références explicites.
J’ai d’ailleurs l’impression que la structure même du disque et le jeu de tension obligent l’auditeur à écouter les musiciens plutôt que de déceler un genre par morceau. Qu’est-ce qui vous a rassemblés ?
L’idée de former un groupe est venue après avoir passé un certain temps à jouer du jazz assez louche dans les rues de Lisbonne, moi, Pedro Monteiro [basse] et un percussionniste espagnol versé dans l’afrocubain, Javi Mojave, on voulait monter un projet plus urbain, avec du spoken word et des influences afrolatines. Après le départ de Javi, on a invité Guilherme Pereira, notre premier batteur, qui a recruté son ami André à la guitare, avant que Tiago nous rejoigne au saxophone. Au fil du temps, certains d’entre eux sont partis, et d’autres sont entrés dans le groupe, pour finalement fixer la formation à nous cinq : moi, Pedro, Sebastião, André et David. Quant aux collaborateurs intermittents, ce sont pour la plupart des amis, notamment Nataniel Melo (des Terrakota) et le trio de cordes issu du free jazz (Maria do Mar, Gil Dionísio et Joana Guerra).
Au-delà d’un mélange subtil de sonorités, GUME laisse une certaine place à la voix, et notamment à tes textes et à ceux de Raquel Lima – poète, slameuse et chercheuse universitaire en études post-coloniales. On entend aussi la voix de Leonor Arnaut, cette fois-ci sans textes, utilisée comme instrument.
GUME sonne généralement très abstrait, même quand j’utilise ma voix pour dire certains mots, car je reste au second plan. En revanche, quand Raquel apporte ses textes, c’est un élément très concret et ça mène le projet dans une tout autre direction. Tu ne peux pas échapper à sa présence, d’autant plus que sa poésie métaphorique aborde des thèmes très concrets. Sur « Sap Sap », (elle pose une question): qu’est-ce que ça signifie de pouvoir « savourer sans planter » un sapesape à Lisbonne, ce fruit de São Tomé-et-Príncipe importé au Portugal ? Que sont ces « zèbres tombés au sol » des rues de la ville ? J’imagine qu’elle fait ici l’analyse critique de ce soi-disant « néotropicalisme » lisboète, qui serait une juxtaposition heureuse d’éléments si différents, quand on sait tout ce qu’il contient aussi de dramatique.
Quant à Náná [Nádia Yracema, sur « Sap Sap »], elle apporte une présence légère mais au premier plan. D’ailleurs, ça fait longtemps que j’ai envie d’expérimenter dans GUME ce que Itamar Assumpção faisait avec son groupe, Isca de Polícia : le musicien de São Paulo mettait son groupe de choristes au premier plan sur scène. Enfin, concernant Leonor Arnault [sur « Gemma de Pangu »], sa voix est plutôt un instrument à vent, qui vient s’ajouter au reste des instruments, et qui se distingue par son timbre. J’aimerais bien, dans un futur proche, que GUME ait son propre groupe de vocalistes qui viendraient soutenir les compositions.
On sent parfaitement l’énergie de groupe sur l’album, avec un esprit quasiment punk dans l’excitation musicale et rythmique, ainsi que le fait de tout faire au sein d’un collectif.
Si GUME est punk, alors c’est sans la rage, mais avec l’esprit Do-It-Yourself, sans aucun doute. L’énergie puissante qu’on entend, c’est celle du nombre, mais on est tous très détendus quand on joue. En revanche, il existe une tension permanente, diffuse, un peu à l’image du funaná ou du reggae : dans le cas du rythme cap-verdien, c’est si intense et rapide que ça en devient léger, tandis que dans la musique jamaïcaine, le rythme est si lourd et pesant et associé à un esprit si joyeux que ça finit par te prendre aux tripes. C’est cette tension, ce contraste qui m’intéressent au plus haut point. Et j’espère qu’on peut l’entendre chez GUME, sur cet album ou sur le prochain.
Au fond, c’est à peu près la description de la culture urbaine, faite de tensions quotidiennes, de frictions, de rencontres inattendues. Et j’ai l’impression que le collectif qui forme GUME et gravite autour du groupe représente bien le Lisbonne des années 2010-2020. Qu’en penses-tu ?
Je dois être assez fataliste, mais j’aime penser à ce que les choses pourraient être si on n’était pas nés à tel ou tel endroit. Je pense qu’il y a une relation assez complexe, voire problématique entre une métropole et un projet artistique : si GUME tel qu’il est peut exister à Lisbonne, c’est aussi parce que chacun d’entre nous vit de manière globale, c’est-à-dire au-delà de ce qu’offre la capitale portugaise. En effet, j’ai l’impression que notre musique n’est pas si facilement acceptée dans cette ville, car il existe en ce moment des catégories très explicites de ce que serait « le nouveau son de Lisbonne ». Notre projet ne s’y retrouve pas, et ce n’est pas un problème. On se permet même d’explorer certains sons dont nous ne sommes pas du tout proches, et je reconnais par ailleurs que c’est délicat. Donc GUME pourrait exister autre part, sans aucun doute, du moment qu’il y a ce flux et ce croisement de cultures de la diaspora africaine. D’ailleurs, malgré mes origines mozambicaines par mon père et mon attachement à la musique de ce territoire, ainsi qu’aux sons des pays lusophones d’Afrique qu’on entend et voit partout à Lisbonne, ce que je fais a plus à voir avec le jazz sud-africain ou le highlife, des sonorités qui m’ont mené au soukouss congolais, au mbalax sénégalais, plutôt qu’au semba angolais et au funaná cap-verdien, qui serait un chemin plus habituel ici. Cela dit, c’est sans doute par le semba qu’on est arrivés au maracatu ! Tout ça est donc très complexe à analyser, comme je disais plus tôt ! [Rires]
Si GUME n’est pas « accepté » dans l’acception mainstream du « nouveau son de Lisbonne », le groupe est bel et bien présent, actif et reconnu dans le courant alternatif, n’est-ce pas ?
Oui, c’est vrai. Le public nous reçoit et nous écoute, mais quand il s’agit de tourner au Portugal, c’est une autre histoire. C’est à double-tranchant. [rires] Maintenant, si la lecture de notre projet n’est pas facile de prime abord, cela nous donne effectivement accès à une variété de lieux très différents entre eux : des clubs indépendants de Lisbonne, aux lieux institutionnalisés comme la Fondation Serralves de Porto, en passant par des festivals underground comme le OUT.FEST de Barreiro ou le ZigurFest de Lamego.
La notion de DIY et d’affinités s’élargit jusqu’aux personnes à qui vous avez confié la mise en image du disque : aux visuels, le collectif italien de graffiti CaneMorto qui a officié à Lisbonne à partir de 2014 et a laissé une trace profonde sur les murs et façades de la ville encore aujourd’hui, avec une esthétique trash et spontanée qui n’est pas sans rappeler le punk. Et au design, le trio Desisto, co-fondé par Ricardo Martins, percussioniste extraordinaire et multi-instrumentiste hyper inventif qui traîne aussi du côté de l’expérimentation.
Exact ! Alors qu’on cherchait un nom pour le disque, en s’orientant vers quelque chose qui soit en lien avec l’idée de contraste, de noir et blanc, a surgi le mot « chiaroscura » [de « chiaroscuro », en italien, « clair-obscur »]. Et comme je suis fan des CaneMorto – à chaque fois que je passe devant un de leurs dessins, je réalise que c’est le projet de graffiti urbain qui m’a le plus touché dans tout ce qui s’est fait à Lisbonne – j’ai décidé de les solliciter par e-mail car ils sont impossibles à localiser, ne montrent jamais leurs visages et n’étaient déjà plus actifs ici. Ils ont rapidement proposé cette image de pochette, très sale, que les graphistes de Desisto ont retravaillé pour le design du disque. Et en effet, Ricardo [Martins] a ce côté punk, on a déjà joué ensemble, et c’est un ami, et c’est donc assez logiquement qu’on a confié à son agence le travail de design du disque. Et au final, je ne sais pas dire quel côté de la pochette je préfère : le recto signé CaneMorto ou le verso par Desisto.
Pour continuer dans le DIY, vous avez auto-édité l’album sur le tout nouveau label Facada Records.
C’était assez spontané car on en parlait depuis un certain temps, et on a d’ailleurs déjà publié un deuxième album, celui de Leonor Cabrita aka Orca, un projet pop avec influences jazz et Robert Wyatt. Pour pouvoir éditer DOBRA dans de bonnes conditions, on a obtenu un financement de la GDA [une société de gestion des droits connexes des artistes].
Pour finir et « plier » le sujet, évoquons les possibles titres du prochain album de GUME… J’ai pensé à « Porigamie » / « Porigamia », mariage de la technique de pli japonaise et de la polygamie, vu que vous êtes de véritables polyamoureux des styles musicaux, adeptes de la polyrythmie et des pliages en tous genres !
[Rire] Pas mal ! Si tu veux déposer les droits, fonce ! J’ai dans mes tiroirs quelques idées, dont « Transe Atlântico » [« Transe Atlantique », évoquant aussi « transatlantique »]. Et je viens de me souvenir que la chanson « Sap Sap » a failli s’intituler « Afrofruturismo » [« Afrofruiturisme »], sur une idée de Raquel ! [Rires]
DOBRA est disponible en écoute sur Spotify et en vente sur Bandcamp.